Entretien avec Danny Wu, le réalisateur de American: An Odyssey to 1947, sur Orson Welles et la vie politique et culturelle aux États-Unis dans les années 1930 et 1940

American: An Odyssey to 1947 est un documentaire précieux et intriguant écrit et réalisé par le cinéaste sino-canadien Danny Wu. Le film se concentre sur l’évolution artistique et politique du réalisateur américain Orson Welles (1915-1985) dans le contexte de la Grande Dépression, de l’administration Roosevelt et de son New Deal, de la Deuxième Guerre mondiale et des purges anticommunistes de l’après-guerre.

Welles est surtout connu pour Citizen Kane (1941), La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons – 1942), Le Criminel (The Stranger – 1946), La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai – 1947), Macbeth (1948), Othello (1951), Dossier secret (Mr. Arkadin – 1955), La Soif du mal (Touch of Evil – 1958), Le Procès (The Trial – 1962) et Falstaff(Chimes at Midnight – 1966), ainsi que pour de nombreuses œuvres cinématographiques inachevées et ses productions théâtrales et radiophoniques.

Orson Welles sur le plateau de The Magnificent Ambersons (1942)

Le documentaire de Danny Wu commence et se termine avec le départ de Welles des États-Unis en 1947, alors qu’il est essentiellement chassé du pays par les efforts combinés du FBI, des chasseurs de sorcières du Congrès et de l’empire médiatique de William Randolph Hearst.

En outre, Wu consacre beaucoup de temps dans son film à traiter de la rafle et de l’internement des citoyens japonais par le gouvernement américain pendant la Deuxième Guerre mondiale, au largage de bombes atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki et au vétéran afro-américain Isaac Woodard rendu aveugle par un shérif sudiste raciste en 1946.

Wu utilise des graphiques et des animations remarquables (créés par le directeur artistique du film, Yifu Kang), ainsi que des films et des séquences d’actualités, et des entretiens avec un certain nombre d’historiens et de commentateurs, dans le but de recréer l’atmosphère et les conditions de l’époque.

Le film est fortement rehaussé par la présence d’Howard Kakita, dont les parents ont été internés aux États-Unis et qui a miraculeusement survécu à la destruction d’Hiroshima en août 1945; de Satsuki Ina, née dans l’un des camps d’internement et dont la mère a été photographiée sur une image emblématique par la photographe Dorothea Lange; de Laura Williams, petite nièce d’Isaac Woodard; et de Robert Young, neveu d’Isaac Woodard. L’historien du cinéma James Naremore et l’écrivain Todd Tarbox, petit-fils de Roger Hill, le mentor de Welles, les biographes Harlan Lebo et Simon Callow et le critique Richard France ajoutent leurs points de vue dans le film.

Le film American: An Odyssey to 1947 a certes une valeur en soi, mais il est également important en tant qu’indicateur des changements culturels et générationnels. Wu est né en Chine en 1996, deuxième d’une famille de deux enfants, ce qui, comme il l’a expliqué lors d’une récente conversation vidéo, était «très rare» à l’époque, «en raison de la politique de l’enfant unique en Chine. Mes parents ont dû faire des pieds et des mains pour que je vienne au monde».

Scène d’animation extraite du film American: An Odyssey to 1947

La famille Wu a émigré au Canada lorsqu’il avait sept ans. Il est devenu «très bon au basket-ball», mais une blessure au genou a mis fin à ses «rêves de devenir un joueur de basket-ball professionnel... Je suis allé à l’université et, au début, j’ai fait des études commerciales, mais cela ne m’intéressait pas du tout».

Wu voulait en savoir plus sur les arts et le cinéma. «Je travaillais aussi comme magicien, et j’étais doué pour cela. Finalement, il a réalisé un documentaire pour défendre Michael Jackson, «qui a eu du succès». Wu est devenu un lecteur du WSWS, «par intermittence depuis 2019» à la suite d’un article que nous avions écrit sur Jackson à l’époque. L’article «a fait de moi un fan de votre site web», a-t-il déclaré.

