Le projet 1619 et la promotion par le New York Times de l'idéologie racialiste du nationalisme ukrainien

Le Projet 1619, lancé en 2019 par le New York Times, a cherché à réécrire l’histoire américaine au service des politiques identitaires nationales contemporaines. Alors qu’il était présenté comme une entreprise prétendument « antiraciste » et faisant partie d’une « réflexion nationale » sur la race, il a été soumis à une critique rigoureuse sur le « World Socialist Web Site » en collaboration avec d’éminents historiens de l’histoire américaine, tant en ce qui concerne les inexactitudes factuelles du projet que sa méthode racialiste. La controverse ayant attiré l’attention nationale, l’auteur du projet, Nikole Hannah-Jones, a réagi sur les médias sociaux en laissant entendre que ces critiques se trouvaient motivées par un racisme « anti noir ».

Il convient de revenir sur cette controverse à la lumière de la couverture ultérieure de la guerre en Ukraine par le New York Times. Cette couverture se trouve marquée par des efforts répétés pour légitimer l’idéologie raciale des nationalistes ukrainiens soutenus par les États-Unis, qui jouent un rôle central dans l’escalade de la guerre par procuration qui est maintenant bien engagée dans sa deuxième année.

Le mois dernier, le Times a atteint un nouveau plancher avec la publication d’un article qui ne peut être décrit que comme le contraire d’un article « antiraciste ». L’article publié le 18 avril par la journaliste londonienne Emma Bubola, intitulé « Quand la congélation du sperme devient une déclaration patriotique » (When Freezing Sperm Makes a Patriotic Statement), célèbre les hommes ukrainiens qui « préservent les lignées ukrainiennes » en congelant leur sperme, ce que le Times qualifie de « patriotique » et d’acte de « défiance » à l’égard de la Russie.

« Pour de nombreux Ukrainiens, écrit Bubola, l’idée de conserver le sperme des soldats est à la fois personnelle et patriotique… Elle laisse ouverte la possibilité, au moins, de préserver les lignées ukrainiennes même si le Kremlin insiste sur le fait que l’État ukrainien — et, par extension, les Ukrainiens en tant que peuple distinct — est une fiction ».

L’expression « préserver la lignée ukrainienne » apparaît dans l’article sans ironie, qualification ou guillemets. En effet, l’idée maîtresse du passage dans son contexte est que les Ukrainiens sont en fait « un peuple distinct », contrairement aux affirmations du « Kremlin ».

Derrière ce discours sur les « lignées ukrainiennes » et les Ukrainiens en tant que « peuple séparé » se cache une idéologie racialiste tout à fait toxique, développée par les fascistes ukrainiens parallèlement aux mouvements fascistes allemands et européens dans la période précédant la Seconde Guerre mondiale. L’idée, que le Times n’ose pas exprimer à voix haute, est que le sang ukrainien « pur » sera corrompu s’il est « mélangé » au sang de personnes « impures » ou « sous-humaines », y compris les Russes, les Juifs ou les Roms qui ne font pas partie de l’« identité nationale» ukrainienne vantée par le Times.

Les rédacteurs du Times savent très bien que l’entreprise de « préservation de la lignée sanguine » soutenue par le gouvernement qu’ils célèbrent est précisément entachée de cette marque de poison. Au service de la propagande de guerre, le Times ne se contente pas de dissimuler le sous-texte haineux, mais glorifie activement ces conceptions, qui ont leur pendant américain dans la théorie raciste du « grand remplacement » promue par des personnalités telles que l’ancienne personnalité de Fox News, Tucker Carlson. Le Times transmet cette saleté aux lecteurs américains en citant avec approbation un homme politique ukrainien qui affirme qu’il s’agit d’une « continuation de notre patrimoine génétique ».

