Chili : ce qu’il y a derrière la défaite de Boric et le renforcement des fascistes lors du scrutin sur la constitution

Le 7 mai, les Chiliens se sont rendus aux urnes une deuxième fois pour décider du remplacement de la constitution autoritaire du pays. La première proposition de remaniement, faussement désignée par la presse libérale comme « constitution la plus progressiste du monde », avait été rejetée de manière écrasante en septembre dernier.

Le gouvernement de coalition pseudo-de gauche du président Gabriel Boric a subi une cuisante défaite lors des dernières élections obligatoires. Cette coalition, Unidad para Chile (Unité pour le Chili), qui comprend le Parti communiste chilien ( PCCh ), Front large (FA) et le Parti socialiste chilien (PS), a difficilement obtenu 16 des 50 sièges au Conseil constitutionnel – un nombre insuffisant pour bloquer des propositions, et encore moins apporter des modifications à la charte actuelle. Cela correspond à la baisse du taux d'approbation du gouvernement, qui, selon les sondages, stagne désormais sous les 30 pour cent.

Boric et la ministre de la Défense Maya Fernandez Allende lors d'une cérémonie de la Marine quelques jours après que le personnel de la Marine eut battu à mort un sans-abri. [Photo: Gobierno de Chile/Twitter]

L'élection a également vu le centre-gauche traditionnel anéanti. La coalition traditionnelle de centre-gauche Todo por Chile (Tout pour le Chili) qui, alliée au PS, gouvernait depuis le retour au régime civil, n'a pas remporté un seul siège. Cela montre une fois de plus que ce cadavre politique est maintenu en vie par des moyens artificiels, à savoir sa représentation incessante et exagérée par la presse bourgeoise et par Boric qui lui a confié des postes importants de son cabinet.

Signe de mauvais augure, le parti politique ayant reçu le plus de voix fut le parti fascisant des Républicains, un choix que le capitalisme chilien a fait dans le passé. Le Parti républicain, fondé en 2019 par José Antonio Kast, fils d'un officier allemand nazi et admirateur du président américain Donald Trump, a remporté 23 sièges au Conseil constitutionnel.

Avec les 11 sièges de Chile Seguro (Chili sûr), la coalition des forces d'ultra-droite et de libre-marché qui comprend les héritiers des partis politiques de la dictature du général Augusto Pinochet – dans l'Union démocratique indépendante (UDI) et la Rénovation nationale (RN) – la droite disposera d'une majorité des deux tiers, lui permettant de maintenir intacte la constitution de Pinochet ou d'y insérer des articles encore plus autoritaires.

La victoire de Kast, un Pinochetista aux profondes racines nazies et favori du monde des affaires et de la finance, a stimulé les marchés boursiers. Le Wall Street Journal s'est enthousiasmé de ce que « la bourse de Santiago a augmenté de 2,3% alors que les investisseurs sont devenus plus confiants que le Chili n'apporterait pas de changements profonds à un modèle économique auquel ils attribuent des années de forte croissance ».

Kast s'est vanté de ce que « les Chiliens se sont rendus aux urnes pour donner un signal fort et clair sur la voie qu'ils veulent pour notre pays ».

Le triomphalisme de Kast est contredit par le nombre immense de ceux qui ont soit consciemment annulé leur bulletin de vote (plus de 2,1 millions d'électeurs ont rejeté toutes les listes !), laissé leurs bulletins blancs (plus d'un demi-million d'électeurs) ou qui se sont abstenus malgré la menace d'une lourde amende (près de 2,3 millions de personnes.) Au total, cela représente un tiers des 15,1 millions d'électeurs.

Et cela dans des conditions où la classe ouvrière est confrontée à une augmentation du taux de chômage officiel à 8,8 pour cent, à une hausse de 24 pour cent du coût du panier alimentaire de base au cours de l'année dernière, à des réajustements salariaux inférieurs à l'inflation pendant la majeure partie des deux dernières décennies et à une politique monétaire budgétaire qui a réduit les dépenses de 23 pour cent en 2022.