Lorsque la pandémie de la COVID-19 a éclaté, Wu était en visite en Chine et s’est retrouvé dans l’impossibilité de quitter le pays en raison du confinement général. «Je me suis dit que si je devais me lancer dans cette aventure cinématographique, j’étais bien loin du compte. Quand j’étais joueur de basket-ball, on m’a dit d’étudier les grands. J’ai senti que je devais faire la même chose avec le cinéma». Il rajoute donc: «J’ai commencé à regarder tous les films que je pouvais trouver figurant sur les listes des plus grands films. Un film auquel je revenais sans cesse était Citizen Kane d’Orson Welles. J’ai aussi appris ce que Welles a vécu, toutes les difficultés qu’il a rencontrées. C’est l’une des raisons pour lesquelles il m’a attiré au départ».

Voilà qui est encourageant! Une jeune personne, sans connaissances approfondies de l’histoire du cinéma, gravite autour de l’un des films les plus importants jamais réalisés. Y a-t-il quelque chose dans l’état actuel du monde, ses tensions et contradictions explosives, qui a attiré le réalisateur vers Citizen Kane? On peut le penser.

Wu traite la vie de Welles avec un regard neuf, car la vie et les conditions de l’époque sont nouvelles ou relativement nouvelles pour lui. Comme nous l’apprenons, Welles, l’«enfant exceptionnel» né en 1915 dans le Wisconsin, décide dès l’âge de 15 ans de devenir acteur. À 16 ans, il fait ses débuts sur scène au Gate Theatre de Dublin. De retour aux États-Unis, aidé par le dramaturge Thornton Wilder, Welles participe à la tournée nationale 1933-1934 de l’actrice Katherine Cornell dans une production de Roméo et Juliette. Il attire l’attention du producteur John Houseman, qui l’engage pour diriger une production de Macbeth de Shakespeare à Harlem (sa première mise en scène professionnelle) dans le cadre du Federal Theatre Project et de sa Negro Theatre Unit. Welles a alors 20 ans.

Danny Wu [Photo: ©️ Odisseas Kaskaridis]

En 1938, son adaptation à Broadway de Jules César de Shakespeare, une version moderne avec des références directes à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste (avec Welles dans le rôle de Brutus) et la première production du Mercury Theatre, est un énorme succès. Hollywood, comme le note un commentateur du film de Wu, «commença à prêter attention».

Wu intercale des sections du film consacrées à la vie de Welles avec des segments sur les événements politiques d’alors. Les historiens Gray Brechin et Mark Stoler, en particulier, s’expriment sur la dépression, l’élection de Roosevelt et l’hostilité croissante du magnat des médias Hearst à l’égard du réformisme du New Deal. Hearst s’insurge contre «l’ingérence» du gouvernement dans l’économie et prévient qu’un impôt progressif sur le revenu «aggravera les distinctions de classe». Soutien de la première heure de Roosevelt, Hearst se plaint toutefois en 1936 que les politiques de ce dernier sont «communistes».

La production de Citizen Kane et la réaction à la sortie du film inspiré par la figure du multimillionnaire Hearst, occupent une place importante dans le documentaire de Wu. Ce film est le premier de Welles, réalisé à l’âge de 25 ans. Il débarque à Hollywood en 1939 avec ses propres termes, suscitant la colère des directeurs de studio, des producteurs et autres gens. Des rumeurs sur le sujet de Citizen Kane circulent et parviennent aux oreilles de proches de Hearst.

Citizen Kane suit la vie d’un magnat de la presse, Charles Foster Kane (Welles), qui a des ambitions politiques et qui finit par s’aliéner tous les membres de sa famille et par s’entourer de biens matériels plutôt que de personnes.

