L’orchestre philharmonique de New York n’a pas joué la symphonie « Léningrad » de Chostakovitch

L'orchestre philharmonique de New York avait placidement annoncé une modification complète du programme de ses concerts des 10-12 mai à la Geffen Hall, nouvellement rénovée et située dans le Centre Lincoln de la ville, complexe dédié aux arts. Le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev était à l’origine au programme pour diriger la célèbre symphonie « Léningrad » de Dmitri Chostakovitch. La symphonie « Léningrad » a été annulée et Sokhiev n’a pu la diriger. Il est remplacé par James Gaffigan dans un programme comprenant une œuvre du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, à côté de la troisième symphonie de Prokofiev et du troisième concerto pour piano de Rachmaninov.

Il y a quelques mois, la billetterie de l’orchestre philharmonique vendait encore des billets pour les concerts de mai qui annonçaient clairement la symphonie « Léningrad ». Puis il y eut un changement, dont tous les détenteurs de billets n’ont même pas été informés. A la question de savoir que signifiait cette modification, l’office de presse de l’orchestre avait mentionné d’abord des « décisions artistiques ». Un jour plus tard, celle-ci fut attribuée à des « conflits de programmation ». Un regard sur le programme des prochains concerts de Sokhiev révèle effectivement qu’aux dates en question, il prévoit de diriger l’orchestre philharmonique de Munich. Mais il s’agit clairement de plus que d’un conflit de programmation.

Tugan Sokhiev, 2012 [Photo by Frank Guschmann / CC BY 3.0]

Jusqu’à l’année passée, Sokhiev était le directeur musical et chef principal du Théâtre Bolchoï à Moscou, qu’il dirigeait depuis 2014, de même que le directeur musical de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, en France, depuis 2008. Il y a un an, il avait été engagé pour diriger un programme de musique de compositeurs russes à New York, performance qui fut soudainement annulée un mois après l’invasion russe en Ukraine. L’orchestre publia un communiqué de presse expliquant que « par égard pour la situation globale actuelle », Sokhiev ne dirigerait pas le programme. On a dit qu’il s’agissait d’une décision d’un commun accord mais, comme le WSWS le souligna à l’époque, Sokhiev n'avait probablement pas vraiment le choix. En même temps, le même communiqué de presse annonçait que l’orchestre philharmonique « se réjouissait beaucoup de l’accueillir (Sokhiev) la saison prochaine ».

Eh bien, la saison prochaine est bel et bien arrivée et la « situation globale actuelle », un euphémisme pour la guerre par procuration des Etats-Unis et de l’OTAN en Ukraine, continue et plusieurs membres de l’OTAN réclament son escalade. C’est là la raison probable du « conflit de programmation » survenu soudainement. L’année dernière, le WSWS déclara que l’annulation de la performance de Sokhiev équivalait à « céder aux préjugés anti-russes », et il en est de même une année après. Cette fois-ci, l’orchestre philharmonique n’a pas publié de communiqué de presse ni ne promet une apparition future de Sokhiev. La page du site web dédiée à Sokhiev constate simplement « PAS DE CONCERTS » tant pour la saison 2022-2023 (la deuxième année de suite où ses performances ont été annulées) que pour celle de 2023-2024.

La directrice générale de l’orchestre philharmonique, Deborah Borda, qui pourtant conteste qu’il existe une exclusion de la musique russe, a dit l’année dernière, selon une citation, qu’il ne pouvait pas y avoir des « décisions globales » concernant des performances par des musiciens russes avec l’orchestre. Quoiqu’en disent les officiels de l’orchestre, leur action contre la symphonie « Léningrad » et l’absence d’annonce d’une date future pour sa performance ne peuvent être interprétées que comme une continuation voire une intensification de la campagne plus générale de propagande anti-russe.

Sokhiev vient s’ajouter à une liste d’autres artistes qui ont officiellement été exclus ou simplement mis sur la touche. Des artistes célèbres telles que la soprano Anna Netrebko, la basse Ildar Abdrazakov et le chef Valeri Guerguiev ont été évincés. Le Metropolitan Opera de New York a ouvert la voie, évinçant Netrebko et Guerguiev l’année dernière.

Ces derniers jours seulement, on a entendu parler d’autres annulations. Selon un rapport publié sur le site web OperaWire, la soprano biélorusse Ekaterina Sementchouk, figurant dans la distribution annoncée pour la nouvelle production de La Forza del Destino de Verdi au Met la saison prochaine, en a été retirée. Le site web explique que Sementchouk a récemment chanté plusieurs fois au Théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg, et ces performances étaient apparemment une raison suffisante pour que le Met change ses projets. Comme d’autres artistes russes ou biélorusses, Sementchouk a toujours des engagements en Europe. Le programme de Sementchouk comprend des performances avec la Bayerische Staatsoper à Munich, de même qu’à la Scala de Milan.

La soprano germano-russe Anastasia Taratorkina est une autre victime de la campagne anti-russe. Le concours Reine Sonja en Norvège l’a éliminée parce qu’elle détient un passeport russe en plus de son passeport allemand. Elle a vécu de nombreuses années en Allemagne.

