I
Le WSWS a publié une série d'articles célébrant le centenaire de diverses réalisations dans les domaines de la fiction, du cinéma et de la musique. Un thème récurrent a été l'importance, directe et indirecte à maints égards, de la révolution d'octobre 1917 pour l'art et la culture du monde.
Les plus grandes réalisations artistiques du XXe siècle sont le résultat de la compréhension, ou plus souvent de l'intuition, que « le nouvel art », comme le suggérait Trotsky, « qui établira de nouveaux repères et élargira le champ de l'art créatif », ne pouvait être créé que par ceux qui étaient « en phase avec leur époque », cette période convulsive inaugurée par la révolution russe, première étape de la révolution mondiale. À des degrés divers, les artistes les plus sérieux des années 1920 et du début des années 1930, quelle que soit leur interprétation du processus, anticipaient ou même supposaient souvent que la société s'acheminait vers une nouvelle étape, plus avancée. S'imprégner de cette atmosphère s'est avéré essentiel pour traiter de manière honnête et esthétiquement riche les contradictions de la réalité contemporaine.
Cette conception de l'art du XXe siècle anime notre vision de l'une des œuvres de fiction titanesques du siècle dernier.
Le roman Une tragédie américaine (« An American Tragedy ») de Theodore Dreiser a été publié il y a cent ans, le 17 décembre 1925. Inspiré d'un meurtre commis en 1906, l’oeuvre raconte la jeunesse de Clyde Griffiths, issu d'une famille religieuse de la classe moyenne inférieure, et sa quête du rêve américain, synonyme de réussite et de statut social. Lorsque sa petite amie Roberta Alden, ouvrière d'usine enceinte, devient un obstacle à cette quête, il planifie son meurtre de sang-froid. Sa mort, survenue dans un lac désert du nord de l'État de New York, est l'une des scènes les plus effrayantes de la littérature américaine et mondiale.
Roman volumineux de plus de 800 pages, Une tragédie américaine a été initialement publié en deux tomes. Malgré son volume et son prix, il s'est vendu à quelque 50 000 exemplaires la première année. Il a été largement salué par la critique et a fait de Dreiser le principal auteur américain de l'époque. Interdit à Boston en 1927, puis proscrit par les nazis pour avoir abordé « des histoires d'amour sordides », le roman a été adapté plusieurs fois au théâtre et au cinéma.
Il est difficile de trouver un autre roman qui se déroule comme Une tragédie américaine. Dreiser construit minutieusement, pièce par pièce, de manière douloureuse et intensément intime, son portrait d'une société, d'une ville, d'une usine, de plusieurs familles et d'un « triangle amoureux », alors qu'une terrible catastrophe se profile.
Roberta tombe enceinte au moment même où Clyde est introduit dans les cercles les plus huppés de la ville et où une possible romance avec une « fille en or », Sondra Finchley, lui ouvre des possibilités inimaginables de richesse, de luxe et de beauté. Finalement, Clyde commence à envisager la possibilité d'un meurtre. Il calcule que « si Roberta ne le laisse pas partir, tout cela signifiera sa défaite ». Il « regardait maintenant le visage [de Sondra] d'un air sombre, voire désespéré. Sa beauté ! La perfection de ce monde ! Et pourtant, il ne lui était pas permis de la posséder, ni elle ni cela, jamais. Et Roberta avec ses exigences et la promesse qu’il lui avait faite ! Et aucune porte de sortie, sauf en fuyant ! Mon Dieu ! »
Clyde est dans un dilemme :
« Mais je ne veux pas la tuer [Roberta]. Je ne veux pas la tuer. Je ne veux pas lui faire de mal. Si seulement elle me laissait partir et suivait son propre chemin, je serais si heureux et si content de ne plus jamais la revoir. »
« Mais elle ne te laissera pas partir ni suivre son chemin à moins que tu ne l'accompagnes. Et si tu suis ton chemin, ce sera sans Sondra et tout ce qu'elle représente, ainsi que toute cette vie agréable ici : ta position auprès de ton oncle, ses amis, leurs voitures, les bals, les visites aux chalets au bord des lacs. Et ensuite ? Un petit boulot ! Un petit salaire ! ... Tu n'auras jamais une autre chance comme celle-ci. Tu préfères ça ? »
Les efforts finalement voués à l'échec de Clyde et Roberta pour se sortir de leur situation difficile (notamment la recherche d'un médecin acceptant de pratiquer un avortement) sont particulièrement déchirants. Les chapitres qui mènent à la mort de Roberta par noyade sont difficiles à lire ou à relire.
II
Dreiser (1871-1945), né à Terre-Haute, dans l'Indiana, est une figure incontournable de la littérature américaine. Si Une tragédie américaine est son œuvre la plus aboutie, il est également l'auteur d'au moins quatre autres romans brillants sur la vie aux États-Unis, Sister Carrie (1900), Jennie Gerhardt (1911), The Financier (1912) et The Titan (1914), ainsi que deux livres autobiographiques fascinants et révélateurs, Newspaper Days (initialement publié sous le titre A Book About Myself en 1922, puis sous un nouveau titre en 1931) et Dawn (1931). An Amateur Laborer (commencé en 1904, mais publié plusieurs décennies plus tard) est également un mémoire qui couvre les trois années de crise psychologique qui ont suivi la censure de Sister Carrie, pendant lesquelles Dreiser a travaillé comme cheminot.