Au cours de notre conversation, j’ai demandé à Wu pourquoi il est si frappé par l’œuvre de Welles. Il a souligné «de nombreux aspects du film». «Le mouvement de la caméra, la profondeur de champ», a-t-il commencé. «La scène où le jeune Charles Foster Kane joue dans la neige et où la caméra commence à reculer – j’étais époustouflé par la beauté de ce plan. Et puis il y a toute cette critique sociale en sous-texte». Dans l’ensemble, Citizen Kane «m’a semblé beaucoup plus profond que tous les autres films que j’ai regardés à la même époque».

Et puis, ajoute Wu, «il y a le fait qu’Orson lui-même soit dans le film. Il a une voix si puissante et, malgré tout, il rend le personnage de Kane si sympathique, même si, à première vue, il n’a rien de sympathique».

Il est intéressant de noter que le jeune réalisateur a été «surpris d’apprendre que William Randolph Hearst avait été offensé par le film. Lors de nos voyages en famille, nous avions visité Hearst Castle en Californie, et je savais donc déjà qui il était. J’ai tout simplement commencé à être obsédé par cette histoire».

Wu a détaillé le processus remarquable qui l’a amené à créer American: An Odyssey to 1947: «Je voulais faire une petite vidéo sur YouTube pour essayer d’expliquer à ma génération l’histoire d’Orson Welles et l’attaque de Hearst contre Citizen Kane, car être chassé du pays, comme Welles l’a été en 1947, est une grande histoire qui doit être racontée, surtout aujourd’hui. J’ai senti que c’était une histoire qui toucherait une corde sensible».

Wu a regardé un documentaire intitulé The Battle Over Citizen Kane, que nous avons analysé et critiqué sur le WSWS, un film qui l’a déplu. «Le film présente Orson et le millionnaire Hearst comme des équivalents, comme s’il s’agissait d’une figure puissante contre une autre», un point que nous avions également soulevé dans notre critique. Wu enchaîne: «Je voulais faire un documentaire pour montrer la différence de pouvoir entre Hearst et Orson Welles. L’un des livres que j’ai lus était Citizen Kane: A Filmmaker’s Journey de Harlan Lebo. J’ai envoyé un courriel à Lebo et il a accepté que je le passe en entrevue. Lebo m’a alors dit qu’il y avait encore beaucoup à apprendre sur Orson Welles». Par la suite, «je me suis procuré tous les livres possibles et je les ai tous lus. Richard France est l’une des autres personnes que j’ai interviewées à New York. Il m’a mis sur la piste de l’histoire d’Isaac Woodard. Je voulais savoir si Woodard avait des parents encore en vie. Et c’est ce qu’il a fait. Je l’ai trouvée [Laura Williams] et elle a accepté de participer au documentaire. C’est comme ça que ça s’est construit».

Citizen Kane (Dorothy Comingore, Welles et Ray Collins)

Pourquoi les artistes et d’autres personnes reviennent-ils toujours à Welles et à l’époque dans laquelle il travaillait?

«Pour moi, répond Wu, l’un des éléments clés est le potentiel non réalisé. Welles n’a vraiment eu le contrôle que sur une poignée de ses films. De ce point de vue, son histoire est meilleure que celle de n’importe quel autre réalisateur. C’est un type qui n’était pas dans le système hollywoodien, qui débarque et qui fait son premier film, et qui devient connu comme le plus grand film jamais réalisé. Ensuite, tout commence à s’effondrer. Pour les personnes qui commencent à s’intéresser aux films et à l’histoire du cinéma, c’est un point de départ très intrigant».

Welles, estime Wu, «est tellement incompris». Les critiques et d’autres personnes veulent «mettre tous les problèmes» auxquels il a été confronté sur le dos du réalisateur. «Il n’est pas possible de dire quoi que ce soit de positif sur Welles sans le faire précéder de quelque chose de négatif. Oh, c’était peut-être un grand cinéaste, mais quel tyran, quel ego!»

Wu souligne qu’en réalisant son documentaire sur Welles et son époque, «j’ai voulu plonger plus profondément dans sa vie, y compris dans sa politique». L’un des aspects les plus gratifiants de la tournée des festivals que nous effectuons actuellement est que les gens font la queue pour me parler après la projection et me dire: «Nous n’avions aucune idée qu’Orson était impliqué dans tant de choses». J’ai l’impression d’avoir fait mon travail, en représentant une plus grande partie de la vérité à son sujet.

