Le Pakistan s'apprête à voter dans des élections mises en scène par l'armée

Après plusieurs mois de retards et d’incertitudes, les électeurs du Pakistan, cinquième pays le plus peuplé du monde, se rendront aux urnes pour les élections nationales et provinciales ce jeudi 8 février.

L’État pakistanais, et en premier lieu son armée soutenue par les États-Unis, a une longue tradition de manipulation des élections par la violence, l’intimidation et le bourrage des urnes. Toutefois, l’armée n’est jamais intervenue de manière aussi ouverte pour manipuler le résultat d’une élection.

Les cibles immédiates de l’armée sont le Premier ministre défroqué Imran Khan et son parti, le Pakistan Tehreek-i-Insaf (PTI, Mouvement pakistanais pour la justice), qui, de l’avis général, arriveraient en tête des sondages s’ils étaient autorisés à se présenter.

Khan, un populiste islamique de droite, est en prison depuis huit mois pour des accusations forgées de toutes pièces de trahison de secrets d’État et de corruption manipulée politiquement. À l’approche des élections, l’étau s’est resserré. Au cours de la semaine écoulée, il a été condamné à des peines de 14, 10 et 7 ans de prison, respectivement pour avoir profité illégalement de cadeaux qui lui avaient été offerts dans l’exercice de ses fonctions, pour avoir divulgué des secrets d’État et pour avoir épousé sa femme avant l’expiration d’un délai de 40 jours après son divorce.

Le PTI, quant à lui, s’est vu interdire de se présenter aux élections sous sa propre bannière. Ceux de ses dirigeants qui se présentent aux élections en tant qu’indépendante ont été la cible de descentes de police, de violences et d’autres formes d’intimidation.

Alors que le Pakistan est secoué par des crises économiques, géopolitiques et politiques qui s’entrecroisent, les militaires et les factions dominantes de la bourgeoisie ont décidé que toute expression de la volonté populaire – aussi limitée et déformée soit-elle par le caractère droitier de la politique de l’establishment pakistanais – ne pouvait être tolérée.

Ces derniers mois ont été marqués par une vague de luttes populaires contre la flambée des prix des denrées alimentaires (l’inflation a atteint 40 pour cent en novembre) et les suppressions d’emplois, ainsi que contre les «disparitions» et les exécutions extrajudiciaires perpétrées par l’armée.

Si la constitution avait été respectée, les élections auraient eu lieu au début du mois de novembre. Cependant, l’administration intérimaire dirigée par le Premier ministre Anwar ul Haq Kakar, homme de confiance de l’armée et notoirement connu pour son mépris du sort des masses et de leurs droits fondamentaux, a trouvé divers prétextes pour les reporter. Les trois mois supplémentaires ont été utilisés pour intensifier la répression contre Khan et son PTI, pour mieux préparer le terrain politique pour le candidat au poste de Premier ministre préféré de l’armée et, surtout, pour accélérer la mise en œuvre d’une série de mesures très impopulaires dictées par le Fonds Monétaire International (FMI). Il s’agit notamment de réductions massives des subventions pour l’énergie, d’augmentations d’impôts et d’un programme de privatisation brutal.

L’ancien Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif (au centre), s’adresse à un meeting de campagne électorale à Hafizabad, au Pakistan, le jeudi 18 janvier 2024. [AP Photo/K.M. Chaudary]

Les hauts gradés de l’armée pakistanaise ont, de l’avis général, cherché à ouvrir la voie au retour au pouvoir de Nawaz Sharif, trois fois Premier ministre et leader à vie de la Ligue musulmane pakistanaise-Nawaz. Issu d’une des familles les plus riches du Pakistan, Nawaz Sharif a commencé sa carrière politique en tant que protégé du général Zia ul-Haq, dictateur militaire soutenu par les États-Unis et réactionnaire acharné qui, dans les années 1980, a été le fer de lance de l’«islamisation» de la politique et de la société pakistanaises.

Sharif, qui a occupé le poste de Premier ministre pour la dernière fois de 2013 à 2017, a eu son lot de démêlés avec l’armée, qui affirme avec zèle son contrôle sur les politiques militaire, étrangère et de sécurité nationale du pays. Toutefois, ils ont apparemment aplani leurs différends et le dirigeant de la PML (N) devrait diriger un gouvernement chargé de «relancer» l’économie pakistanaise, c’est-à-dire de stimuler les investissements en réduisant les salaires réels, en liquidant les biens publics et en supprimant toutes les contraintes réglementaires pesant sur les capitaux.