Son portrait relativement peu flatteur, bien que généralement compatissant, de l'Union soviétique, Dreiser Looks at Russia (1928), et sa critique cinglante du capitalisme américain pendant les premières années de la Grande Dépression, Tragic America (1931), restent des lectures éclairantes lorsqu'on les lit d'un œil critique. Il existe également des recueils de nouvelles (par exemple, Chains, 1927) et divers recueils de lettres (édités par Robert H. Elias, Thomas P. Riggio et Donald Pizer).
Dreiser a correspondu avec des personnalités telles qu'Eugene V. Debs, Diego Rivera, John Barrymore, John Ford, Upton Sinclair, Sherwood Anderson, John Steinbeck, Paul Robeson, Edgar Lee Masters, Edmund Wilson, James T. Farrell, H. L. Mencken, George Bernard Shaw, Emma Goldman, H. G. Wells, Max Eastman, Sergei Eisenstein, Edward G. Robinson, William Randolph Hearst et Franklin D. Roosevelt, ainsi qu'avec d'innombrables lecteurs, amoureuses et amis.
Dreiser avait son lot de défauts et de faiblesses personnelles, de préjugés et d'arriération. Comme beaucoup d'intellectuels américains, il était sensible aux solutions pragmatiques rapides, au charlatanisme philosophique et pire encore. Il avait parfois tendance à faire preuve d'un impressionnisme extrême à l'égard des événements et des personnes. Sa longue association avec le stalinisme, bien qu'elle puisse s'expliquer d'un point de vue historique, ne lui a pas fait honneur. Bien qu'il sût mieux que quiconque, Dreiser a refusé, en réponse à l'insistance d'Eastman en 1933, de prendre publiquement la défense des « partisans » persécutés de Trotsky en URSS, affirmant que « la victoire de la Russie est primordiale. Je suis d'accord avec Lincoln : on ne change pas de cheval au milieu du gué ».
David North a commenté l'intelligentsia libérale américaine du début du XXe siècle, un groupe « amorphe », avec à peine plus qu'un « vague engagement en faveur de l'amélioration progressive des conditions sociales ». La Dépression, cependant, « a produit dans ce milieu social un certain sentiment d'urgence, un intérêt accru pour les problèmes sociaux et même un certain appui pour la politique radicale ».
Dans le contexte de la crise américaine, les succès apparents de l'économie soviétique, malgré les « excès » de la collectivisation, suscitaient le respect et même l'admiration pour le concept de planification économique. Il semblait à de nombreux intellectuels libéraux que le monde avait quelque chose à apprendre de l'Union soviétique.
Dans la mesure où Dreiser était un artiste et un intellectuel bien plus important que la « moyenne », son intérêt pour les « problèmes sociaux » et son « appui pour la politique radicale » ont pris un caractère plus sérieux et plus intense. Il a profondément ressenti la misère et la souffrance généralisées produites par le capitalisme américain pendant la Grande Dépression et a écrit de manière émouvante à ce sujet. Dreiser a véritablement pris un risque pour défendre les Scottsboro Boys, les mineurs de charbon du Kentucky et les prisonniers de la guerre de classe tels que Tom Mooney, s'attirant à plusieurs reprises les foudres des autorités.
Comme indiqué précédemment, il a condamné le capitalisme américain dans Tragic America, disant qu’il était irrécupérable, et a étayé son jugement par une multitude de faits et de chiffres. De plus, Dreiser a dénoncé l'American Federation of Labor (AFL), organisation ayant une politique de collaboration de classes, affirmant en 1931 dans une lettre ouverte adressée à son président William L. Green que cette organisation :
outre son aide continue au capital depuis 1900, n'est pas tant un échec qu'une menace pour les travailleurs en général, leur bien-être économique, politique, social et éducatif. Elle n'offre ni ouverture d'esprit ni éclaircissement. Sous la direction et les conseils de l'AFL, telle qu'elle est aujourd'hui et telle qu'elle est depuis des années, le travailleur n'est en aucune façon encouragé, et encore moins formé, à des idées économiques, sociales et politiques. Et pourquoi ? Parce que ses dirigeants n'en ont pas.
Dreiser ne manquait ni de courage ni de principes.
Néanmoins, comme il l'a reconnu dans une lettre de 1932, le « marxisme » de Dreiser était « une chose très libérale ». Dans une lettre écrite l'année suivante, il exprimait sa préoccupation quant au fait que « l'immense fossé entre la richesse et la pauvreté en Amérique et dans le monde entier devrait être comblé » et que « le gouvernement devrait vraiment mettre l'accent sur le bien-être de tous les citoyens, et non celui d'une classe donnée, et, dans la mesure du possible, agir en ce sens ». Cela aide à expliquer son accommodement avec le stalinisme et son programme national-réformiste.
Dreiser était avant tout un révolutionnaire dans son analyse des relations sociales et personnelles et de leurs interconnexions mutuelles et réciproques. Il démystifiait de manière franche et objective les pensées et les sentiments importants, les désirs et les ambitions, les attribuant à ce qu'il considérait comme des forces externes incontrôlables et inconscientes. Il n'a jamais complètement surmonté sa croyance dans le déterminisme « physique et chimique aveugle et accidentel », qu'il tirait du darwinisme social pseudo-scientifique et d'autres tendances de la fin du XIXe siècle, avec des traces de Nietzsche, mais l'expérience de la vie et les analyses socialistes des lois et des structures sociales ont amélioré et affiné sa vision. Sa capacité à traduire sa compréhension des raisons pour lesquelles les gens agissent comme ils le font dans la société de classes moderne en situations fictives et dramatiques était surpassée par peu d'autres.