American: An Odyssey to 1947 relate les faits de l’attaque concertée contre Citizen Kane organisée par Hearst et ses complices, notamment les chroniqueuses à scandale Hedda Hopper et Louella Parsons. Les responsables des autres grands studios ont un jour proposé d’acheter Citizen Kane à RKO, le studio qui avait engagé Welles et produit le film, dans le but de le brûler.

J. Edgar Hoover et le FBI avaient un dossier sur Welles. Wu a souligné lors de notre conversation que «le dossier du FBI conclut spécifiquement que Citizen Kane n’était «rien de plus qu’un prolongement de la campagne du Parti communiste visant à salir l’un de ses opposants les plus efficaces et les plus constants aux États-Unis [c’est-à-dire Hearst]». Todd Tarbox pour sa part décrit Citizen Kane comme un «film antifasciste».

Wu fait remarquer que «Welles avait beaucoup d’amis qui étaient gauchistes depuis l’époque où il avait travaillé pour la WPA [Works Progress Administration, un programme du New Deal] ou sur Voodoo Macbeth et d’autres projets de ce genre. Je pense donc qu’il était une cible très facile».

Howard Kakita dans une scène d’animation du film

En 1942, après le bombardement de Pearl Harbor et la déclaration d’état de guerre entre les États-Unis et le Japon, Roosevelt a signé le tristement célèbre Executive Order 9066 (Décret 9066) qui entraîna l’incarcération de plus de 120.000 Américains d’origine japonaise dans des «centres de relocalisation» ou, comme le dit crûment l’une des personnes interrogées par Wu, dans des «camps de concentration».

Tel que mentionné précédemment, le film retrace l’expérience extraordinaire d’Howard Kakita. Né à East Los Angeles en 1938, il se trouvait à Hiroshima chez sa grand-mère au début de la Deuxième Guerre mondiale, alors que ses parents aux États-Unis sont internés. Incroyablement, Howard et son frère survivent au bombardement atomique américain de la ville en août 1945, bien que la maison de leur grand-mère ne se trouve qu’à 1,3 kilomètre de l’épicentre.

Wu nous a dit: «Notre animateur Yifu Kang fait aussi de l’aménagement paysager, il peut donc modéliser les choses en 3D». De mémoire, Kakita a été «capable de nous dessiner un plan de sa maison et de nous fournir des photos de la cour. À partir de là, nous avons pu remodeler l’ensemble de sa cour, c’est-à-dire ce à quoi elle ressemblait avant le bombardement. Howard nous a dit que tout avait disparu, à l’exception d’une pompe à eau. La pompe à eau a survécu au bombardement atomique».

La famille de Wu en Chine, qui «ne connait pas grand-chose d’Orson Welles», a regardé le documentaire et «a réagi fortement à la partie concernant les Japonais». N’est-ce pas significatif, ai-je suggéré, compte tenu du sentiment antijaponais persistant, encouragé par le régime de Beijing, à la suite des crimes commis par l’armée japonaise en Chine dans les années 1930 et pendant la guerre?

«Lorsque j’ai commencé à faire ce film, a répondu le réalisateur, je savais qu’une première en Chine était hors de question, en raison du contexte historique. Il était également très important pour moi de parler des crimes commis par les Japonais en Chine. Nous en parlons. Mais j’ai l’impression que pour ma famille, lorsqu’ils ont regardé le film, il s’agissait davantage de l’histoire de ce que cette personne, Howard, a dû traverser. Je pense que pour ma grand-mère, c’est difficile à avaler parce qu’elle a vécu les bombardements japonais et que ses amis ont été tués à cause d’eux.»

«Le Japonais ordinaire n’était pas responsable de cela, de toute façon», ai-je fait remarquer.