En octobre, Sharif est rentré du Royaume-Uni, où il vivait depuis 2019 pour éviter la prison à la suite d’une condamnation pour corruption. En l’espace de quelques semaines, les tribunaux ont annulé cette condamnation, rejeté d’autres accusations portées contre lui et, en janvier, la Cour suprême a annulé l’interdiction à vie faite aux hommes politiques reconnus coupables de corruption de se présenter à des fonctions publiques.

Sharif fait campagne en tant que candidat du «développement économique», tout en soulignant son soutien à l’armée. Il a dénoncé à plusieurs reprises Imran Khan pour avoir prétendument incité à l’opposition à l’armée, notamment pour son rôle «catastrophique» dans les événements du 9 mai 2023, lorsque des partisans du PTI, indignés par la capture de Khan par des paramilitaires lors d’une comparution devant un tribunal, ont affronté les forces de sécurité dans tout le pays.

«Ce qu'Imran Khan a fait et ce qui lui est arrivé est de sa propre faute», a déclaré Sharif à Geo News cette semaine. «Nous avons fait du Pakistan une puissance atomique», a-t-il poursuivi en faisant référence aux essais de bombes nucléaires effectués par le pays en 1998. «Nous n’avons pas attaqué notre propre armée le 9 mai. Nous sommes pour la paix et le progrès».

Le PTI ayant été exclu des élections, le principal adversaire de la PML (N) est le Parti du peuple pakistanais (PPP), un parti dynastique de capitalistes et de propriétaires terriens. Il est aujourd’hui dirigé par Bilawal Bhutto Zardari, le fils de Benazir Bhutto, deux fois Première ministre assassinée, et le petit-fils de Zulfikir Ali Bhutto, qui a été destitué de son poste de Premier ministre et dont la pendaison a été ordonnée par le général Zia. Le PPP se présentait autrefois comme un parti «socialiste islamique», mais chaque fois qu’il a été au pouvoir au cours des quatre dernières décennies, il a appliqué les mesures d’austérité du FMI et entretenu des relations étroites avec Washington.

La PML (N) et le PPP ont formé un gouvernement de coalition dirigé par le frère de Sharif, Shahbaz Sharif, après que le gouvernement de Khan a été renversé en avril 2022 lors d’un vote de défiance parlementaire orchestré par l’armée et encouragé par Washington. Au cours de ses 15 mois au pouvoir, le gouvernement de coalition a obtenu l’approbation du FMI, en imposant des subventions brutales et d’autres réductions budgétaires au milieu de la dévastation causée par les inondations de 2022, et a réussi à rétablir les relations tendues d’Islamabad avec Washington. En revanche, le soutien de la population pakistanaise s’est effondré.

Le FMI, avec lequel le gouvernement pakistanais devra très certainement négocier de nouveaux prêts compte tenu de l'énorme dette extérieure du pays, a indiqué sa préférence pour un gouvernement «à large appui». De cette façon, l'opprobre populaire pour la mise en œuvre de mesures brutales au nom du capital pakistanais et mondial peut être partagée par l'élite politique, et aucun des principaux partis ne peut être tenté d'essayer de tirer un avantage politique en se posant en opposant.

Toutefois, compte tenu de la mésentente historique entre les deux partis, il est peu probable que le PPP accepte d’être à nouveau le partenaire junior de la PML (N) au sein du gouvernement.

Le PTI est un parti de droite, hostile à la classe ouvrière, qui fréquente divers groupes fondamentalistes islamiques. Khan a dû son élection en 2018 au soutien qu’il a reçu en coulisses de la part de l’armée. Une fois au pouvoir, il a rapidement abandonné sa rhétorique populiste sur l’établissement d’un «État-providence islamique» pour imposer l’un des programmes d’austérité et de restructuration du FMI les plus brutaux jamais mis en œuvre au Pakistan. Soulignant les relations réelles entre son parti, l’armée et l’establishment politique traditionnel, il a composé son cabinet de ministres et de fonctionnaires qui avaient servi sous l’allié de George W. Bush pour la «guerre contre le terrorisme», le général dictateur Pervez Musharraf.