Les résultats indiquent que non seulement le pays reste profondément polarisé, comme en 2019 où une situation révolutionnaire naissante a éclaté à la surface, mais encore que le Parti communiste et le Front large, mis en avant pour sauver le capitalisme, sont en bout de course en temps record.

Quatre ans après la rébellion de masse de 2019, la classe ouvrière chilienne et internationale est entrée dans une nouvelle étape de la lutte contre le chômage de masse, l'aggravation des inégalités sociales, les taux d'intérêt élevés et la montée en flèche de l'inflation, au milieu d'une réponse criminellement négligente à la pandémie de COVID-19 et de la marche vers la guerre entre puissances nucléaires.

Le processus constitutionnel chilien : une tentative cynique de détourner la lutte des classes

L'exercice profondément cynique pour changer la constitution a été lancé il y a trois ans comme une tentative consciente de l'establishment politique de mettre un terme aux manifestations anticapitalistes historiques qui ont balayé le pays en 2019 et qui ont créé la crise la plus aiguë du pouvoir bourgeois depuis le milieu années 1980.

En novembre 2019, la « gauche » parlementaire chilienne entama des pourparlers d'unité nationale avec l'administration assiégée du président de droite Sebastian Piñera pour l'empêcher de s'effondrer.

Avec un nouveau souffle, le gouvernement tourna encore plus vers la droite, lançant une série de mesures de maintien de l'ordre qui marqueront le reste de son mandat, et celui de Boric depuis le début.

Premièrement, avec l'approbation du Congrès, Piñera décréta un état d'exception avec le début de la pandémie de COVID-19, restreignant la liberté de mouvement et de réunion. Cela a placé l'armée en charge des points de contrôle dans tout le pays et des couvre-feux ont été imposés. Ces mesures n'ont rien fait pour protéger la population du virus qui a tué plus de 61 000 personnes et en a infecté des millions d’autres. Leur objectif visait à intimider la population.

Piñera envoya ensuite au Congrès une série de projets de loi criminalisant la protestation sociale et permettant des répressions violentes contre les quartiers ouvriers, les manifestations étudiantes et les grèves sauvages. Il y a également envoyé une dizaine de projets de loi concrétisant l'Etat policier. Ces projets de loi fourre-tout incluaient le renforcement de l'appareil de renseignement en unifiant les différents départements des forces armées et de la police et en permettant la mobilisation de l'armée pour sécuriser les infrastructures publiques et privées « cruciales ».

Enfin, Piñera intensifia une campagne séculaire contre les communautés indigènes mapuche pauvres, plaçant la région sud du Chili en état d'exception en octobre 2021. Cette attaque contre la population indigène s'accompagna d'une ignoble chasse aux sorcières anti-immigrés, qui est devenu l'un des enjeux électoraux autour desquels tous les partis politiques ont tenté de se surpasser mutuellement.

Ce fut dans ce climat polarisé que Boric et Cie se sont manifestés. Avec l'aide des syndicats pro-patronat dominés par le PCCh stalinien et la coalition de la pseudo-gauche FA, ainsi que leurs satellites morénistes, Boric a recyclé à des fins purement électorales la fausse panacée nationale réformiste selon laquelle l'État capitaliste, en tant qu'arbitre supposé des contradictions irréconciliables entre les classes, peut progressivement réguler le marché au niveau national et freiner les excès du capitalisme.

Le World Socialist Web Site a averti que les partis de la soi-disant « gauche » perpétraient une fraude monumentale, en particulier le PCCh stalinien, le deuxième plus ancien parti politique du Chili. En tant que composante du gouvernement d'Unité populaire sous Salvador Allende, ils avaient décapité une révolution en étouffant les embryons de conseils ouvriers (cordones industriales) et d'autres initiatives ouvrières indépendantes, ouvrant la voie au coup d'État fasciste-militaire de 1973.

