Le gouvernement fédéral libéral a criminalisé pour une durée indéterminée la grève prévue par 9300 cheminots des plus grands réseaux ferroviaires du pays, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) et le Canadien Pacifique Kansas City (CPKC).
Les mécaniciens de locomotive, les chefs de train et les agents de triage des deux entreprises travaillent dans le cadre de conventions collectives expirées depuis le 31 décembre 2023. Un contrat distinct pour les contrôleurs du trafic ferroviaire du CPKC est en cours de renégociation.
Le jeudi 9 mai dernier, le ministre fédéral du Travail, Seamus O'Regan, s'est tourné vers le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) pour bloquer la grève des travailleurs du rail. En mobilisant le CCRI – un organisme non élu et pro-employeur, qui dispose de pouvoirs arbitraires considérables, mais rarement utilisés jusqu'à récemment, pour criminaliser une grève imminente – O'Regan s'est appuyé sur le rôle qu'il a joué pour briser la grève des dockers de la côte ouest l'année dernière.
L'attaque de l'État contre les cheminots doit être considérée comme un avertissement par tous les travailleurs. Tandis que l'impérialisme canadien soutient le génocide israélien contre les Palestiniens et joue un rôle de plus en plus important dans la guerre de l'OTAN contre la Russie et dans l'offensive stratégique américaine contre la Chine, le gouvernement libéral soutenu par les syndicats ne tolérera aucune opposition de la part des travailleurs du pays qui remettent en cause les profits des entreprises et les politiques d'austérité nécessaires pour financer la machine de guerre du Canada.
Les cheminots ont voté massivement en faveur de la grève au début du mois, la Conférence ferroviaire des Teamsters du Canada (CFTC) prévoyant une grève dès le 22 mai. Cependant, à la demande des grandes entreprises exportatrices de matières premières, le gouvernement libéral a rendu illégale toute grève, lorsque O'Regan a ordonné au CCRI d'enquêter pour déterminer si une grève pouvait avoir des «répercussions potentielles sur la santé et la sécurité des Canadiens». Ce faisant, il a cyniquement mis l'accent sur le carburant lourd, le propane, les aliments et le matériel de traitement de l'eau nécessaires dans les communautés éloignées et «dans tout le Canada» : une justification qui aurait pu être invoquée pour interdire toute grève des chemins de fer canadiens dans l'histoire moderne.
Le CN et le CPKC exploitent de vastes réseaux ferroviaires. Tous deux couvrent la vaste étendue du Canada, le réseau du CN s'étendant vers le sud jusqu'aux États-Unis, tandis que celui de CPKC s'étend encore plus loin jusqu'au Mexique. Les chemins de fer sont essentiels à l'économie canadienne pour l'exportation de céréales, de potasse, de produits du bois, de pétrole et de charbon, entre autres, vers le marché mondial. Si le gouvernement avait été honnête quant aux raisons pour lesquelles il a interdit la grève, il aurait dit qu'aucune interruption de ce réseau commercial mondial n'est acceptable alors que les tensions entre les grandes puissances augmentent, ni aucune grève d'une grande partie des travailleurs qui pourrait déclencher la colère bouillonnante ressentie par les travailleurs dans tout le pays après des décennies de reculs contractuels, d'inégalités sociales croissantes et de décimation des services publics pour payer les cadeaux offerts à l'élite capitaliste et la guerre.
Une grève simultanée des cheminots des deux compagnies mettrait rapidement l'économie du pays à genoux et aurait un impact significatif sur l'économie nord-américaine dans son ensemble. Alors que les membres des Travailleurs unis de l'automobile (UAW) sur les campus de l'Université de Californie ont voté une grève pour soutenir les campements d'étudiants contre le génocide, une grève des cheminots dirigée contre les efforts du gouvernement Trudeau pour étouffer la lutte des classes aurait le potentiel de déclencher un mouvement plus large de travailleurs qui pourrait se libérer de la camisole de force de la «négociation collective».
O'Regan a demandé au CCRI de se prononcer sur les «activités qui doivent se poursuivre pendant une grève ou un lock-out», dans le but d'atténuer l'impact de la grève et de maintenir les bénéfices. Le CCRI n'a pas fixé de délai pour rendre sa décision, mais il est fort probable qu'elle ne soit pas rendue avant des semaines, voire des mois, après le 22 mai. D'ici là, toute grève est légalement interdite.
