Dans une interview à Jacobin, un responsable de l'UAW dissimule le soutien de la bureaucratie syndicale au génocide

Alors que la répression nationale dirigée par le président Joe Biden contre les étudiants protestant contre le génocide israélien à Gaza s'est accélérée cette semaine, le directeur de la région 9A des Travailleurs unis de l'automobile (UAW), Brandon Mancilla, a accordé une interview au magazine Jacobin intitulée «Pourquoi l'UAW devrait être solidaire de la Palestine».

L’article est un exercice de double discours visant à masquer le fait que la bureaucratie de l’UAW soutient la guerre. En effet, le titre a été modifié après la publication de «Pourquoi l’UAW est solidaire de la Palestine» en pourquoi il «devrait».

Le président Joe Biden se tient aux côtés de Shawn Fain, président des Travailleurs unis de l'automobile (UAW), lors de la convention politique des UAW, le mercredi 24 janvier 2024, à Washington. [AP Photo/Alex Brandon]

Le plus significatif est le fait que Biden n’est jamais mentionné. L’UAW a donné son appui électoral à «Joe le génocidaire» comme président, et le président de l’UAW, Shawn Fain, est un proche allié du belliciste en chef. Jacobin, l’organe parlementaire des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), soutient également Biden, le directeur éditorial Bhaskar Sunkara tweetant son soutien à un vote «tactique» en sa faveur.

Pendant ce temps, une énorme colère monte au sein de la base de l’UAW, qui appelle à la grève pour mettre fin à la répression. Une récente déclaration Twitter/X de Fain affirmant s’opposer aux arrestations massives était remplie de réponses exigeant que le syndicat annule son soutien à Biden. Les étudiants diplômés de la New School, membres de l’UAW, ont publié une déclaration dénonçant Biden et critiquant les liens de Fain avec lui. La section locale 4811, qui regroupe des dizaines de milliers d'étudiants diplômés en Californie, a récemment été contrainte d'annoncer un vote sur une grève contre la répression policière. Mais le syndicat tente de gagner du temps et n’a même pas encore annoncé de date pour le vote.

Le World Socialist Web Site soutient l’appel de plus en plus fort à la grève, en publiant cette semaine une déclaration de l'Alliance ouvrière internationale des comités de base (IWA-RFC), qui appelle à une «grève nationale et internationale pour imposer la fin des attaques contre le droit fondamental à la liberté d’expression». Il encourage en particulier les membres de l’UAW à exiger que l’ensemble des 400.000 membres du syndicat, tant sur les campus que dans les usines, débrayent.

Mancilla, un ancien responsable du syndicat des étudiants diplômés de Harvard, tente de détourner le sentiment anti-guerre. Il a joué un rôle de premier plan dans l'adoption d'une résolution de cessez-le-feu de l'UAW en décembre. Mais cette résolution était une supercherie, l’UAW ayant donné son appui à la candidature de Biden quelques semaines plus tard, lors d’une conférence à laquelle Mancilla assistait.

Une «histoire compliquée» de soutien à la guerre

Dans l’interview, Mancilla affirme que la bureaucratie syndicale peut devenir un véhicule pour organiser l’opposition de la classe ouvrière à la guerre. Mais alors même qu’il présente cet argument, il est obligé d’admettre que l’UAW a une «histoire compliquée» en matière de guerre impérialiste – en d’autres termes, que le syndicat soutient celle-ci depuis longtemps.

Non seulement l’UAW, mais l’ensemble des dirigeants syndicaux étaient complices de la politique étrangère américaine de la guerre froide, note-t-il. «Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle l’“AFL-CIA”: il y a une histoire du mouvement syndical américain, et de l'AFL-CIO et de ses affiliés en particulier, qui a adopté des positions qui ont solidifié l'hégémonie américaine au détriment de la solidarité avec les peuples opprimés, qui luttaient contre la guerre, l’impérialisme et l’oppression.»

Mancilla traite cela comme s’il s’agissait d’une sorte d’erreur. Quoi qu'il en soit, selon lui, parfois les bureaucrates se sont trompés, et d'autres fois ils ont eu raison, comme lorsque l'ancien président de l'UAW, Walter Reuther, s'est finalement prononcé contre la guerre du Vietnam.

En réalité, le soutien à l’impérialisme découle du soutien de la bureaucratie au capitalisme, au nationalisme américain et à l’anticommunisme, tant au pays qu’à l’étranger. Elle trouve l’une de ses formes les plus explicites dans son soutien au Parti démocrate depuis un siècle.