Wu: «Exactement. J’ai été surpris que ma grand-mère réagisse aussi bien. Elle m’a dit qu’elle voyait Howard comme un petit garçon, naviguant dans sa vie, et que tout cela lui était tombé dessus.» Après un moment, Wu a ajouté: «Il s’agit de quelqu’un qui est entraîné dans une situation dans laquelle il n’a aucun contrôle. Ses parents renvoient Howard au Japon. Sa famille aux États-Unis est envoyée dans un camp d’internement, il est seul et il est victime d’une bombe atomique. Tout le monde compatirait avec lui, bien sûr – du moins, toute personne décente».

Wu consacre une grande partie du film au cas d’Isaac Woodard, vétéran afro-américain de la Deuxième Guerre mondiale brutalement agressé par la police en Caroline du Sud au début de l’année 1946 alors qu’il était encore en uniforme, battu au point d’être rendu aveugle. Laura Williams, écrivaine et petite nièce de Woodard, ainsi que Robert Young, son neveu, parlent avec force de ce crime raciste.

Welles a repris l’affaire Woodard à la radio dans quatre émissions, dénonçant le crime auprès d’un large public. Un concert de bienfaisance organisé à New York en août 1946 a attiré des dizaines de milliers de personnes. Nat King Cole, Billie Holiday, Woody Guthrie et bien d’autres s’y sont produits. Le représentant d’extrême droite John Rankin, du Mississippi, a contacté Hoover au sujet de la campagne de défense de Woodard, dont les policiers agresseurs ont finalement été acquittés. Dans son dossier, le FBI qualifie les commentaires de Welles de «très incendiaires et extrêmement dangereux». Welles est retiré des ondes en octobre 1946 et n’a plus de carrière radiophonique par la suite.

Welles est inscrit à l’index de sécurité du FBI, une liste de personnes censées représenter une menace pour la «sécurité nationale», conçue pour faciliter le rassemblement et la détention de subversifs présumés en cas d’urgence nationale.

Isaac Woodard, tabassé au point de perdre la vue par la police en Caroline du Sud

L’effroyable et dégradante «Peur rouge» survient ensuite à Hollywood. Les auditions d’octobre 1947 de la House Un-American Activities Committee (HUAC – Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants) deviennent un moyen de stigmatiser les personnalités de gauche à Hollywood et de jeter les bases d’une purge générale dans l’industrie du divertissement. L’une des personnes interrogées dans le film de Wu fait remarquer qu’à ce moment-là, il n’y avait «plus rien aux États-Unis» pour Welles. Un autre suggère qu’une citation à comparaître était «imminente» pour le réalisateur. James Naremore commente que s’il n’avait pas quitté le pays, Welles «aurait été victime de la liste noire». Le réalisateur quitte les États-Unis le 4 novembre 1947 et n’y retournera définitivement que 23 ans plus tard.

Dans les derniers instants du documentaire de Wu, nous entendons Welles dans une interview de 1974: «Les États-Unis ne sont pas aussi heureux avec moi que je le suis avec eux».

Les points forts d’American: An Odyssey to 1947 sont considérables, notamment l’approche imaginative de la présentation d’événements historiques et culturels complexes. La capacité d’un jeune cinéaste à traiter ces questions de façon objective et directe est encourageante. L’instinct de Wu en matière d’art et de politique est sain. En peu de temps, il a développé une compréhension importante de certains des problèmes les plus épineux du milieu du XXe siècle, problèmes qui restent irrésolus de nos jours.

Ce qui est plus faible dans le film de Wu est le produit presque inévitable de son inexpérience en ce qui concerne certaines questions importantes. Il est compréhensible qu’un jeune réalisateur s’en remette à ses «aînés». Mais le récit proposé par les historiens Brechin, Stoler et d’autres, est la version conventionnelle, libérale-académique et pro-Parti démocrate des choses: Roosevelt a sauvé le pays, Roosevelt a remis les gens au travail, Roosevelt a mené le combat contre l’agression japonaise et le fascisme hitlérien. La Deuxième Guerre mondiale a été une croisade pour la démocratie contre le totalitarisme.