On peut citer par exemple son traitement du « mystère de l'amour », comme il l'appelait avec une certaine ironie. Dreiser est l'un des écrivains les plus perspicaces pour démontrer que les émotions, et surtout l'amour, sont le produit d'un ensemble complexe de circonstances sociales et psychologiques. Sans moraliser, Dreiser montre que l'amour n'est ni accidentel ni arbitraire, qu'il ne s'agit pas de quelque chose qui tombe du ciel sur les êtres humains. Dans toutes ses histoires, les hommes et les femmes tombent amoureux de personnes particulières pour des raisons très réelles, physiques, émotionnelles, sociales et économiques.
Dans une lettre datée de 1913, Dreiser observait :
Pour moi, le critère essentiel d'un livre est qu'il soit vrai, révélateur, à la fois une image et une critique de la vie. S'il répond à ces critères, la compassion, la décence, voire la honte et la douleur extrêmes qu'il suscite importent peu.
Il faut dire que Dreiser n'a que très rarement ignoré « la compassion ». Une profonde compassion pour les êtres humains et leurs innombrables difficultés dans la société de classes contemporaine imprègne presque tout ce qu'il a écrit.
III
Une étude de l'histoire littéraire américaine réalisée au milieu du XXe siècle affirmait que Dreiser « révèle les nerfs mêmes de la société américaine » et « a exercé une influence plus profonde et plus durable que tout autre romancier sur la fiction réaliste américaine du XXe siècle ».
Cependant, des décennies de réaction politique et culturelle ont eu des conséquences. Dès 1991, nous affirmions que « Dreiser “n’est plus pertinent” aux yeux de l'establishment littéraire de ce pays. Dans l'ensemble, les professeurs, les critiques et les journalistes qui composent ce qu'on appelle l'intelligentsia ne veulent rien savoir de Dreiser et d’Une tragédie américaine ».
Cette situation lamentable n'a apparemment pas changé. Selon diverses sources, il n'y a pas eu de « regain » d'intérêt pour l'enseignement des œuvres de Dreiser.
Son engagement envers la vérité sociale, la réalité historique et psychologique, sa construction inlassable des situations et des dilemmes de ses personnages, son engagement envers des questions fondamentales, notamment bon nombre des faits essentiels de la société de classes, sa critique implacable des illusions et des délires américains, son refus de flatter ses lecteurs, tout cela continue de défier la mesquinerie et le subjectivisme académiques contemporains, le postmodernisme paresseux et irrationaliste et la timidité politique.
Dreiser, nous dit-on, est un styliste lourd, « sombre », maladroit et peu habile, ses livres sont trop longs pour les lecteurs modernes dont la capacité d'attention est supposée courte, il est trop maladroit et trop explicite sur le plan social, beaucoup trop déterministe… En réponse, on pourrait se référer au commentaire d'une autre figure artistique « grossière », Vincent Van Gogh, qui disait : « C'est précisément lorsque je deviendrai plus fort que je suis en ce moment dans ce que j'appelle le pouvoir d'expression que les gens diront, non pas moins mais en fait encore plus qu'aujourd'hui, que je n'ai aucune technique. »
Les critiques féministes se sont plaintes que Dreiser « renforce les stéréotypes de genre », que ses livres se concentrent sur ce que « les hommes pensent que les femmes devraient être » et qu'il traite les femmes comme des objets à travers le regard masculin. Personne ne peut se placer directement dans la peau de quelqu’un d’autre, bien sûr, mais le romancier a en fait démontré une détermination manifestement forte et colérique à montrer le sort de ses personnages féminins, au point de donner à deux de ses œuvres majeures et les plus émouvantes, Sister Carrie et Jennie Gerhardt, le nom de ces protagonistes.
Dreiser exhortait un correspondant : « Observez la vie aussi directement que possible et préparez-vous à écrire en lisant les œuvres vraiment intéressantes qui ont été écrites par d'autres, puis considérez votre écriture comme la chose la plus importante au monde – pour vous – et les petits désagréments qui semblent aujourd'hui colorer toute votre vie prendront tout naturellement leur juste place. »
L'un des principaux objectifs de cet article est d'encourager la lecture des œuvres de Dreiser, de tous ses romans majeurs et de ses ouvrages non romanesques.
IV
Revenons à Une tragédie américaine. Dreiser a créé (ou découvert) dans ce livre une série de types sociaux indélébiles et véridiques, des « types », mais aussi des hommes et des femmes hautement individualisés et concrets : le jeune homme en pleine ascension sociale, les jeunes superficiels en quête de divertissement ou même de sens à leur vie, la jeune ouvrière sensible, la mère pauvre et imprégnée de religion (que l'on voit encore si souvent aujourd'hui dans les quartiers les plus pauvres des États-Unis !), le procureur avide et motivé par la politique, prêt à mentir par réflexe.
Voici la description que fait Dreiser, vers la fin du roman, du gouverneur de New York lorsque les avocats et la mère de Clyde lui demandent grâce. Ils se tiennent devant
un homme grand, sobre et quelque peu sombre qui, de toute sa vie, n'avait jamais ressenti la fièvre ou le feu que Clyde avait connus, mais qui, étant un père et un mari résolument affectueux, pouvait très bien comprendre les émotions actuelles de Mme Griffiths. Pourtant, il est fortement influencé par la contrainte que lui imposent les faits, tels qu'il les comprend, ainsi que par une soumission profonde et inébranlable à la loi et à l'ordre.
Une description compatissante et très objective d'un individu limité, doté d'un pouvoir énorme et, dans le contexte du roman, d'un homme froid, inadéquat et moralement prostré devant des forces plus grandes que lui.