La glorification par le Times des efforts qui visent à « préserver les lignées ukrainiennes » n’est pas un incident isolé. Tout au long de sa campagne de propagande en faveur de l’escalade de l’intervention américaine dans la guerre, le Times n’a cessé de promouvoir les efforts des forces d’extrême droite qui contrôlent le gouvernement ukrainien pour codifier la xénophobie antirusse dans la loi. Il s’agit notamment d’un effort massif qui vise à effacer les mots et les noms russes des villes, des rues et des écoles — un effort d’une telle ampleur que, s’il avait été entrepris par un adversaire des États-Unis comme la Chine, le Times n’aurait pas hésité à le qualifier de « génocide ».

Le 22 avril, par exemple, le Times a approuvé le fait que le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait « signé deux lois » qui « renforcent strictement l’identité nationale de son pays, en interdisant les noms de lieux russes et en faisant de la connaissance de la langue et de l’histoire ukrainiennes une condition d’obtention de la citoyenneté ».

Au cours de l'article, le Times a fait état du changement de nom de la rue Léon Tolstoï à Kiev. Les autorités ukrainiennes ont rebaptisé la rue en mars en rue Hetman Pavlo Skoropadskyi, du nom d'un général tsariste réactionnaire qui a pris le pouvoir en Ukraine en 1918 avec l'aide de l'impérialisme allemand.

Né en 1828 dans l’Empire russe (dont l’Ukraine faisait alors partie), Tolstoï était un pacifiste, un humaniste et un critique acerbe de la société tsariste qui a été excommunié par l’Église orthodoxe russe. Il est connu comme l’auteur d’un des chefs-d’œuvre de la littérature russe et mondiale, le roman : Guerre et Paix.

Skoropadskyi, aristocrate antibolchevique, était un antisémite pathologique. Il dénonce publiquement les « tendances parasitaires de la juiverie » et son régime, soutenu par l’impérialisme allemand, a encouragé la diffusion des Protocoles des Sages de Sion. Il s’est ensuite réfugié en Allemagne, où il a vécu confortablement tout au long de l’ère nazie avant d’être tué par une attaque aérienne des Alliés en 1945.

En annonçant que la rue Tolstoï avait été rebaptisée rue Skoropadskyi, le Times a délibérément caché à ses lecteurs que le remplaçant de Tolstoï était un raciste vicieux. Au lieu de cela, le journal a malhonnêtement tenté d’éluder cette histoire en présentant Skoropadskyi entre parenthèses comme « un dirigeant ukrainien du début du 20e siècle ».

Imaginez que le gouvernement américain adopte une loi qui exige que toutes les rues, villes et institutions américaines qui portent des noms « espagnols » soient rebaptisées, en commençant par les villes d’El Paso et de Los Angeles, et les nouveaux noms qu’elles se trouvent rebaptisées en l’honneur de généraux confédérés racistes. En Ukraine, des politiques tout aussi réactionnaires bénéficient du soutien inconditionnel du New York Times.

Cet effort conscient pour normaliser l’extrême droite ukrainienne a caractérisé toute la couverture du conflit par le Times. Le Times a salué à plusieurs reprises le bataillon ukrainien Azov comme des héros à la pointe de l’effort de guerre de l’Ukraine. Le Times présente fréquemment des photos de soldats Azov en première page. Le Times cache aux lecteurs les origines fascistes du bataillon. (Le fondateur du bataillon, Andriy Biletsky, par exemple, a affirmé en 2010 que la mission de la nation ukrainienne était de « mener les races blanches du monde dans une croisade finale… Contre les Untermenschen [sous-hommes] dirigés par les Sémites»).

Dans le même ordre d’idées, le Times a cité à plusieurs reprises, sans critique ni réserve, l’utilisation de l’insulte « orcs » par des militaires ukrainiens. Cette insulte est une invocation ouverte du trope nazi des Russes en tant que « sous-hommes », mais le Times tente de la normaliser, l’adoptant en août de l’année dernière comme « un terme péjoratif que de nombreux Ukrainiens réservent aux soldats russes ».

Le style linguistique employé par le Times est fondamentalement malhonnête, conçu pour donner un faux sentiment de noble neutralité journalistique. Si El Paso était rebaptisée du nom de Jefferson Davis, le Times décrirait-il le président des États confédérés d'Amérique entre parenthèses comme « un dirigeant américain du XIXe siècle » ? Le Times décrirait-il une injure raciale utilisée par un fonctionnaire aux États-Unis comme étant simplement « un terme péjoratif que de nombreux Américains réservent aux minorités » ?

