L’Inde a déroulé le tapis rouge pour le président russe Vladimir Poutine lors de sa visite à New Delhi au début du mois. Cela a commencé lorsque le Premier ministre indien Narendra Modi a rompu avec le protocole pour accueillir personnellement Poutine à sa descente d’avion à la base aérienne de Palam, et s’est poursuivi tout au long de la visite de deux jours, qui s’est conclue par la signature d’une série de nouveaux accords visant à renforcer le commerce, les investissements, la mobilité de la main-d’œuvre, la défense et d’autres liens.
En affichant de façon ostensible la « chaleur » et la « force » de son partenariat stratégique de plusieurs décennies avec la Russie, l’Inde veut faire comprendre à Washington que New Delhi ne laissera pas les États-Unis définir ses relations avec Moscou.
Le gouvernement Modi, s’appuyant sur le partenariat stratégique mondial indo-américain négocié par son prédécesseur du Parti du Congrès, a considérablement renforcé les liens militaires et sécuritaires de l’Inde avec Washington au cours de ses onze années au pouvoir, transformant le pays en véritable État de première ligne dans la confrontation stratégique entre l’impérialisme américain et la Chine.
Mais au grand désarroi de Modi, de son gouvernement BJP et de toute la classe dirigeante indienne, le président américain Donald Trump s’en est pris à plusieurs reprises à l’Inde, exigeant qu’elle supprime les barrières aux exportations et aux investissements américains, cesse ses importations de pétrole russe et réduise ses liens avec Moscou.
Depuis fin août, la plupart des exportations indiennes vers les États-Unis sont soumises à des droits de douane de 50 %. Parmi ces droits, il y a un droit de douane punitif de 25 % spécifique à l’Inde qui, selon Washington, restera en vigueur tant que l’Inde continuera d’importer du pétrole russe. À 50 %, le droit de douane réciproque de l’Inde est plus élevé que celui imposé par les États-Unis à la Chine, également grand importateur de pétrole russe, ou à tout autre pays – et bien plus élevé que celui de 19 % imposé au Pakistan, le grand rival de l’Inde.
Pourtant, malgré le faste, les cérémonies et les affirmations de Modi et de Poutine sur la solidité des liens indo-russes, New Delhi et Moscou n’ont annoncé aucun des nouveaux accords majeurs en matière de défense militaire dont la rumeur faisait état.
Du point de vue du gouvernement BJP et de la classe dirigeante indienne, la visite de Poutine à l’occasion du 23e sommet annuel Inde-Russie s’inscrit dans un exercice d’équilibre précaire. L’Inde tente depuis longtemps de se positionner entre la Russie et les États-Unis et leurs partenaires de l’OTAN, dont les divergences géopolitiques ne cessent de s’accentuer. Mais cela est devenu de plus en plus difficile, en particulier depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, provoquée par les États-Unis et l’OTAN. Trump est un facteur qui complique encore davantage la situation. Dans une tentative désespérée d’enrayer l’érosion rapide de la puissance économique et géopolitique de l’impérialisme américain, il s’en prend aussi bien aux ennemis stratégiques déclarés des États-Unis qu’à leurs alliés officiels.
La visite de Poutine des 4 et 5 décembre était sa première en Inde depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Désireux de montrer que les puissances occidentales n’ont pas réussi à isoler la Russie, Poutine, comme ses hôtes indiens, a saisi toutes les occasions pour mettre en avant la force des liens russo-indiens.
Dans une interview accordée à India Today, Poutine s’est dit « très heureux » de rencontrer « mon ami » Modi et a salué la coopération entre leurs deux pays dans les domaines de la construction navale et aéronautique, de l’énergie nucléaire et de l’exploration spatiale.