Clyde Griffiths est brillamment dépeint. Il commence sa vie – et, d'une manière différente, la termine – plongé dans un verbiage religieux profondément ressenti par ceux qui l'entourent, mais pas par lui-même, et aspire à s'échapper, de presque n'importe quelle manière, vers un monde plus lumineux et plus épanouissant. Intelligent mais faible de caractère, beau, pas physiquement paresseux mais trop indulgent envers lui-même, Clyde sait reconnaître une occasion de gagner plus d'argent ou de plaisir lorsqu'il la voit. À un moment donné, il travaille comme porteur dans un hôtel chic de Saint-Louis et est fasciné par la richesse qui l'entoure, dont il parvient à obtenir une petite partie. Il la dépense en vêtements et parvient à se transformer en apparence.
Et Dreiser et ses riches parents, lorsqu'il les rencontre dans une ville industrielle du nord de l'État de New York, l'ont compris. Son cousin Gilbert dit après l'avoir rencontré dans le manoir familial :
Il pense que les vêtements sont tout, je suppose. Il portait un costume marron clair, une cravate marron, un chapeau assorti et des chaussures marron. Sa cravate était trop voyante et il portait une de ces chemises à rayures rose vif comme on en portait il y a trois ou quatre ans. En plus, ses vêtements ne sont pas bien coupés. Je n'ai rien voulu dire parce qu'il vient d'arriver et que nous ne savons pas s'il va rester ou non. Mais s'il le fait et qu'il se présente comme un membre de notre famille, il ferait mieux d’être discret, sinon je conseillerai au gouverneur [c'est-à-dire le père de Gilbert, l'oncle de Clyde] de lui parler.
La manière dont le besoin de réussite, de statut social et de revenus déforme les relations humaines dans le roman est le fruit des observations de Dreiser sur son époque et les gens de son temps, mais il existe manifestement une continuité et une forte résonance avec notre époque. Il y a bien plus de Clyde Griffiths aujourd’hui.
Alors que Clyde manœuvre désespérément pour cacher sa relation naissante avec la séduisante Sondra et que Roberta est terrifiée à l'idée que sa grossesse soit révélée au grand jour, tout ce qui était gentil et tendre entre les anciens amants se transforme en amertume et en ressentiment, jusqu'au moment où Clyde tue Roberta, ou la laisse mourir :
Plus poignante que jamais, elle [Roberta] l'identifiait [Clyde] à cette vie gaie dont lui, mais pas elle, faisait partie. Et pourtant, elle hésitait encore à lui faire savoir à quel point les élans de jalousie qui commençaient à l'assaillir étaient vifs. Ils passaient de si bons moments dans ce monde merveilleux – lui et ceux qu'il connaissait – et elle avait si peu.
Il y a une profonde ambiguïté autour du meurtre lui-même. Roberta, qui tombe plus ou moins accidentellement de leur barque, meurt à cause de l'inaction de Clyde. Elle se débat dans l'eau, elle pourrait être sauvée. La passivité a une composante sociale. « Suivre le mouvement », « faire ce qui vient naturellement » est une forme d'acceptation du statu quo et a un contenu réactionnaire et soumis.
La scène de la mort est terrible, mais c'est l'un des moments les plus humains du livre. Au fur et à mesure que Dreiser la déroule, bien que l'action ne dure que quelques secondes, il fait ressortir l'effet cumulé de l'éducation de Clyde, de ses aspirations et de ses frustrations, de son absorption des valeurs et des méthodes de la société. Clyde n'a jamais été autant entouré de forces sociales puissantes que lorsqu'il est seul sur ce lac isolé. Un meurtre comme celui-ci, semi-accidentel mais ardemment souhaité, n'est pas motivé principalement par la haine, mais par un besoin intériorisé qui reflète les exigences de la société.
Pourtant, même après cela, Dreiser nous permet de rester compatissants envers quelqu'un qui a des motivations vénales et basses, indépendamment du fait qu'il ait été pleinement capable d'agir en conséquence au dernier moment. Sans jamais avoir besoin de le dire, le livre prouve de manière concluante que Clyde n'est pas le méchant, mais que c'est l'organisme social qui l'est. Le lecteur attentif en tirera la conclusion qu'un tel ordre social, qui démoralise, déchire et extermine les êtres humains, des êtres humains qui y croient, qui le vénèrent, doit lui-même être aboli.
Mais même si Clyde était davantage un méchant pur et simple, l'un des triomphes moraux du roman, si nécessaire à notre époque, est la sympathie suscitée pour le condamné, la compassion pour le prisonnier, victime de l'hystérie médiatique, personne sans amis, rejetée par la société, enfermée et poursuivie pour détourner l'attention de sa propre culpabilité. « Je plains l'individu lorsqu'il est faible, vaincu, opprimé », écrivait Dreiser dans une lettre. « Mais je cesse aussi de le plaindre lorsque je le trouve fort, égoïste, vaniteux, cruel ou brutal. »
Au lendemain du meurtre de Roberta, scène très dramatique et bouleversante, Dreiser inflige à Clyde – et au lecteur – une série de coups psychiquement durs, portés les uns après les autres par la société officielle, caractéristique de celle-ci encore aujourd'hui :
La frénésie médiatique : dès que Clyde est identifié comme suspect, la presse se jette sur lui. Dans un phénomène si courant aujourd'hui, les journaux le préjugent immédiatement comme un tueur de sang-froid et attisent la colère du public, détruisant toute chance d'un procès équitable et impartial.
