Tori et Lokita : le nouveau film des frères Dardenne

Le dernier film de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Tori et Lokita, concerne deux Africains immigrés en Belgique. Tori, âgé de onze ans (Pablo Schils) du Bénin et Lokita, 16 ans, du Cameroun affrontent des conditions difficiles.

Pour avancer dans la bureaucratie du gouvernement belge, ils prétendent être frère et sœur, orphelins. Lokita essaie d’obtenir un permis de travail, sans succès jusqu’ici. Elle vend de la drogue pour le patron d’un restaurant, Betim (Alban Ukaj), immigré lui aussi. En attendant, elle doit de l’argent à un gang africain qui les a fait entrer clandestinement dans le pays, elle et Tori. De plus, sa mère au Cameroun fait pression sur elle pour qu’elle envoie davantage d’argent à la maison afin de permettre à ses frères d’aller à l’école.

Tori et Lokita (par les frères Dardenne)

Lokita et Tori prétendent être frère et sœur, mais en vérité, ils ont noué une relation tellement forte depuis qu’ils se sont rencontrés, réfugiés, dans une barque navigant de l’Afrique en Sicile. Elle prend soin de lui et il lui est dévoué.

Tori a réussi à obtenir un permis de séjour en Belgique en vertu de son statut d’« enfant sorcier » persécuté au Bénin. Lorsque sa mère mourut en couches, son oncle prétendit que l’enfant en était responsable et qu’il avait « les pouvoirs d’un sorcier ».

Lokita prétend qu’elle a trouvé Tori dans un orphelinat au Bénin. Le seul problème est d’expliquer, comme il fut abandonné à sa naissance, comment elle pouvait le reconnaître. Lorsque les agents d’immigration lui posent cette question, Lokita est saisie d’une crise de panique, pour laquelle elle possède un médicament spécial.

Les deux habitent un centre juvénile et chantent dans le restaurant de Betim pour gagner un peu d’argent, cinq euros pour dix minutes, mais le trafic de drogue est leur principale source de revenu. Betim paie Lokita pour des faveurs sexuelles qu’il lui extorque. Le harcèlement par la police est un autre problème.

Les passeurs sont impitoyables eux aussi. Lorsque Lokita explique qu’elle doit envoyer 100 euros à la maison, le chef du gang, une espèce de prêtre, lui dit : « Je m’en fiche de ta mère. Je vous ai amenés ici les deux, vous devez payer. » Ils la fouillent et lui volent pratiquement tout son argent. Elle leur doit toujours 600 euros de plus. Tori souhaite lui aussi commencer à trafiquer, mais Lokita veut qu’il aille à l’école.

Elle essuie un nouveau refus du département de l’immigration. Tori demande à un agent aimable mais inflexible : « Que vais-je faire ici sans elle ? »

Afin d’obtenir les papiers de manière illégale par l’intermédiaire de Betim, Lokita accepte de s’occuper de plants de marijuana dans sa serre secrète pendant trois mois. Pendant ce temps, elle n’aura ni téléphone ni la possibilité de communiquer avec qui que ce soit, y compris Tori. Betim lui dit : « Tu es logée et nourrie et quand tu auras fini, tu auras les papiers … sur le marché, ils coûtent au moins 10 000 euros. »

La séparation est insupportable à Tori, qui remue ciel et terre pour trouver et rejoindre Lokita. Lorsqu’il réussit, les deux, fatalement, décident de voler un peu de marijuana et de trafiquer pour leur compte. Il en résulte une conclusion tragique.

Nous avons écrit plusieurs fois au sujet de films des frères Dardenne (Rosetta, Le fils, L’enfant, Le silence de Lorna, Le gamin au vélo, Deux jours, une nuit, La fille inconnue, Le jeune Ahmed et autres) et nous les avons interviewés en 2008.

On estime en général qu’ils réalisent des films de fiction « humanistes » ou socialement réalistes, traitant des marginaux et des gens en difficultés. Leurs films se déroulent en général dans les conditions de délabrement des villes industrielles belges en déclin (le film présent a été tourné à Liège et dans la région du Condroz en Wallonie). Les faits et la franchise prédominent. Le mot de la fin de Tori et Lokita est « maintenant tu es morte et je reste tout seul. »

Les conditions que le film présente sont épouvantables et très répandues. Elles sont une condamnation de la “démocratie” européenne – et de la guerre brutale menée contre les réfugiés et les immigrés dans le monde entier. Des criminels et des voyous s’en prennent à des êtres humains essentiellement sans défense, comme corollaire de la cruauté et de l’indifférence des gouvernements.

Dans leur note d’intention, les frères Dardenne décrivent leurs protagonistes comme des « adolescents exilés, solitaires, exploités, humiliés » et affirment que «leur film est devenu aussi un film de dénonciation de cette situation violente, injuste, vécue par ces jeunes en exil dans notre pays, en Europe ». Ils ajoutent que leur « plus cher désir » est qu’à la fin du film, « le spectateur et la spectatrice … éprouvent aussi un sentiment de révolte contre l’injustice qui règne dans nos sociétés ».