Il a également critiqué la tentative des États-Unis d’intimider l’Inde pour qu’elle cesse ses importations de pétrole russe à prix réduit, soulignant, comme l’ont fait à plusieurs reprises les responsables du gouvernement indien, que les États-Unis et l’Europe continuent d’importer de l’énergie russe, notamment de l’uranium et du gaz naturel liquéfié. « Si les États-Unis ont le droit d’acheter notre combustible, pourquoi l’Inde ne pourrait-elle pas bénéficier du même privilège ? », a déclaré Poutine.
Poutine était accompagné d’une délégation de haut niveau, comprenant le ministre de la Défense Andreï Belousov, le premier vice-premier ministre et ministre de l’Industrie Denis Mantourov, la gouverneure de la Banque centrale Elvira Nabiullina et d’éminents chefs d’entreprise.
Les seize accords conclus entre l’Inde et la Russie lors du sommet couvrent un vaste éventail de secteurs, allant du commerce et de l’énergie nucléaire aux soins de santé, en passant par la culture et la lutte contre le terrorisme.
Poutine et Modi se sont fixé pour objectif de porter la valeur annuelle des échanges commerciaux entre leurs deux pays à 100 milliards de dollars, soit une augmentation de 50 %, d’ici 2030. Ils ont également fait état de progrès dans la connexion entre RuPay (le système de paiement par carte bancaire indien) et le système de paiement russe Mir, dans le but de contourner les sanctions américaines sur le commerce russe. La mise en place d’un tel système de paiement et d’échange entre la roupie et le rouble est cruciale si l’Inde veut continuer à bénéficier de ses achats massifs de pétrole russe à prix réduit, au mépris de Washington et des puissances de l’OTAN.
Modi a également souligné les progrès réalisés en vue d’un éventuel accord de libre-échange avec l’Union économique eurasienne (UEE), un bloc régional dirigé par la Russie et composé de cinq États postsoviétiques.
En matière de défense, l’Inde et la Russie ont réaffirmé leur coopération étroite de longue date et ont signé de nouveaux accords relatifs à la production conjointe d’armes, au transfert de technologies et à la livraison accélérée des commandes en cours.
New Delhi a toutefois clairement décidé d’adopter une attitude attentiste en ce qui concerne de nouveaux achats importants d’armes à la Russie, alors qu’elle cherche à rétablir ses relations avec Washington.
Les responsables du gouvernement indien ont affirmé à plusieurs reprises qu’un accord commercial provisoire avec Trump était imminent. Mais trois jours supplémentaires de négociations commerciales la semaine dernière se sont terminés sans accord. Pendant ce temps, le président américain et aspirant dictateur fasciste a lancé une nouvelle salve contre l’Inde, déclarant qu’il pourrait augmenter encore les droits de douane sur le riz indien, qui varient déjà entre 50 et 53 %.
Malgré les rumeurs selon lesquelles New Delhi pourrait conclure plusieurs accords avec Moscou pour acquérir des chasseurs de cinquième génération Su-57 à la fine pointe de la technologie, des hélicoptères avancés et le système de défense aérienne S-500 Prometheus récemment déployé par la Russie, aucun achat n’a été annoncé lors du sommet indo-russe.
Le ministre russe de la Défense, Belousov, a eu des discussions approfondies avec son homologue indien, Rajnath Singh. Belousov a promis que la Russie et ses industries de défense étaient prêtes à aider l’Inde à atteindre l’autosuffisance en matière de production de défense. L’Inde représente actuellement 8,3 % des importations mondiales d’armes, juste derrière l’Ukraine (8,8 %), qui s’est vue inondée d’armes par les États-Unis et les puissances de l’OTAN afin d’empêcher son effondrement militaire.