OperaWire relate un courriel qu’il a reçu de la soprano. Citant une communication reçue du concours, il explique : « Les règles de cette année-ci n’admettent pas de participants détenant la citoyenneté russe ou biélorusse, ce qui signifie malheureusement que vous êtes disqualifiée même si vous avez aussi un passeport allemand. Nous vous rembourserons évidemment la redevance que vous avez payée pour votre candidature et espérons que la situation change, de manière à ce que nous puissions vous inviter à déposer votre candidature pour le concours suivant. »

Les plus extrémistes parmi les nationalistes ukrainiens et leurs partisans ont demandé non seulement l’exclusion des artistes russes, mais aussi celle de la musique de compositeurs russes. Toutefois, suite à une réaction violente contre cette demande, il y a eu des performances de Tchaïkovski, Chostakovitch et autres aux Etats-Unis. En effet, Sokhiev lui-même dirigea l’orchestre de Philadelphie en février lors d’un programme tout russe, comprenant des œuvres de Borodine, Prokofiev et Tchaïkovski.

L'orchestre philharmonique de New York n’a cependant pas mis Sokhiev au programme. Comme nous l’avons souligné l’année dernière, l’orchestre n’est probablement pas un moteur de la campagne anti-russe, mais il la transmet sans aucun doute, et son consentement revient à la même chose. Très probablement, la direction de l’orchestre est préoccupée par l’effet que des protestations ukrainiennes pourraient avoir sur son image publique. Lorsque le festival de musique d’Osnabrück, au nord-ouest de l’Allemagne, proposa le concerto pour violon du compositeur ukrainien Silvestrov en même temps que l’immense huitième symphonie de Chostakovitch, composée comme la Léningrad pendant la guerre, l’ambassadeur ukrainien de l’époque en Allemagne dénonça l’événement.

Sokhiev a publié une longue prise de position sur Facebook l’année dernière. Pour les éléments ukrainiens d’extrême droite et fascistes, le fait qu’il soit russe est suffisant pour s’opposer à son œuvre. Dans certains milieux, il pourrait éventuellement « se racheter » en s’alignant suffisamment derrière le régime ukrainien. Comme nous l’avons rapporté, Sokhiev a exprimé son désarroi face à l’obligation « de faire un choix et sélectionner l’une ou l’autre de mes familles musicales au détriment de l’autre. On me demande de choisir une tradition culturelle aux dépens d’une autre. On me demande de choisir un artiste aux dépens de l’autre. On me demande de choisir un chanteur, une cantatrice aux dépens de l’autre. On me demandera bientôt de choisir entre Tchaïkovski, Stravinski, Chostakovitch et Beethoven, Brahms, Debussy. Cela arrive déjà en Pologne, un pays européen où la musique russe est interdite. »

La présence initiale de la 7e symphonie de Chostakovitch au programme des 10-12 mai est d’une importance particulière et a sans aucun doute rendu furieux les partisans les plus frénétiques de la guerre par procuration. Il se peut qu’aucune des œuvres du répertoire symphonique irrite autant les nationalistes ukrainiens. La dernière fois que l’orchestre philharmonique de New York joua la symphonie Léningrad fut en 2019, avant la pandémie de COVID-19, sous la direction de son chef Jaap van Zweden.

Dmitri Chostakovitch en 1942

La symphonie fut composée pendant l’horrible siège allemand de Léningrad (maintenant Saint-Pétersbourg), durant lequel un million ou plus de soldats et civils soviétiques périrent pendant une période de 28 mois qui prit fin en janvier 1944. Chostakovitch, qui résista d’abord aux ordres de quitter Léningrad pour l’Est dans l’intérêt de sa propre sécurité, composa les trois premiers mouvements à Léningrad durant le siège qui commença en septembre 1941. Le mouvement final fut complété à Kouïbychev(maintenant Samara) et la création de la symphonie eut lieu à Moscou en mars 1942. L’interprétation la plus célèbre fut celle du 9 août 1942 à Léningrad, pendant le siège, par un orchestre composé de quinze musiciens survivants.

La symphonie fut nommée d’après la ville de sa naissance et devint immédiatement le symbole de la lutte et des sacrifices du peuple soviétique contre les envahisseurs nazis. Vingt-sept millions de soldats et de civils moururent dans cette lutte, le plus grand nombre de victimes qu’ait eu à supporter un pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Des millions de travailleurs soviétiques faisaient la distinction entre leur défense de ce qui restait des conquêtes de la révolution d’octobre 1917 et le régime détesté de Staline.

La carrière de Chostakovitch et même sa vie furent en péril pendant les années de la grande terreur stalinienne de la fin des années 1930. Le compositeur fut à nouveau ciblé par des attaques après la guerre, mais pendant la lutte pour défendre l’Union Soviétique, lui et de nombreux autres retrouvèrent une force et détermination nouvelles.

Ceux qui combattaient et dans de si nombreux cas, sacrifièrent leur vie comprenaient des juifs et des non-juifs, des Russes et des Ukrainiens et beaucoup d’autres nationalités. C’est précisément cette lutte unie contre les nazis et leurs alliés, en particulier les Ukrainiens menés par le malfamé Stepan Bandera, que le régime ukrainien et ses partisans voudraient passer sous silence ou déformer par le mensonge. Que faisaient les nationalistes ukrainiens, Banderistes et ouvertement fascistes pendant que Léningrad était sous le siège ? Beaucoup d’entre eux, et en particulier l‘Organisation des nationalistes ukrainiens de Bandera, assistaient directement les Nazis ou exécutaient leur propres pogromes et assassinats des juifs ukrainiens.

(Article original publié en anglais le 24 avril 2023)

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