Trotsky a observé un jour que leur tendance organique vers le «compromis» signifiait qu’«en temps de guerre ou de révolution, lorsque la bourgeoisie est plongée dans des difficultés exceptionnelles, les dirigeants syndicaux deviennent généralement des ministres bourgeois». C’est encore plus vrai aujourd’hui que lorsqu’il écrivait ces lignes il y a plus de 80 ans, lorsque les bureaucrates avaient encore un lien avec les grèves et les luttes sociales. Les bureaucrates syndicaux d’aujourd’hui ont passé des décennies à imposer des capitulations. Ce sont des créatures de l’État et du patronat.

Mancilla affirme même que le soutien de l’UAW à la «lutte contre le fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale» était une position particulièrement «audacieuse, solidariste et internationaliste». En réalité, la bureaucratie de l’UAW a attaché les travailleurs à l’impérialisme américain, qui combattait l’Allemagne et le Japon pour la suprématie mondiale, et non pour la «démocratie». Un élément clé du régime de guerre aux États-Unis, connu sous le nom de propagande «Arsenal de la démocratie», était l’engagement de non-grève imposé aux travailleurs par les responsables syndicaux, ainsi que l’emprisonnement des socialistes anti-guerre.

L’effort de guerre impliquait également l’internement massif d’Américains d’origine japonaise, le bombardement de villes allemandes et japonaises et se termina par le largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki.

Ce que Mancilla appelle une politique «audacieuse, solidariste et internationaliste» est utilisé comme modèle pour la Troisième Guerre mondiale. Biden invoque à plusieurs reprises l’«Arsenal de la démocratie» dans ses discours, déclarant dans son discours acceptant l’appui électoral de l’UAW que les Américains doivent construire «des porte-avions et des chars». Fain l'a repris lui-même en portant une chemise avec l’image d’un bombardier B-24 sur le devant et la phrase «Arsenal de la démocratie» dans le dos.

L’impasse de «faire pression» sur les démocrates

Après avoir implicitement approuvé la campagne menant à une Troisième Guerre mondiale, Mancilla déclare que la résolution de cessez-le-feu de l’UAW est un «changement sismique» dans les syndicats. Il ajoute: «L’UAW mène actuellement la lutte pour la justice sociale et économique et doit devenir de plus en plus inclusif.» En réalité, la résolution de cessez-le-feu est conçue pour fournir une couverture à la bureaucratie alors que son soutien à la guerre devient encore plus ouvert et grossier.

Il ajoute: «La prochaine étape consiste désormais à faire pression sur notre gouvernement pour qu’il mette réellement fin à notre complicité dans le génocide en cours. Nous avons une grande responsabilité dans ce domaine, du fait que nous sommes généralement [!] main dans la main avec le Parti démocrate. Nous devons réellement faire pression sur le Parti démocrate, sur le fait que nous fabriquons également des armes de guerre.»

Mais la politique des démocrates n’est pas déterminée par des «pressions» mais par les besoins de l’impérialisme américain. Biden lui-même l’a clairement exprimé dans ses commentaires à la presse jeudi, où il a calomnié les manifestants en les qualifiant d’«antisémites» violents. Lorsqu’un journaliste lui a demandé si les manifestations l’avaient contraint à reconsidérer son soutien au génocide, il a simplement répondu: «Non.»

Le Parti démocrate a longtemps servi de cimetière aux mouvements sociaux, les capturant en utilisant des illusions de «pression» afin de les rendre inoffensifs. C’est ce qui en fait le premier parti de guerre du capitalisme américain – après avoir été au pouvoir pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, en Corée et au Vietnam – parce que de tels efforts de grande envergure nécessitent que le «front intérieur» soit protégé contre l’opposition intérieure.

Ce n’est pas une «pression» vaine et impuissante, mais une rupture des travailleurs et des jeunes d’avec le Parti démocrate qui est nécessaire. Mancilla et la bureaucratie de l’UAW s’y opposent parce qu’ils soutiennent l’impérialisme capitaliste.

Accuser les travailleurs du soutien de la bureaucratie au génocide

Mancilla passe une grande partie du reste de l'interview à trouver des excuses pour expliquer pourquoi l'UAW a refusé de déclencher une grève contre le génocide. «Le mouvement syndical n’est en réalité pas très dense au sein de l’industrie de la défense», affirme-t-il. En fait, l’UAW a récemment bloqué une grève chez Allison Transmission, qui produit des pièces pour les véhicules blindés israéliens.

La deuxième raison pour laquelle l'UAW n'a pas appelé à la grève, affirme Mancilla, est que «ces demandes [de grève] ne viennent pas du mouvement syndical, elles viennent d'autres secteurs qui ont lancé un appel à un cessez-le-feu et à la solidarité palestinienne».