L’Inde a acheté cinq unités du précédent système de défense aérienne russe S-400 et attend avec impatience la livraison de sa commande actuelle, qui est en retard. En octobre 2018, l’Inde a signé un contrat de 5,43 milliards de dollars pour l’achat de cinq batteries de S-400 à la Russie, mais n’en a reçu que trois à ce jour. Bien que les États-Unis aient menacé l’Inde de sanctions en 2018 en vertu de la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act – loi visant à contrer les adversaires des États-Unis par des sanctions), l’administration Biden a finalement décidé de ne pas imposer de sanctions lors de la livraison des premiers S-400, afin de ne pas perturber l’intégration toujours plus profonde de l’Inde dans les préparatifs de guerre des États-Unis contre la Chine.
Sous Modi, l’Inde a tissé un réseau croissant d’alliances bilatérales, trilatérales et quadrilatérales avec les États-Unis et leurs principaux alliés dans la région Asie-Pacifique, à savoir le Japon et l’Australie, y compris le Quad (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité – QSD) dirigé par les États-Unis.
Les systèmes S-400 auraient joué un rôle crucial dans la guerre de quatre jours qui a opposé l’Inde au Pakistan en mai dernier, lui permettant de contrer avec succès les drones et les attaques de missiles pakistanais, après que le Pakistan eut remporté un premier succès en abattant plusieurs avions indiens sans pénétrer dans l’espace aérien indien. Bien qu’une trêve fragile soit entrée en vigueur le 10 mai, les tensions restent vives entre les deux pays, le gouvernement Modi continuant à faire pression pour redéfinir les relations entre l’Inde et le Pakistan selon ses propres conditions, notamment en se retirant du Traité des eaux de l’Indus.
Sous la pression des États-Unis, New Delhi a réduit sa dépendance vis-à-vis des achats d’armes russes ces dernières années. Cependant, la Russie reste un partenaire essentiel en matière de défense, fournissant une grande partie des systèmes d’armes actuels du pays, notamment en matière d’avions de combat, de chars et de missiles, dans le cadre de contrats s’élevant à plusieurs milliards de dollars, ainsi que pour la fourniture de pièces nécessaires à leur fonctionnement. Le missile BrahMos, fruit d’une collaboration avec la Russie, figure parmi les systèmes de missiles les plus avancés et les plus exportés de l’Inde.
À la suite de la récente guerre frontalière avec le Pakistan, l’Inde s’est lancée dans un programme intensif de réapprovisionnement en matériel militaire, la Russie étant souvent le seul ou le meilleur fournisseur.
Parallèlement, New Delhi, qui était déjà méfiante envers Washington en raison de la longue tradition des États-Unis à contrôler leurs alliés par le biais de leur dépendance à l’armement, a été secouée par le revirement soudain de Trump à son égard. Cela se traduit non seulement par le fait que Trump fait de l’Inde une cible privilégiée dans sa guerre commerciale mondiale et cherche à dicter ses relations avec la Russie, mais aussi par un dégel soudain des relations de Washington avec le Pakistan, qui, au grand désarroi de l’Inde, se poursuit à un rythme soutenu même après la récente guerre indo-pakistanaise.
La classe dirigeante indienne tenant à maintenir son alliance dite « à toute épreuve » avec Moscou, Modi et son parti suprémaciste hindou BJP, jusqu’alors connus pour leur servilité envers Washington, ont donc été contraints de riposter à l’administration Trump.
Cela s’est traduit notamment par un rapprochement avec Beijing. Fin août, Modi s’est rendu en Chine à l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai. Son premier voyage dans ce pays en sept ans a marqué du coup une importante désescalade dans le récent conflit frontalier vieux de cinq ans opposant l’Inde et la Chine et qui a vu en mai 2020 les deux pays déployer des dizaines de milliers de soldats, de chars et d’avions de combat le long du tracé de leurs frontières dans l’Himalaya et qui est de part et d’autre contesté depuis des années.
En dépit des conflits actuels avec l’administration Trump, le partenariat stratégique indo-américain reste néanmoins la pierre angulaire de la stratégie étrangère et géopolitique de Modi, de son gouvernement BJP et de la bourgeoisie indienne.