La bureaucratie des Teamsters se soumet docilement à l'interdiction de grève imposée par le gouvernement
La bureaucratie des Teamsters s'est immédiatement soumise au diktat d'O'Regan et au système de négociation collective pro-employeur conçu par le gouvernement, en annonçant qu'elle se conformerait «évidemment à tout ordre» du CCRI.
Lorsque les travailleurs de la base ont exprimé leur vive désapprobation, la direction de la CFTC a jugé nécessaire de publier une déclaration dans laquelle elle déplorait la référence au CCRI, qu'elle qualifiait d'«incroyablement frustrante», et affirmait qu'elle «contesterait tout résultat ayant une incidence sur nos droits garantis par la Charte (c'est-à-dire par la Constitution)». Le fait que tout cela n'était que du vent a été mis en évidence par la réitération claire de la CFTC dans la phrase suivante, à savoir qu'elle appliquera toute décision anti-travailleur rendue par le CCRI. «Toutefois, a déclaré la direction de la CFTC, la réalité est que nous devons suivre la loi et respecter la procédure telle qu'elle a été décrite.»
La réponse complaisante de la direction des Teamsters ne surprendra pas les cheminots. Après le vote de grève massif des cheminots, le président de la CFTC, Paul Boucher, dans des termes presque identiques à ceux utilisés par O'Regan pour justifier ses initiatives visant à briser la grève, a déclaré : «Un arrêt de travail simultané au CN et au CPKC perturberait les chaînes d'approvisionnement à une échelle que le Canada n'a probablement jamais connue. Je tiens à préciser que provoquer une crise de cette ampleur n'a pas été, et ne sera jamais, notre objectif. La réalité est que nous aimerions vraiment éviter un arrêt de travail.»
L'affirmation d’O'Regan selon laquelle il agit par souci de «santé et de sécurité des Canadiens» est d'autant plus hypocrite que l'une des questions centrales des négociations sur la convention collective ferroviaire est le mépris insouciant du CN et du CPKC pour la sécurité des travailleurs et du public, qui a entraîné une augmentation du nombre d'accidents, de blessures et de décès.
En juillet dernier, O'Regan a joué un rôle déterminant pour mettre un terme à la grève militante de deux semaines menée par 7400 travailleurs portuaires de la côte ouest. Le syndicat des dockers n'ayant pas réussi à imposer un accord de capitulation pourri après deux semaines de grève, O'Regan a convaincu le CCRI d'ignorer ses propres décisions antérieures et de déclarer arbitrairement «illégale» la reprise de la grève. Le CCRI a ensuite supervisé un «vote» truqué sur l'accord imposé par le gouvernement, qui comprenait un bâillon imposé à l'International Longshore Workers Union et la menace qu'un «non» entraînerait immédiatement la criminalisation par le gouvernement de toute nouvelle grève des travailleurs. À la suite de la ratification antidémocratique de la convention collective de quatre ans en août 2023, O'Regan et le ministre des Transports Pablo Rodriguez ont déclaré : «Ce conflit a provoqué de graves perturbations dans nos chaînes d'approvisionnement, mettant en péril notre solide réputation internationale en tant que partenaire commercial fiable. Nous ne voulons pas nous retrouver dans la même situation.»
La dernière mesure prise par le gouvernement libéral contre les travailleurs du rail reflète son offensive continue contre les travailleurs portuaires et toute autre section de la classe ouvrière qui oserait exiger des conditions de travail et des salaires décents. Le mois dernier, O'Regan a nommé le médiateur vétéran Vince Ready, qui a la réputation d'imposer aux travailleurs des conventions collectives traitres pro-employeurs, à la tête d'une commission d'enquête industrielle sur le conflit portuaire de la Colombie-Britannique, dans le but déclaré d'assurer la «stabilité» des chaînes d'approvisionnement du pays, c'est-à-dire d'empêcher de futures grèves.
Les droits des travailleurs systématiquement attaqués
Le droit de grève fait l'objet d'attaques systématiques au Canada depuis des décennies. À des dizaines d'occasions, les gouvernements fédéraux et provinciaux de toutes tendances politiques, y compris le Nouveau Parti démocratique, ont imposé une législation de retour au travail et ont criminalisé les grèves des travailleurs.