Il convient de rappeler que le projet 1619 a servi de justification idéologique à une vague d’attaques de type lynchage contre des monuments érigés à la gloire de figures historiques progressistes américaines telles que Thomas Jefferson, George Washington, Abraham Lincoln et Ulysses S. Grant. Dans le sillage de la publication du Projet 1619, des statues ont été vandalisées et, dans de nombreux cas, enlevées par les autorités locales.

Il a fallu « annuler » des révolutionnaires américains et des abolitionnistes alors que, le Times attisait les flammes de l’ignorance historique et du ressentiment racial. Il cherchait à créer des conditions favorables pour que le Parti démocrate puisse lancer un appel basé sur la politique identitaire. En juillet 2020, Charles Blow, du Times, a publié une chronique mémorable dans laquelle il s’écriait qu’il fallait « absolument » enlever les statues de George Washington.

Mais en ce qui concerne l'annulation de figures historiques, le Times n'a soulevé aucune objection au changement de nom de la rue Tolstoï en rue Skoropadskyi, et n'a pas non plus soulevé d'objection à l’érection de statues publiques en Ukraine à Stepan Bandera, un collaborateur nazi, criminel de guerre et auteur de l'Holocauste.

Des membres de différents partis nationalistes portent des torches et un portrait de Stepan Bandera lors d'un rassemblement à Kiev, en Ukraine, le samedi 1er janvier 2022. [AP Photo/Efrem Lukatsky]

Une statue monumentale de Bandera se dresse actuellement dans la ville ukrainienne de Lviv, par exemple, où l’une des rues les plus importantes a aussi été rebaptisée en son honneur. Le Times n’est manifestement pas pressé de voir cette statue tomber, ni que l’Ukraine fasse un quelconque « bilan national » de cette histoire.

Si l’on met côte à côte le « Projet 1619 » du Times de 2019 et son « projet Ukraine » de 2022-2023, on est confronté à ce qui suit : « À bas les statues de Jefferson et de Lincoln, et vive les statues de Skoropadskyi et de Bandera ! À bas les monuments aux révolutionnaires et aux abolitionnistes ! Vive les monuments aux collaborateurs nazis et aux antisémites » !

Voilà pour l’ « antiracisme » du New York Times! Après toute la fanfare et l’autosatisfaction autour du Projet 1619, l’« antiracisme» du Times s’avère au contraire à l’envers, superficiel et arbitraire — à ouvrir ou à fermer comme un robinet, et à invoquer ou à ignorer quand c’est politiquement opportun.

Lincoln a été dépeint par le projet 1619 comme un sectaire irrécupérable, bien qu’il ait signé la Proclamation d’émancipation qui a libéré quatre millions de personnes de l’esclavage et transformé la guerre de Sécession en une révolution sociale. Jefferson, lui aussi, a été « annulé », malgré sa célèbre déclaration universelle d’égalité humaine, selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux ». Mais lorsque le Times s’intéresse à l’Ukraine, les fascistes et les racistes comme Skoropadskyi et Bandera bénéficient d’un passe-droit.

Monument à Stepan Bandera à Lviv. [AP Photo/Bernat Armangue]

Malgré toutes les contradictions apparentes, ces positions ne se réduisent pas à une simple hypocrisie. La facilité avec laquelle le Times s’est aligné sur l’extrême droite ukrainienne est le reflet de questions plus profondes impliquées dans la controverse sur le Projet 1619 et confirme l’évaluation du projet faite par le « World Socialist Web Site ».

Malgré les prétentions « de gauche » de nombreux partisans du Projet 1619 au sein et autour du Parti démocrate, le « World Socialist Web Site » a insisté tout au long de la controverse sur le fait que les politiques de division raciale sont inévitablement de droite, intrinsèquement antidémocratiques, et servent inéluctablement des fins réactionnaires.