Roosevelt était un politicien bourgeois avisé, qui a reconnu, dans un contexte de bouleversements sociaux croissants en réponse à la catastrophe de la dépression, que des concessions devaient être faites pour défendre le système capitaliste dans son ensemble. Il est entré en conflit avec des sections de sa propre classe, comme Hearst, ou encore les Business Plotters, qui considéraient que toute réforme sociale apportait aide et réconfort au «bolchevisme». Les gains obtenus dans les années 1930 sont le résultat du mouvement quasi insurrectionnel de la classe ouvrière, qui s’est exprimé en 1934 dans des mouvements de grève de masse à Minneapolis, San Francisco et Toledo, ainsi que lors de la vague ultérieure de grèves sur le tas. En tout état de cause, le New Deal de Roosevelt n’a été possible que dans un pays où, comme l’a noté Trotsky, la classe dirigeante avait «réussi à accumuler des richesses incalculables». La situation du capitalisme américain a radicalement changé depuis, ce qui explique pourquoi il n’y a pas d’aile Roosevelt au sein de l’élite dirigeante américaine aujourd’hui – les deux principaux partis ont évolué vers la droite, répudiant avec mépris toute approche sociétale de l’économie.

L’idée que les administrations Roosevelt ou Truman représentaient la «démocratie» est démentie par de nombreux éléments que Wu présente dans son documentaire: la rafle massive des Japonais, le système raciste de Jim Crow dans le Sud présidé par le Parti démocrate et les bombardements barbares d’Hiroshima et de Nagasaki (auxquels on pourrait ajouter les bombardements incendiaires des villes allemandes et japonaises qui ont entraîné la mort de centaines de milliers d’autres civils).

En effet, l’historien Gabriel Jackson a souligné dans son ouvrage Civilization & Barbarity in 20th Century Europe (1999) que «dans les circonstances spécifiques d’août 1945, l’utilisation de la bombe atomique a montré qu’un chef d’État psychologiquement très normal et démocratiquement élu pouvait aussi bien utiliser cette arme que l’aurait fait le dictateur nazi». Ainsi, les États-Unis, pour quiconque se préoccuperait de trouver des distinctions morales entre les différents types de gouvernements, ont estompé toute différence entre fascisme et démocratie».

Certaines de ces questions ont été abordées lors de notre entretien avec Danny Wu:

David Walsh: Votre film comporte des épisodes très importants et troublants. Ce n’est pas tout le monde qui choisit de traiter la question de l’internement des Japonais, les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, car, comme vous le savez certainement, même si vous êtes relativement nouveau sur ce continent, la Deuxième Guerre mondiale est présentée comme la grande guerre pour la démocratie.

Or ce n’est pas ainsi que nous la voyons. Des dizaines de millions de personnes détestaient Hitler et Mussolini, ainsi que l’impérialisme japonais, qui a commis des crimes horribles en Chine. Mais du point de vue de la classe dirigeante, ce n’était pas une guerre pour la démocratie. C’était une guerre entre les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et le Japon pour la division et la redivision du monde.

Danny Wu: Dans un film faisant l’éloge de Roosevelt, on ne peut fermer les yeux sur des choses comme les camps d’internement japonais. C’est un acte criminel, c’est certain. Il a affecté tant de gens jusqu’à aujourd’hui. On peut encore voir le traumatisme qu’il a causé.

Mais je voulais surtout souligner cela parce que j’ai l’impression que, comme vous l’avez dit, la Deuxième Guerre mondiale est présentée comme une grande victoire pour la démocratie et pour le peuple, mais assurément cela n’a pas été une victoire pour les habitants d’Hiroshima, n’est-ce pas? Cela n’a pas été une victoire pour les familles qui ont disparu en une seconde. Il y avait des gens qui avaient des amis dans ces différents quartiers, et en un clin d’œil, ils ont tous disparu.