Une confession involontaire : la police épuise et terrifie Clyde en l'interrogeant sans relâche, le forçant à reconstituer la scène à plusieurs reprises. Il est psychologiquement brisé. Il finit par inventer un récit qui, bien que contenant la vérité, est juridiquement accablant. Ces « aveux » constituent l'un des principaux éléments de preuve à son encontre.
Les calculs de ses riches parents : son oncle Samuel Griffiths, qui représente la classe sociale à laquelle Clyde aspirait désespérément à appartenir, n'est motivé que par le désir de protéger le nom de la famille.
Isolement émotionnel : Clyde ne reçoit aucune empathie sincère de la part de sa mère ou de sa famille avant d'être incarcéré. Il a repoussé et laissé mourir la seule personne qui l'aimait, Roberta. L'autre femme qui aurait pu l'aimer, Sondra, est immédiatement emmenée par sa famille et disparaît de sa vie. Il est seul.
Les mensonges et la manipulation du procureur : le procureur Mason manipule non seulement les preuves, mais aussi le caractère faible de Clyde pour le dépeindre comme un séducteur prédateur et un tueur de sang-froid. Mason transforme cet acte pathétique et confus en un plan cohérent et prémédité, renforçant ainsi l'image de Clyde en tant que meurtrier sadique.
Le verdict de culpabilité : malgré les efforts de ses avocats (financés par son oncle), le jury, influencé par l'opinion publique et les arguments habiles de Mason, déclare Clyde coupable de meurtre au premier degré.
Rejet de l'appel et de la clémence : après la condamnation, longue et pénible attente de l'appel. L'attente de la décision finale sur la clémence est une torture. Lorsque l'appel est rejeté, cela confirme le désir sanguinaire de vengeance de la société.
La peur religieuse : dans les derniers instants, Clyde est soumis aux efforts du chapelain pour le faire se repentir. C'est également froid, essentiellement insensible et purement symbolique. Quoi qu'il en soit, Clyde hésite, ce qui lui apporte autant de terreur que de réconfort.
Et, bien sûr, le plus horrible de tout, la peine de mort elle-même...
Dans une lettre datée de 1931, Dreiser exposait son projet pour le roman. La première partie, disait-il, avait pour but de présenter
les misères sociales qui pouvaient naturellement déprimer, inhiber et frustrer, et donc exagérer, les émotions et les désirs d'un garçon très sensible et presque sensuellement exotique, très mal équipé pour la grande lutte de la vie à laquelle tous les jeunes sont confrontés.
Dans la deuxième partie, l'auteur souhaitait montrer comment un jeune homme aussi mal préparé pouvait
se retrouver confronté à un monde beaucoup plus fortuné qui intensifierait tous ses désirs les plus profonds de luxe et d'amour, et montrer comment, dans la lutte inégale habituelle entre la pauvreté et l'ignorance d'une part, et le désir et les grands jouets du monde d'autre part, il pouvait facilement et sans réelle volonté de sa part se retrouver vaincu et même accusé de meurtre.
Et la dernière partie du roman révélerait comment un tel jeune homme pourrait être traité
par un milieu rural ignorant, conventionnel et vengeur qui serait [...] le dernier à comprendre et à saisir les palliatifs qui auraient pu, mais n'ont pas, accompagner la vie d'un tel garçon, et qui le jugerait donc beaucoup plus sévèrement que des personnes plus perspicaces et plus fortunées mentalement.
V
Qu'est-ce qui a rendu possible cette œuvre remarquable en 1925 ? Il y a le génie individuel de Dreiser, sa sensibilité et son travail exhaustif sur les conditions et les problèmes sociaux et psychologiques. Son enfance généralement pauvre et instable, ses combats contre l'establishment puritain américain et ses observations perspicaces sur l'accumulation de richesses par certains, ainsi que sur la lutte des classes acharnée, l'ont rendu ouvert à une réflexion franche sur le rêve américain et les questions connexes. Il voyait sans doute quelque chose de Clyde Griffiths en lui-même et en beaucoup d'autres.
Ce génie était lui-même un produit historique et social.
« C'est en 1892, à l'époque où j'ai commencé à travailler comme journaliste, écrit Dreiser en 1934, que j'ai commencé à observer un certain type de crime aux États-Unis. Il semblait découler du fait que presque tous les jeunes étaient animés d'une ambition profonde de réussir financièrement et socialement. [...] J'étais témoin de la constitution des grandes fortunes américaines. Et une fois que ces fortunes et les familles qui les possédaient furent établies, notre “classe oisive” commença à se développer, les Quatre Cents [familles] de New York..., ainsi que leurs imitateurs dans le reste des États. »
La référence à la décennie des années 1890 est significative. Malgré la chute des prix et des taux de profit entre le milieu des années 1870 et le milieu des années 1890, le capitalisme américain a continué à connaître une croissance explosive. Entre la fin de la guerre civile et 1890, la production industrielle avait augmenté de 296 %. À la fin du siècle, la production d'acier aux États-Unis dépassait celle de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne réunies. Les nouvelles technologies dans les domaines du pétrole, de l'électricité et des communications ont facilité la croissance.
Cette période a été marquée par une concentration spectaculaire des richesses, les inégalités sociales et la pauvreté généralisée. En 1890, les 1 % les plus riches de la population possédaient un quart des actifs du pays, tandis que 11 millions des 12 millions de familles américaines gagnaient moins de 1200 dollars par an.