Le tout premier essai publié par le « World Socialist Web Site » concernant le Projet 1619, rédigé par David North, Niles Niemuth et Tom Mackaman, reprenait l’affirmation de Hannah-Jones dans l’introduction de la série, selon laquelle toute l’histoire américaine se trouve enracinée dans une haine raciale incontrôlable des « Noirs » par les « Blancs ». Plus précisément, selon Hannah-Jones, « le racisme anti-noir est inscrit dans l’ADN même de ce pays ».

« Il s’agit là d’une conception erronée et dangereuse », explique l’essai. Non seulement l’analogie avec la biologie n’est pas appropriée dans ce contexte, mais elle équivaut à une approche idéaliste et irrationnelle de l’histoire, dérivant un récit historique à partir «de l’existence d’une impulsion émotionnelle supra-historique », à savoir la haine raciale intrinsèque.

L’essai poursuivait : « Cette affirmation irrationnelle et scientifiquement absurde sert à légitimer le point de vue réactionnaire — entièrement compatible avec la perspective politique du fascisme — selon lequel les Noirs et les Blancs sont des espèces hostiles et incompatibles » (nous soulignons).

Dans sa conférence à l’université d’été du Parti de l’égalité socialiste de 2021 concernant la controverse sur le Projet 1619, Tom Mackaman a insisté sur le fait que «la position selon laquelle les êtres humains sont opposés dans une lutte sans fin fondée sur la catégorie mythologique de la race a, au cours du siècle dernier, fourni la justification idéologique du meurtre de dizaines de millions de personnes dans le monde entier ».

En effet, lorsque Hannah-Jones s’est intéressée à des événements historiques qui se sont déroulés en dehors des États-Unis, les résultats de l’application de sa méthode racialiste ont été extrêmement choquants et carrément horribles.

Lors d’une conférence donnée à l’université de New York à la suite de la publication du Projet 1619, Hannah-Jones a affirmé que le fait que la quasi-totalité des Juifs d’Allemagne ait péri dans l’Holocauste éliminait la source du conflit racial sous-jacent. Par conséquent, l’antisémitisme aurait disparu en Allemagne. Hannah-Jones a contrasté l’Allemagne aux États-Unis, où, selon elle, le ressentiment racial existe toujours parce que les Blancs et les Noirs doivent encore interagir les uns avec les autres.

Cela va sans dire qu’il s’agit là de sentiments avec lesquels le néonazi ukrainien le plus immonde serait pleinement d’accord. Dans ce sens, ce n’est pas un hasard si le journal qui a tenté de placer la race «au centre même de notre récit national » en 2019 s’aligne dans la foulée sur les nationalistes ukrainiens qui valorisent les SS nazis.

L’année dernière, le Times a publié des recherches selon lesquelles Tucker Carlson avait invoqué la théorie raciste du « grand remplacement » dans plus de 400 épisodes de son émission sur Fox News. Le Times ferait bien de compter le nombre de fois où des tentatives de normalisation de l’extrême droite ukrainienne sont apparues dans ses propres pages.

L’alignement entre le New York Times et l’extrême droite ukrainienne est une confirmation de tout ce que le « World Socialist Web Site » a publié au sujet du Projet 1619. Ces critiques ne se limitaient pas à signaler des erreurs factuelles dans le projet — bien qu’il y en ait certainement eu beaucoup. À un niveau plus fondamental, le révisionnisme historique racialiste du Times et l’idéologie racialiste des néonazis Ukrainiens partagent une prémisse commune : la réimagination mythologique de l’histoire comme une lutte entre «la nation » et «la race ». C’est à ce contenu historique et politique essentiellement réactionnaire du Projet 1619 que le « World Socialist Web Site » s’est opposé à juste titre en 2019.

Une rupture catégorique avec cette prémisse réactionnaire est nécessaire pour toute lutte authentique qui vise à affronter et à éliminer le racisme, ainsi que pour la défense de la vérité historique et la construction d’un mouvement mondial uni visant à inverser la descente vers une nouvelle guerre mondiale.

(Article paru d’abord en anglais le 5 mai 2023)

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