Je voulais montrer cet aspect de la guerre et le juxtaposer à la célébration aux États-Unis, car j’ai l’impression que c’est un moment largement oublié, même par la gauche américaine de l’époque. Orson est passé à la radio pour faire un discours à ce sujet [le bombardement atomique]. Il n’a pas écrit le discours. Mais plus tard, et c’est tout à son honneur, il a dit qu’il pensait que c’était une erreur et qu’il ne l’approuvait pas. J’ai été surpris de constater que personne ne parle vraiment de cette partie-là de la guerre.

David Walsh: Je suis au courant de l’émission de radio de Welles, nous avons écrit à ce sujet. C’était la gauche américaine, à l’exception de notre mouvement – le mouvement trotskiste – qui a dénoncé les bombardements comme étant barbares. Le Parti communiste avait alors dépeint l’incinération d’Hiroshima et de Nagasaki dans une caricature comme un simple «knockout en deux coups».

Ce n’est pas seulement une erreur individuelle de Welles. Le fait est que la «gauche américaine» – la gauche prosoviétique, pro-stalinienne – s’était enfermée dans des contradictions impossibles. Ils nourrissaient même le fantasme que Roosevelt allait conduire au socialisme ou à la social-démocratie aux États-Unis!

J. Edgar Hoover, 1940

Mais dans les faits, ce qui s’est produit, c’est l’internement de masse, les bombardements atomiques, l’État de sécurité nationale, la liste noire et le maccartisme. Et la gauche n’y était absolument pas préparée.

Danny Wu: La lecture des lettres de Welles à Roosevelt me fait froid dans le dos. Parce qu’il ne parle jamais à personne comme ça, et j’ai personnellement l’impression que Roosevelt n’a jamais eu la même énergie dans ses réponses.

David Walsh: C’est l’une des tragédies de la vie de Welles. Non seulement il a été chassé du pays, mais il n’a pas vraiment compris ce qui lui était arrivé.

Danny Wu: Je suis d’accord avec cela. Il a définitivement quitté le pays parce qu’une assignation à comparaître était imminente. Mais il n’a jamais pu l’admettre après coup.

David Walsh: Et, malheureusement, cela fait partie de la mythologie propagée par ces personnes elles-mêmes. Vous voyez, après coup, ils n’ont jamais pu admettre jusqu’à quel point ils étaient de gauche. Ils devaient se présenter comme de bons Démocrates du New Deal, ce qui était un mensonge. Ce n’est pas ce qu’ils étaient. Ils étaient bien plus à gauche que cela.

Vers la fin de notre entretien, Wu a décrit le processus de rejet par «tous les festivals de cinéma» lorsqu’il a commencé à soumettre le film en janvier 2022. «Nous n’avions aucune relation. Absolument aucune».

Wu explique: «nous avons envoyé le film à tant d’agents de vente et leur réponse était toujours: «Oui, nous pouvons faire de l’argent avec Orson Welles. Mais Isaac [Woodard] et Howard [Kakita], c’est un peu trop. Nous ne savons vraiment pas comment les rentabiliser.» Récemment, cependant, «nous avons projeté le film en Grèce au festival du film de Thessalonique. La salle était pleine à craquer.»

Cette expérience difficile, poursuit le jeune réalisateur, «m’a fait réfléchir au nombre d’œuvres que nous risquons de ne jamais voir à cause d’un tel processus. C’est terrible, mais je peux vous dire combien de temps les responsables de festival ont regardé le film. Ce n’est pas facile à accepter lorsqu’ils regardent, disons, dix minutes de film et puis qu’ils arrêtent tout ensuite. Je pense qu’il faut donner une chance à notre film. Il prend la forme d’un documentaire historique standard, mais je pense qu’il devient bien plus que cela à la fin. On ne nous a donné aucune chance. J’ai eu du mal à dormir pendant toute une année.

En dépit de ses limites, American: An Odyssey to 1947 reste une contribution importante et des plus bienvenues. Une nouvelle génération d’artistes, libérée du cynisme et des nombreux préjugés des dernières décennies, est en train d’apparaître.

(Article paru en anglais le 9 avril 2023)

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