La lutte des classes a donné lieu à des batailles acharnées. La lutte pour la journée de huit heures a conduit à l'affaire Haymarket en mai 1886 et à l'exécution de quatre anarchistes. La grève de Homestead de 1892 contre Carnegie Steel, la grève de Pullman de 1894 et les grèves des mineurs de charbon en 1894 et 1898 ont été des moments particulièrement intenses. Dreiser a vécu cette période et en a absorbé le drame social « jusqu'à la moelle ».
Comme il le décrit dans Newspaper Days, Dreiser a découvert le romancier français Balzac alors qu'il vivait à Pittsburgh et travaillait comme journaliste (deux ans après la grève de Homestead) et s'est ensuite plongé dans ses œuvres. D'abord consterné de se retrouver dans cette ville de Pennsylvanie plutôt qu'à Paris, Dreiser s'est rendu compte que les conditions convulsives de l'Amérique industrielle et les « immenses magnats de la finance » du type Andrew Carnegie pouvaient également se prêter à un traitement fictionnel.
Leur aisance [celle des « magnats de la finance »], leur luxe, leur pouvoir – ou du moins les possibilités qu'ils possédaient – se retrouvaient ici, et les leurs n'étaient guère supérieurs. De grands livres pouvaient être écrits ici – et sur ces hommes... Si jamais un écrivain en a impressionné un autre, et cela violemment, c'était Balzac. »
Parmi ses autres auteurs préférés figuraient apparemment Tolstoï, Fielding, Thackeray, Hugo, Dickens, George Eliot, Flaubert et Zola.
Cependant, ce ne sont pas seulement la richesse et les inégalités économiques qui ont eu un fort impact sur Dreiser, mais aussi la politique et les mesures qu'elles ont engendrées. En plus de ses attaques sauvages contre les grévistes dans son pays, l'Amérique est devenue un tyran impérialiste dans les années 1890, proclamant que sa mission était de libérer les peuples opprimés. Les États-Unis ont célébré leur victoire dans la guerre hispano-américaine de 1898 « en subjuguant Cuba et Porto Rico dans les Caraïbes et les Philippines dans le Pacifique. La “libération” de cet archipel du Pacifique a nécessité la répression brutale d'une insurrection démocratique nationale, au prix de plus de 200 000 vies philippines ».
Les fortunes colossales des Rockefeller, Morgan, Carnegie et Vanderbilt, et la façon dont ils les affichaient à travers leurs manoirs, leurs dépenses somptuaires et leur « consommation ostentatoire », suscitaient la colère, mais aussi l'envie. Pour Clyde, qui « se sentait comme un moins que rien », le chemin vers le monde des « roses, des parfums, des lumières et de la musique » passait par la violence et le meurtre. Comment pourrait-il y parvenir autrement ? Ses « supérieurs » parmi les barons voleurs et les états-majors de la Première Guerre mondiale lui ont montré la voie. Pour reprendre les mots immortels de la rédaction du Wall Street Journal à notre époque, ce que Clyde et d'autres ont appris, et ce que Dreiser a dû rechercher dans une multitude d'affaires de meurtre pour trouver celle qui reflétait le mieux ses préoccupations, c'est que « la force fonctionne ».
Dreiser donne une dimension artistique et sensuelle à l'ambition mercenaire et socialement narcissique de réussir sur le dos des autres, poursuivie par la classe dirigeante américaine dans son illusion d'être arrivée au sommet, voire d'avoir trompé l'histoire.
VI
Enfin, il y a la question de l'impact de la révolution russe et de l'avènement d'une époque révolutionnaire en général sur les artistes. Ce n'est certainement pas le premier ni le dernier mot sur cette question cruciale et multiforme.
Il ne faut pas idéaliser les choses. Ce que Trotsky a dit à propos de l'impact de la révolution d'octobre 1917 sur l'intelligentsia russe, « y compris son aile littéraire de gauche », s'applique dans une large mesure au milieu artistique et intellectuel mondial. Elle est apparue, écrivait-il, « comme une destruction complète de son monde connu [celui de l'intelligentsia], de ce monde même dont elle se détachait de temps à autre, dans le but de créer de nouvelles écoles, et vers lequel elle revenait invariablement ».
Comme cela a été largement documenté, les milieux artistiques de la période précédant la Première Guerre mondiale n'étaient généralement pas favorables au marxisme et à la lutte des marxistes pour construire des partis dans la classe ouvrière. Ils étaient beaucoup plus influencés par Friedrich Nietzsche et diverses formes d'irrationalisme et de subjectivisme.
Le nietzschéisme, avec sa promesse d'une transformation « spirituelle » « hyper-révolutionnaire » (et d'une supériorité aristocratique), était plus séduisant pour de nombreux artistes que d'affronter la vie telle qu'elle était dans une période de transformation rapide, et il était certainement plus attrayant et apparemment plus « poétique » que de regarder les conditions difficiles et dures de la classe ouvrière.
Néanmoins, les luttes féroces de la classe ouvrière et des opprimés russes, menées par les bolcheviks, leur volonté et leur capacité à affronter et à vaincre tous leurs ennemis, combinées aux soulèvements en Allemagne, en Italie et en Hongrie et aux grèves de masse en Grande-Bretagne, en Amérique du Nord et ailleurs, ont fait leur chemin dans la conscience des artistes honnêtes.
Comme Trotsky l'a suggéré dans Littérature et révolution, il existait désormais, en 1923, une relation plus favorable entre la classe ouvrière et le socialisme, d'une part, et l'intelligentsia, d'autre part.
La loi de l'attraction sociale (vers la classe dirigeante) qui, en dernière analyse, détermine le travail créatif de l'intelligentsia, joue désormais en notre faveur. Il faut garder ce fait à l'esprit lorsqu'on élabore une attitude politique à l'égard de l'art.