Le gouvernement libéral des grandes entreprises préfère conserver un vernis «démocratique» tout en poursuivant son programme réactionnaire de guerre de classe, de guerre impérialiste à l'étranger et d'austérité au pays, en utilisant ses partenaires subalternes dans les syndicats corporatistes pour étouffer l'opposition de plus en plus explosive des travailleurs à la pire crise du coût de la vie depuis des décennies. Les mécanismes préférés du gouvernement sont le simulacre de «processus de négociation collective» ou l'arbitrage obligatoire. Cependant, lorsque tout le reste aura échoué, il imposera impitoyablement les diktats du patronat en criminalisant les grèves, comme il l'a fait en 2018, lorsque le gouvernement Trudeau a promulgué le projet de loi réactionnaire C-89 visant à interdire la grève de 50.000 travailleurs des postes fédérales. En 2021, les libéraux ont fait passer au parlement une loi draconienne criminalisant une grève de quatre jours menée par 1150 dockers de Montréal.
Mais la répression des luttes des travailleurs a franchi un nouveau palier. La coordination menée par l'État pour interdire les grèves et autres formes de protestation, en particulier lorsque les travailleurs se trouvent en position de force, a été illustrée au début de l'année par une réunion que l'ambassadeur de Washington au Canada a organisée avec les dirigeants des principaux syndicats du pays à la demande expresse du président américain Joe Biden. François Laporte, président de Teamsters Canada, s'est joint à l'ambassadeur David L. Cohen et au ministre du Travail O'Regan pour discuter des «forces et opportunités des relations de travail». Organisée à la demande d'une administration américaine qui est intervenue pour interdire une grève imminente de plus de 100.000 travailleurs du rail à la fin de 2022 et qui coopère à un degré sans précédent avec l'UAW pour réprimer l'opposition des travailleurs de l'automobile et d'autres secteurs industriels, la réunion était clairement axée sur la manière de saboter l'opposition des travailleurs aux politiques de guerre et d'austérité menées par les deux gouvernements.
Les libéraux, soutenus par leurs alliés syndicaux et néo-démocrates, tentent de brouiller les pistes avec une propagande «progressiste». En grande pompe, ils ont présenté à la fin de l'année dernière un projet de loi «anti-briseurs de grève» censé interdire le recours aux briseurs de grève lorsque les travailleurs sont en grève. En réalité, la législation contient à peu près autant de restrictions au droit de grève des travailleurs qu'à l'utilisation de briseurs de grève, y compris une définition plus large de ce qui constitue un «employé essentiel» qui interdira à des pans entiers de travailleurs de faire grève. Même les conservateurs et leur chef d'extrême droite, Pierre Poilievre, se sont sentis capables de voter en faveur de la mesure lors de sa deuxième lecture au parlement en février. Poilievre, qui remporterait haut la main les élections si elles avaient lieu aujourd'hui, si l'on en croit les sondages, s'est engagé à invoquer la «clause de dérogation» lorsqu'il sera au pouvoir pour passer outre aux droits démocratiques protégés par la Charte des droits et libertés, parmi lesquels figure le droit de grève.
Les dernières actions du gouvernement Trudeau soulignent une fois de plus que les travailleurs du rail sont confrontés à une lutte politique, non seulement contre les barons du rail avides de profits, mais aussi contre le gouvernement fédéral belliciste et pro-austérité et ses alliés de la bureaucratie syndicale et du NPD. Au cours des luttes contractuelles de 2022, les travailleurs du CP ont organisé le Comité de base du CP pour défendre les intérêts des travailleurs indépendamment de la bureaucratie syndicale et offrir une solution à la conspiration entreprise-syndicat-gouvernement. Cette alliance tripartite travaille sans relâche pour subordonner toutes les ressources de la société à la conduite de la guerre impérialiste et à l'enrichissement d’une riche élite.
Les travailleurs du CN et du CPKC doivent développer ce travail au cours de la dernière ronde de négociations en mettant sur pied des comités de base sur chaque ligne, dans chaque gare de triage et dans chaque atelier, d'un océan à l'autre. Ces comités doivent prendre la direction de la lutte contractuelle et redonner le pouvoir aux travailleurs afin qu'ils puissent mener une contre-offensive contre les profiteurs du rail et leurs représentants au sein du gouvernement. La lutte unie des travailleurs canadiens du rail ne peut progresser qu'en alliance avec leurs frères et sœurs des États-Unis et du Mexique.
(Article paru en anglais le 15 mai 2024)