Fin octobre, Rajnath Singh et le secrétaire américain à la Guerre Pete Hegseth ont signé un nouvel accord-cadre indo-américain de défense d’une durée de dix ans visant, selon leurs propres termes, à approfondir la coopération dans les domaines terrestre, aérien, maritime, spatial et cybernétique, et à favoriser l’interopérabilité, la coproduction et le transfert de technologies, notamment par le biais d’exercices conjoints et du Quad. Après la signature, Singh s’est vanté de la « convergence » stratégique des États-Unis et de l’Inde dans la région indo-pacifique, c’est-à-dire le théâtre de guerre entre les États-Unis et la Chine.
Les exercices militaires interarmées continuent de se multiplier. En 2025, l’Inde et les États-Unis ont mené cinq exercices interarmées dans un contexte de tensions tarifaires, notamment Tiger Triumph en avril, Bright Star en août-septembre et Yudh Abhyas du 1er au 14 septembre en Alaska. Yudh Abhyas 2025 a vu la mobilisation de 450 soldats du régiment indien Madras et de la 1re Division aéroportée des États-Unis. Les manœuvres se sont concentrées sur les opérations héliportées, l’utilisation de drones, l’évacuation des blessés, la guerre électronique, le tout en terrain montagneux et dans des conditions météorologiques extrêmes similaires à celles de l’Himalaya, le tout culminant avec des exercices de tir réel.
L’Inde continue également son renforcement des relations avec Israël, dont elle a fermement soutenu le génocide à Gaza aux côtés des États-Unis et des autres puissances impérialistes. Le Premier ministre israélien et criminel de guerre Benjamin Netanyahou doit se rendre en Inde à la fin du mois. Si le BJP, parti suprémaciste hindou de Modi, entretient des liens étroits avec l’aile fasciste du mouvement sioniste de Netanyahou, l’alliance israélo-indienne est le corollaire de la volonté de New Delhi de resserrer ses liens avec l’impérialisme américain. Cela inclut le soutien et l’espoir de tirer profit de la volonté de Washington de créer, par l’agression et la guerre, un « nouveau Moyen-Orient » et un corridor économique Inde–Moyen-Orient–Europe ancré en Israël.
Dans les jours qui ont précédé la visite de Poutine en Inde, il y a eu une effervescence diplomatique autour de la tentative de Trump de négocier un soi-disant accord de paix avec la Russie, au-dessus de la tête et aux dépens des alliés de Washington au sein de l’OTAN.
La classe dirigeante indienne voit d’un œil largement favorable la perspective d’un tel accord, estimant qu’une amélioration des relations entre la Russie et les États-Unis serait à son avantage et au détriment de la Chine, qu’elle considère comme son principal obstacle à son émergence en tant que puissance hégémonique régionale en Asie du Sud et puissance mondiale. Elle a également accueilli favorablement le retour au pouvoir de Trump en janvier dernier, estimant qu’il donnerait la priorité au conflit entre les États-Unis et Beijing et renforcerait les relations avec l’Inde, notamment en soutenant l’ambition de cette dernière de devenir un centre de production alternatif à la Chine.
New Delhi marche sur une corde raide, cherchant à maintenir des relations solides avec la Russie et les États-Unis sans sacrifier ses intérêts stratégiques. Rien ne peut être affirmé avec certitude, mais même si un accord visant à geler la guerre en Ukraine était conclu, rien ne garantit que Trump renoncerait à ses tentatives d’exploiter ce qu’il perçoit comme la faiblesse économique et géopolitique de l’Inde pour forcer New Delhi à réduire considérablement ses relations avec Moscou.
La visite de Poutine en Inde souligne à quel point les relations économiques, diplomatiques et stratégiques mondiales sont fluides, instables et explosives, et à quel point les efforts de New Delhi pour tracer une voie « stratégiquement autonome » afin de promouvoir les intérêts mondiaux prédateurs de la bourgeoisie indienne sont périlleux.