Victor Serge a décrit ce processus, soulignant que « peu à peu », les « gens de lettres » en Russie, ceux qui étaient restés après la révolution, « se sont ravisés : la faim leur tordait l'estomac et les doutes et les réserves ravageaient leur esprit. Ils condamnaient la terreur, mais admiraient la volonté de survivre des bolcheviks. Comparant les Blancs aux Rouges, ils en sont arrivés à la conclusion que les Rouges étaient meilleurs – et plus forts ».
Écrivant à propos d'une génération plus âgée d'écrivains russes, Aleksandr Voronsky a également commenté en 1923 qu'ils
ne se réconciliaient avec la révolution qu'au prix d'un effort considérable, mais qu'ils se réconciliaient néanmoins. La désintégration de la civilisation bourgeoise, le caractère incontestable de la révolution russe, l'effondrement de l'idéologie de l'ancienne intelligentsia, les premières pousses d'une nouvelle activité russe dans le sol richement labouré par la révolution : tout cela et bien d'autres choses encore poussent ces écrivains, chacun à sa manière, à suivre la révolution russe et non à s'y opposer.
Dans son commentaire, Trotsky faisait référence à une « loi » en vigueur en URSS, mais la puissance et l'exemple de la révolution d'octobre, ainsi que, comme nous l'avons noté, l'avancée des travailleurs dans de nombreuses régions du globe, ont eu des implications et des ramifications mondiales.
N'est-ce pas là, à sa manière, la signification de la lettre adressée en décembre 1920 par Dreiser au socialiste américain David Karsner, rédacteur en chef du New York Call et correspondant régulier ? (Il est intéressant de noter que la première femme de Karsner, Rose Greenberg, s'est remariée après leur divorce avec James P. Cannon).
Ces intellectuels hautains me cassent les pieds. Ils passent leurs journées à renifler et meurent en reniflant. Ils sont inutiles, ne servent à rien. Un homme comme Lénine ou un autre comme Trotsky valent 8 000 000 000 Wells ou Walling [le romancier socialiste fabien H.G. Wells et le journaliste libéral américain William Walling]. Ils [Lénine et Trotsky] agissent au lieu de passer leurs journées à peser soigneusement des pensées et des mots sans importance. Et ils ont le courage de leurs convictions, ce qui est plus que ce qu'ont la plupart des écrivains et des raisonneurs de salon. Je les respecte. Je souhaite, et j'ai toujours souhaité, pouvoir aider de manière décisive.
C'est un problème vaste et contradictoire, mais, aussi concrètement que possible, par quels moyens la révolution d'octobre a-t-elle influencé les artistes ?
Trotsky apporte un éclairage important dans son essai « L’art et la révolution » (1938), alors qu'il évoque l'artiste mexicain Diego Rivera. « Dans le domaine de la peinture, la révolution d'octobre a trouvé son meilleur interprète », écrit Trotsky, non pas parmi les flagorneurs du « réalisme socialiste » en URSS, mais en la personne de Rivera. L'artiste « a su demeurer mexicain », mais ce qui l'a inspiré dans ses
fresques grandioses, ce qui l'a transporté au-dessus de la tradition artistique, au-dessus de l'art contemporain et, d'une certaine façon, au-dessus de lui-même, c'est le souffle puissant de la révolution prolétarienne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l'épopée du travail, son asservissement et sa révolte n'auraient jamais pu atteindre pareille puissance et pareille profondeur.
Bien sûr, Rivera, alors membre de la Quatrième Internationale, a illustré ce processus à un haut niveau, mais la vérité de l'observation de Trotsky est plus large.
Cette notion, selon laquelle le « souffle de la révolution prolétarienne » amplifie ou augmente la « capacité créatrice » de l'artiste dans les secrets du processus social et historique (« l'épopée du travail, son asservissement et sa révolte »), est essentielle. La révolution a fissuré l'organisme social existant, le mettant à nu aux yeux les plus observateurs et les plus sensibles. Elle a créé la base d'un point de vue nouveau, plus objectif, plus ferme et plus perçant, à partir duquel examiner l'ensemble de l'activité humaine.
De plus, une révolution démontre que la vie, dans ses dimensions essentielles, est modifiable, elle offre la perspective d'une humanité qui se perfectionne. Elle élargit considérablement la notion de ce qui est possible dans tous les domaines, encourageant l'expérimentation et l'innovation. L'artiste soviétique Vladimir Tatline affirmait qu'une « révolution renforce l'élan de l'invention ». Les meilleures forces artistiques de la jeunesse ont été « touchées au plus profond d'elles-mêmes », écrivait Trotsky. Décrivant l'expérience de la révolution russe, il insistait sur le fait que pendant « ces premières années, riches d'espoir et d'audace », les masses populaires avaient « pensé à voix haute pour la première fois depuis mille ans ».
Trotsky exhortait les artistes à voir la Russie révolutionnaire comme « une toile gigantesque qu'il faudrait des siècles pour peindre. C'est ici, du sommet de nos montagnes révolutionnaires, que naissent les sources d'un art nouveau, d'un point de vue nouveau, d'une nouvelle union des sentiments, d'un nouveau rythme de pensée, d'une nouvelle quête du mot ».
Le renversement de toute autorité existante, avec ses institutions, ses structures économiques et son idéologie dominante, ainsi que les « préjugés, habitudes et comportements acquis au fil des décennies, voire des siècles », a une influence libératrice, à court ou à long terme, sur les intellectuels sérieux.