Ce sont des commentaires louables. Mais Tori et Lokita souffre de certains des problèmes récurrents dans les films des frères Dardenne.

Tout d’abord, le film est plutôt terne et insipide, les moments percutants y sont rares. Le sérieux et la conscience professionnelle ne remplacent pas le sens artistique. Les réalisateurs font l’erreur de présumer que s’ils prennent des acteurs non-professionnels et les plongent dans des circonstances dures, arrangent quelques rencontres quelque peu dramatiques, tout cela déclenchera à lui seul un drame significatif. Des scènes montrant des gens vaquant à leurs occupations quotidiennes ne sont saisissantes que si le détail est délibérément imprégné d’un contenu et d’un intérêt universels. Le spectateur ne peut tirer des choses importantes d’une œuvre que si des choses importantes y ont été incorporées.

Tori et Lokita

Les films italiens néo-réalistes de l’après-guerre disposaient de petits budgets et de ressources limitées ; souvent, les acteurs étaient des amateurs, mais ils étaient animés par une urgence sociale et artistique. Chacun d’entre eux était un argument pour organiser la vie sociale d’une manière différente.

C’est une chose que de souhaiter que le public « éprouve un sentiment de révolte » et c’en est une autre d’organiser le dialogue, l’action, la prise de vue et le montage de manière à ce que ce souhait se matérialise.

C’est précisément un « sentiment de révolte » qui est absent des films des Dardenne. Tori et Lokita suinte le pessimisme.

Les Dardenne, comme nous l’avons expliqué, ont commencé leur carrière de cinéastes en gauchistes au début des années soixante-dix en Belgique, coopérant avec l’écrivain anarchiste Armand Gatti, avant de se lancer seuls avec une série de documentaires destinés à un public ouvrier. Toutefois, au cours des décennies suivantes, complexes et difficiles, leur radicalisme et leur foi dans la possibilité de changement social s’est érodée.

Nous avons soutenu en 2006 qu’ils avaient permis aux événements d’éroder leurs défenses idéologiques, qu’ils portaient avec eux – de manière semi-consciente – leur déception (par la classe ouvrière, le changement social) et l’inséraient dans leur étude du présent. A ce stade, ils maintiennent leur orientation vers la détresse des gens ordinaires, mais ils ne voient pas que le contenu de cette orientation s’est dramatiquement déplacé.

Une des manières dont ces problèmes se reflètent dans Tori et Lokita est la séparation totale des jeunes immigrés de la réalité plus large de la société belge et de la lutte de la classe ouvrière en particulier. Les seuls Belges de naissance que nous voyons, à côté de l’agent gouvernemental, sont un couple de travailleurs obligeants dans un refuge.

Comme l’a rapporté le WSWS, des travailleurs de Volvo à Gand se sont mis en grève sauvage en juillet 2021 (et ont manifesté leur solidarité avec les travailleurs en grève de Volvo en Virginie). En juin 2022, une journée de grève générale des employés du secteur publique « a paralysé la Belgique… », comme l’a expliqué le WSWS. « … La grève a rassemblé les travailleurs flamands et francophones de ce pays de 11,5 millions d’habitants, touchant les trains et les transports en commun, la logistique, la poste et d’autres services publics. » En novembre 2022, une grève nationale encore plus importante contre la hausse des prix a vu débrayer les employés « des transports publics, des aéroports, des hôpitaux et de nombreuses entreprises privées ». De même, « les travailleurs des trois principaux ports du pays, Zeebrugge, Anvers et Gand, ont fait grève ‘en masse’ et paralysé la navigation … Le secteur de l’éducation a été touché, les étudiants, les enseignants et le personnel participant tous à la grève. »

Les frères Dardenne ne sont évidemment pas obligés de reconnaître tout cela, que ce soit de manière directe ou indirecte, mais dans une ambiance de tensions sociales montantes, il est trompeur et contre-productif de dépeindre la détresse de jeunes immigrés, un des éléments de l’attaque contre les droits de la classe ouvrière toute entière, comme une condition isolée et sans espoir. Dans leur note d’intention, les réalisateurs font référence à l’amitié entre Tori et Lokita « qui leur permet de résister aux épreuves de leur condition difficile d’exilés et se révèle être le refuge d’une précieuse dignité humaine préservée au milieu d’une société gagnée toujours davantage par l’indifférence ou même le cynisme de ses propres intérêts. »

On sent, hélas, que les Dardenne ont largement abdiqué face à cette société « indifférente » et « cynique », y compris face à sa population ouvrière, et ceci à la veille d’énormes bouleversements. Ils continuent d’agir machinalement, mais sans grande conviction ni engagement.

(Article original publié en anglais le 12 avril 2023)

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