En octobre 2020, plus de 80 pour cent de la population a voté en faveur d'un référendum pour modifier la constitution imposée sous la dictature civile-militaire fasciste de Pinochet et maintenue par le centre-gauche traditionnel.

De même, aux élections de mai 2021 pour les 155 sièges de la convention constitutionnelle, les partis de droite et de l'ancien centre-gauche ont été réduits à des croupions, tandis qu’ universitaires « progressistes » staliniens, pseudo de gauche et morénistes, militants sociaux, bureaucrates syndicaux, et radicaux de la classe moyenne remportaient une majorité des deux tiers.

Alors que seulement 40 pour cent des inscrits votèrent, ceux qui l'ont fait ont favorisé massivement des candidats qui promettaient d'inscrire dans la nouvelle charte nationale des garanties en matière de santé publique, d'éducation et des retraites, la fin des inégalités sociales extrêmes, une redistribution des richesses, des protections environnementales, la fin de la répression policière et l'élargissement des droits.

La politique d’identité a été une pièce maîtresse de la campagne de la pseudo-gauche depuis le début de la convention constitutionnelle et de l'élection présidentielle de fin 2021. Celle-ci fut présentée comme la constitution la plus « progressiste » par des pans entiers de la pseudo-gauche internationale et de sections d’universitaires et professions de la classe moyenne. Son axe central était d'augmenter la taille de l'État, de créer une nouvelle bureaucratie indigène et de garantir la parité des sexes dans la fonction publique et l'État.

Dans cette veine, une campagne trompeuse a été lancée pour promouvoir le pacte électoral « Approuver dans la dignité » du PCCh et de FA, comme seul moyen progressiste d'empêcher l'arrivée au pouvoir du fascisant Kast au second tour présidentiel de décembre 2021.

Quatorze mois au pouvoir

Bien avant l'investiture du 11 mars 2022, la coalition pseudo-de gauche stalinienne «Approuver avec dignité » (Apruebo Dignidad) avait révélé ses vraies couleurs et son modus operandi – Gabriel Boric, le visage du nouveau gouvernement, lance des appels sans fin au « dialogue », un euphémisme pour accommoder son gouvernement avec l'impérialisme, l'ultra-droite et les fascistes, tout en réprimant brutalement le lutte des classes. Ses partenaires du PCCh, quant à eux, lancent des dénonciations démagogiques de l'impérialisme et de la droite.

En politique étrangère, Boric s'est ouvertement aligné sur les objectifs stratégiques de l'impérialisme américain contre la Russie. Il a accusé la Russie de lancer une guerre d'agression, tout en n'exprimant aucune opposition à l'expansion des États-Unis et de l'OTAN ou à l'objectif déclaré de Washington d'infliger une défaite stratégique et de démembrer la Fédération de Russie. Dans une égale démonstration de flagornerie, Boric dénonce Cuba, le Nicaragua et le Venezuela pour « autoritarisme », mais reste muet sur la plus grande menace dans l'hémisphère occidental, les États-Unis.

Sur le plan intérieur, le gouvernement de la pseudo-gauche s'est conformée aux exigences du capital financier. Il a intégré davantage l'ancienne caste politique de centre-gauche dans son gouvernement et mis en œuvre une politique monétaire restrictive sur le plan budgétaire, mettant fin aux programmes de relance pour aider les familles ouvrières et de la classe moyenne alors que l'inflation atteint des niveaux jamais vus depuis 1992.

Au cours des 14 mois depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement de pseudo-gauche a également mis en œuvre les lois sur l'État policier du gouvernement précédent. La réaction de Boric au déclenchement d'émeutes de la faim, d'occupations d'écoles, de grèves et de saisies de terres par les autochtones au cours de l'année a été de déployer les forces spéciales des carabiniers, et les forces armées – les institutions au centre des violations des droits de l'homme à échelle industrielle durant le dernier demi-siècle.