Octobre a prouvé que la classe ouvrière était la force sociale, comme l'avaient prévu les marxistes, capable de mener à bien le renversement social. Elle a concentré l'attention artistique sur la classe ouvrière et les individus et groupes de la classe ouvrière en tant que protagonistes, elle les a placés au centre des choses d'une manière nouvelle, en tant que sujets.
Elle a montré que l'opposition et la résistance n'étaient pas vaines ou utopiques, que les classes dirigeantes n'étaient pas omnipotentes. Elle a établi que les demi-mesures étaient inefficaces, que les forces et les tendances (dans tous les domaines) qui allaient jusqu'au fond des choses étaient non seulement possibles, mais souhaitables. Une révolution réussie révèle également, rétrospectivement, la nature de son État et les plans, les stratagèmes et la cruauté des élites, leur défense de tout ce qui est rétrograde et oppressif.
Tout aussi important, la révolution d'octobre a remonté le moral de ceux qui croyaient au progrès humain et se battaient pour lui, elle a donné confiance aux éléments progressistes de la société, elle les a encouragés à croire en eux-mêmes et aux autres. La réaction enthousiaste de Wordsworth à la Révolution française de 1789, « Quel bonheur d'être vivant à l'aube de ce jour, mais être jeune était le paradis ! », a trouvé un écho dans les cercles les plus avancés après octobre 1917, même si ce n'était pas immédiatement dans la plupart des cas. L'« Ode à la révolution » du poète Vladimir Maïakovski a été publiée en 1918. Les artistes plasticiens Tatline et Kazimir Malevitch ont tous deux préparé des textes pour une revue multilingue intitulée Art International, qui n'a malheureusement jamais été publiée.
La révolution encourageait l'optimisme et la confiance en l'humanité et, plus généralement, l'intérêt pour la vie et tous les aspects de la réalité « succulente ». Elle a dissipé « les nuages du scepticisme et du pessimisme ». Confrontés à des développements encourageants dans le monde objectif, les artistes se tournent vers ce monde, abandonnent une partie de leur égocentrisme, cessent de fuir la réalité telle qu'elle est et développent leur intérêt « pour la stabilité et la mobilité concrètes de la vie ».
Ce processus complexe peut être établi de manière positive par le développement de l'art lui-même dans les années 1920 et au début des années 1930, lorsque l'exemple de la révolution était encore vivant et attrayant, et de manière négative par le détachement ultérieur des artistes du socialisme et de la classe ouvrière, à mesure que les trahisons, les défaites et la démoralisation, attribuables avant tout au stalinisme, s'accumulaient et portaient coup après coup.
Tout d'abord, la révolution d'octobre a donné un élan formidable à tous les types d'art russe et soviétique. En peu de temps, Moscou est devenue un épicentre de la création avancée dans les domaines des arts visuels, de la musique, de la photographie, du cinéma et du théâtre.
Qu'elles fussent consciemment de gauche ou non, les tendances artistiques européennes et mondiales des années 1920 émergèrent dans les conditions créées par l'effondrement de l'ancien ordre à la suite de la Première Guerre mondiale, le succès de la révolution en Russie et la promesse que cette révolution allait s’étendre.
Diverses tendances, personnalités et œuvres, outre celles de Dreiser, sont inconcevables en dehors de ce contexte historique et des processus intellectuels et idéologiques qu'il a mis en mouvement : le Bauhaus en Allemagne, André Breton et le surréalisme en France, Bertolt Brecht, Erwin Piscator et le théâtre allemand, les films muets de Chaplin, les romans d'Alfred Döblin, Robert Musil, Joseph Roth, Franz Kafka, Thomas Mann et Jaroslav Hasek, la photographie de Man Ray et d'autres, une musique aussi variée que celle de Berg, Schoenberg, Bartok et Gershwin, Aden Arabie de Paul Nizan, Jungle Novels de B. Traven, etc.
La littérature américaine a atteint son apogée au milieu des années 1920 avec la publication d’Une tragédie américaine, The Great Gatsby (1925) de F. Scott Fitzgerald et The Sun Also Rises (1926) d'Ernest Hemingway. Arrowsmith de Sinclair Lewis est également paru en 1925, tout comme Manhattan Transfer de John Dos Passos. Oil! d'Upton Sinclair, un ouvrage inégal, a été publié deux ans plus tard. La renaissance de Harlem, dont plusieurs figures de proue étaient fortement attirées par la révolution d'octobre et l'Internationale communiste comme antidote à l'oppression, s'épanouit à la même époque, avec des œuvres telles que Cane (1923) de Jean Toomer, Weary Blues (1926) de Langston Hughes et Home to Harlem (1928) de Claude McKay.
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Le dernier mot revient à Dreiser. En avril 1927, il décrivait ainsi ses motivations pour écrire Une tragédie américaine :
J'avais longuement réfléchi à cette histoire, car elle me semblait non seulement englober toutes les facettes de notre vie nationale – la politique, la société, la religion, les affaires, le sexe –, mais aussi être une histoire commune à tous les garçons élevés dans les petites villes d'Amérique. Elle semblait vraiment illustrer ce que la vie fait à l'individu et à quel point celui-ci est impuissant face à ces forces. Mon but n'était pas de moraliser – Dieu m'en garde – mais de donner, si possible, un contexte et une psychologie de la réalité qui expliqueraient d'une manière ou d'une autre, sans pour autant les excuser, comment de tels meurtres peuvent se produire – et ils se sont produits avec une fréquence surprenante en Amérique depuis aussi longtemps que je me souvienne.