Si l’armée s’est finalement lassée de Khan et a donné leur feu vert à son éviction, c’est parce qu’elle considérait que son voyage à Moscou en février 2022 et l’annonce impromptue de la «neutralité» du Pakistan dans la guerre avec la Russie déclenchée par les États-Unis et l’OTAN compromettaient inutilement les relations déjà très tendues d’Islamabad avec Washington. Le fait que Khan ait annoncé, sur l’insistance du FMI, des réductions massives des subventions à l’énergie au début de l’année 2023, puis qu’il soit revenu sur sa décision face au tollé populaire, a également gravement entamé la confiance de la classe dirigeante à l’égard de son gouvernement.

Depuis son éviction, Khan a réussi à conserver, voire à regagner, un certain soutien populaire, en particulier parmi la base traditionnelle du PTI, constituée de sections de la classe moyenne urbaine. À l’instar d’une grande partie de la population, ces couches, qui vont du petit commerçant au jeune diplômé de l’université, ont été frappées par les deux dernières années de crise économique croissante, notamment la flambée des prix, la chute de la roupie, le chômage de masse et le sous-emploi.

Pendant les nombreuses années où il n’était pas favori, Khan s’est forgé une image d’«outsider», qu’il continue d’essayer d’exploiter et d’embellir en dénonçant les machinations qui ont provoqué la chute de son gouvernement. Il a aussi sans aucun doute bénéficié de l’indignation de la population et de sa sympathie face à la vendetta judiciaire dont lui et le PTI ont fait l’objet, notamment les accusations de terrorisme, ainsi que du sentiment populaire croissant à l’égard de l’armée, qui piétine les droits démocratiques, dilapide une grande partie du budget national dans la rivalité militaro-stratégique réactionnaire du Pakistan avec l’Inde, et a amassé d’immenses richesses et pouvoirs par le biais d’une série de sociétés qu’elle dirige.

Aujourd’hui méprisé par une grande partie de l’élite dirigeante qui le considère comme un électron libre, Khan a parfois vivement critiqué l’armée et l’intimidation des États-Unis. Toutefois, il est revenu à plusieurs reprises sur ces remarques, affirmant clairement qu’il était prêt à travailler avec les deux parties et qu’il soutenait l’alliance stratégique américano-pakistanaise. Forgée au début des années 1950, cette alliance a toujours eu pour pivot le partenariat entre le Pentagone et l’armée pakistanaise dont le siège se trouve à Rawalpindi.

Quelle que soit la composition politique du prochain gouvernement pakistanais, celui-ci entrera en conflit amer avec la classe ouvrière et les masses rurales, alors même qu’il tente de négocier une crise géopolitique insoluble, enracinée dans l’escalade du conflit stratégique global entre les États-Unis et la Chine, ses deux principaux alliés stratégiques.

Bien que cela ait été officiellement démenti, il a été largement rapporté que l’armée pakistanaise fournit des armes à l’Ukraine, à la demande de Washington, par des voies détournées.

Washington étant de plus en plus proche de déclencher une guerre totale contre l’Iran, le voisin occidental du Pakistan, Islamabad se trouve de plus en plus au cœur d’un dilemme stratégique. Les États-Unis et d’autres alliés du Pakistan, notamment les États du Golfe, qui risquent d’être entraînés dans un tel conflit dès le début, chercheront à obtenir le soutien d’Islamabad. Pékin, de son côté, cherchera à empêcher, éventuellement par des moyens militaires, l’impérialisme américain de réorganiser le Moyen-Orient, riche en énergie, en préparation d’une épreuve de force avec la Chine.

Le Pakistan a déjà été entraîné dans le maelström des frappes et des contre-attaques. Le mois dernier, Islamabad a riposté à une attaque iranienne contre des séparatistes baloutches opérant contre l’Iran à partir de son territoire en frappant des cibles dans l’est de l’Iran qui seraient associées à des groupes luttant pour la sécession de la province pakistanaise du Baloutchistan.

En décembre, le chef d’état-major de l’armée pakistanaise, le général Asim Munir, a rencontré de hauts responsables du gouvernement Biden et du Pentagone, dont le secrétaire d’État Antony Blinken, au cours d’une visite d’une semaine à Washington, au sujet de laquelle pratiquement rien n’a été dit publiquement.

(Article paru en anglais le 7 février 2024)

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