Le gouvernement Boric a élargi l'arsenal des carabiniers dans le cadre d'une augmentation de 4,7 pour cent du budget de l'Ordre public et de la Sécurité. Il a donné à l'armée un rôle accru dans le maintien de l'ordre public, dont leur déploiement pour la protection des « infrastructures cruciales».

Un état d'exception permanent a été décrété pour les régions de Biobío et La Araucanía. Il s'agit d'une continuation de la politique de militarisation entamée par le gouvernement Piñera, où les forces armées sont utilisées dans les régions du sud contre les populations indigènes mapuche qui revendiquent leurs terres ancestrales.

Plus récemment, le gouvernement a ordonné le déploiement des forces armées aux frontières péruvienne et bolivienne. La mesure autorise les forces armées à recourir à la force contre principalement des réfugiés vénézuéliens, haïtiens et colombiens sans papiers fuyant des catastrophes humanitaires causées par des années d'instabilité, en grande partie causées par les sanctions et l'ingérence impérialistes américaines. Les réfugiés ont entrepris un détour par le Chili en 2016 lorsque leur destination de choix, les États-Unis, a été fermée par la reprise des expulsions massives par l'administration Obama, qui n'a fait que s'intensifier sous Trump et Biden aujourd'hui.

L'armée appuie les patrouilles de police aux frontières avec la Bolivie et le Pérou et est autorisée à utiliser la force létale contre les réfugiés. Les scènes de migrants colombiens et vénézuéliens violemment maltraités par les forces chiliennes et péruviennes dans les régions de Tacna-Arica, qui ont attiré l'attention des médias internationaux, sont devenues la nouvelle norme.

La loi la plus ambitieuse – connue sous le nom de « Naín -Retamal » – accorde à l'armée et à la police un permis de tuer et offre une immunité juridique rétroactive contre les poursuites en cas d'usage excessif et meurtrier de la force. Déjà, plusieurs affaires ont été rejetées par les tribunaux.

Le refus d’Apruebo Dignidad de tenir ses promesses d'initier des changements «transformateurs» et sa décision imposer des mesures d'État policier devrait servir de leçon à la classe ouvrière et à la jeunesse internationale quant au rôle de la pseudo-gauche et à ses promesses de réformes sociales par le biais de l'État capitaliste.

Des politiciens bourgeois plus astucieux ont reconnu que le niveau d'aliénation et de privation de droits révélé aux dernières élections, couplé à une aggravation de la crise économique, laisse présager des convulsions sociales. Ainsi, en grande pompe, le Congrès a adopté trois projets de loi qui, à première vue, semblent être des réformes sociales. La première réduit la semaine de travail de 45 à 40 heures. La seconde augmente progressivement le salaire minimum mensuel de 400 000 pesos actuels (467 euros) à 500 000 (585 euros) d'ici la mi-2024. Le troisième est un projet de loi sur les redevances minières qui établit une charge fiscale maximale sur les grandes exploitations minières qui rapportera jusqu'à 450 millions de dollars.

Le diable est cependant dans les détails. En attendant des analyses de ces lois, il faut constater que la première consacre la flexibilité accrue du travail et menace de taux de pénalisation. La seconde n'atteint pas le seuil de pauvreté. La troisième a des lacunes permettent à l'industrie minière d'éviter de payer les sommes dérisoires que la loi propose de percevoir.

Comme le WSWS l’a prédit, le rôle politique joué par les staliniens, le Front large et les morénistes n'a fait qu'enhardir les forces les plus à droite et les plus fascisantes, qui ont le sentiment d'avoir le dessus. La situation politique dangereuse actuelle doit être reconnue en tant que telle et les leçons du passé assimilées par la classe ouvrière comme première étape de sa rupture d’avec toute la fausse gauche chilienne.

(Article paru en anglais le 26 mai 2023)

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