Il poursuit: «Nous n’avons pas encore vu un mouvement au sein des usines de fabrication d’armes dénonçant la complicité de leurs entreprises [...] Les revendications doivent venir de l’intérieur, et pas seulement du sommet ou des membres d’autres secteurs.»

Selon Mancilla, alors que la bureaucratie «mène la lutte pour la justice sociale et économique», les membres sont tout simplement trop indifférents et arriérés pour faire quoi que ce soit. Il s’agit d’une tentative cynique de transférer faussement les politiques réactionnaires de l’appareil bureaucratique sur les travailleurs.

Mancilla divise également arbitrairement les travailleurs entre les sections et les frontières nationales, affirmant que les appels à la grève sont en quelque sorte moins importants parce qu'ils émanent d'étudiants diplômés ou de travailleurs palestiniens.

Mais même si les travailleurs votaient à l’unanimité en faveur de la grève, la bureaucratie de l’UAW continuerait de la bloquer ou du moins tenterait de la limiter autant que possible. La bureaucratie syndicale défie régulièrement les «revendications de l’intérieur» des travailleurs chaque fois que cela convient à ses objectifs. Elle ignore systématiquement les votes de grève, comme elle l’a fait chez Allison Transmission et plus récemment chez Daimler Truck.

Même en prenant Mancilla au mot, cette admission est une condamnation de son propre rôle. Si l’action ne peut légitimement venir que de bas en haut et «pas seulement d’en haut», alors pourquoi prendre le poste de directeur de la Région 9A, dont il tire un salaire de plus de 200.000 dollars par an?

Mancilla est membre de la faction au pouvoir Unite All Workers for Democracy (UAWD), qui présente l'UAW comme la force dirigeante d'un mouvement de réforme démocratique au sein des syndicats. Il entretient également des liens étroits avec Labor Notes, qui a pratiquement couronné Fain comme le plus grand leader de la classe ouvrière depuis des décennies lors de sa conférence du mois dernier (qui a failli être interrompue en raison des manifestations anti-génocide).

Au sein de ce «mouvement», selon l’UAWD, le rôle des travailleurs est relégué au soutien de l’un ou l’autre bureaucrate. L'UAWD s'est explicitement opposée à la campagne de Will Lehman, un travailleur socialiste de l'automobile qui s'est présenté à la présidence du syndicat contre Fain. Lehman a lié son appel à l’abolition de la bureaucratie, et non à sa réforme, à la lutte contre la guerre et le capitalisme.

Fain et l’UAWD ont affirmé que cela montrait qu’il était inapte à occuper un poste, voire «antisyndical». Ils identifiaient ainsi le syndicat dans son ensemble aux intérêts de la bureaucratie. Maintenant, il inverse sa position et «redécouvre» soudainement la distinction entre les membres et les sommets, mais simplement pour transférer la faute de la bureaucratie sur les travailleurs.

À la fin de l’interview, Mancilla admet même que l’UAW a un intérêt financier dans le génocide à travers des investissements compris entre 400.000 et 700.000 dollars en Israël. Une fois de plus, il tente de rejeter la responsabilité sur d’autres, cette fois les gestionnaires financiers du syndicat. «À mon avis, nous devrions arrêter d’investir dans ce genre de choses [le génocide]», ajoute timidement Mancilla.

Il s’agit d’une opinion minoritaire au sein de la bureaucratie. Cette semaine, les responsables de l'UAW ont voté contre le retrait de ces investissements, qui représentent un millième de ses actifs totaux, selon l'UAW Labor for Palestine.

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Mais même si l’UAW se départissait de cet argent, cela ne changerait pas le caractère de la bureaucratie. Elle est hostile à un mouvement de masse et le redoute, en particulier un mouvement politique contre l’impérialisme, car elle s’appuie sur la «paix syndicale» et sur ses liens avec le gouvernement et la direction pour garantir ses privilèges.

Dans sa déclaration de jeudi, l'Alliance ouvrière internationale des comités de base (IWA-RFC) a affirmé: «Si les bureaucrates refusent» de déclencher une grève pour imposer la fin de la répression policière et du génocide «ou tentent de gagner du temps, les travailleurs devraient les expulser et les remplacer – et non avec des fonctionnaires de carrière, mais avec des dirigeants issus des usines et prêts à faire respecter la volonté démocratique de la classe ouvrière.»

L’interview de Mancilla montre que c’est exactement ce que fait la bureaucratie. Par conséquent, la lutte contre la guerre nécessite également une rébellion de la base contre l’appareil bureaucratique.

(Article paru en anglais le 4 mai 2024)

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