Comité International de la Quatrième Internationale
Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme

L’expulsion d’Alan Thornett

Un mois après la fondation du WRP, les conséquences de l’embargo arabe sur le pétrole forçait le gouvernement Heath à imposer une semaine de travail de trois jours, au moment même où les mineurs préparaient une grève nationale pour appuyer leurs revendications salariales. Après que le NUM (National Union of Mine Workers – le syndicat des mineurs) ait commencé une grève totale en janvier 1974, Heath décida de provoquer des élections générales dans l’espoir d’obtenir à travers elles un mandat populaire lui permettant d’employer la force de l’Etat pour écraser la grève. Contrairement aux prévisions, la grève se poursuivit jusqu’aux élections et obtint le soutien de larges sections de la classe moyenne qui se tournèrent vers le Parti travailliste. Le WRP avait revendiqué la chute du gouvernement Heath, de nouvelles élections et le retour d’un gouvernement travailliste. Auparavant, il avait insisté dans son programme de transformation de la SLL en parti, en disant que « Cette revendication de l’élection d’un gouvernement travailliste, sur la base d’une politique socialiste, représente une étape indispensable pour préparer la classe ouvrière au pouvoir, car cela signifie avant tout une rupture avec le réformisme. » (Idem., pp. 132-33)

Le Parti travailliste était revenu au pouvoir avec un gouvernement minoritaire et ce fait allait avoir de profondes conséquences pour le Workers Revolutionary Party. Ayant basé la fondation du parti, il y avait à peine quatre mois de cela, sur la lutte pour renverser les Tories et pour ramener un gouvernement travailliste au pouvoir, la réalisation de cette perspective en si peu de temps créa très rapidement une crise sérieuse dans la nouvelle organisation. Des centaines de gens avaient été attirés dans le parti sur la base de cette tâche spécifique et, dans l’euphorie du retour au pouvoir des Travaillistes, commencèrent à s’éloigner du parti avant même de pouvoir commencer à être vraiment éduqués comme trotskystes.

Le vaste accord qui avait existé entre le parti et la classe ouvrière durant les jours glorieux du mouvement anti-Tory, allait maintenant se heurter à la réalité d’un gouvernement travailliste dont le premier acte fut de mettre fin à la grève des mineurs sur la base des revendications syndicales. La direction du WRP fut contrainte de redéfinir son programme, en insistant à nouveau sur son identité trotskyste et sur son opposition à la direction social-démocrate. Or, les concessions faites au centrisme durant les deux années précédentes impliquaient que la réorientation ne pût se faire sans produire de frictions au sein de la direction. Par ailleurs, l’empire centriste de France contre-attaqua au beau milieu de tous ces changements ! Deux lâches renégats de la classe moyenne, qui avaient abandonné le parti lors des premières attaques des Tories – Robin Blick et Mark Jenkins – commencèrent à collaborer avec l’OCI, en formant le groupe du « Bulletin » dans le but de créer une fraction dans le Workers Revolutionary Party. L’objectif précis de ces brigands – qui allaient finir par devenir des anti-communistes déclarés – était de parvenir à évincer Healy de la direction du parti. La confusion politique et théorique qui provenait du programme de fondation, et le fait que de nouveaux membres, y compris un grand nombre de travailleurs, affluant dans le parti sur les bases centristes de ce programme, offrait un terrain propice à leurs opérations. De plus, les membres les plus anciens n’avaient pas vraiment assimilé les principes fondamentaux et les leçons politiques de la lutte contre l’OCI.

Comme des documents le prouvent à présent, Blick et Jenkins avaient établi, pendant l’été 1974, des contacts secrets avec Alan Thornett et avec plusieurs autres membres du Comité central du WRP. Thornett, qui avait des fonctions syndicales importantes dans l’usine British Leyland de Cowley, était secrétaire de l’aile syndicale du Parti, l’All Trades Unions Alliance. La région ouest, qu’il représentait dans le parti, avait grandi considérablement durant la période de la lutte anti-Tory.

C’est de la droite que le groupe Blick-Jenkins mena son attaque contre le WRP, tournant en ridicule le fait que le parti soulignait la profondeur de la crise capitaliste et mettait en garde contre le danger d’un coup d’Etat militaire en 1973-1974 (ce qui fut confirmé plus tard par un rapport détaillé sur la crise du cabinet Tory pendant la grève des mineurs et publié dans la presse capitaliste) et en dénonçant la critique de la bureaucratie travailliste et syndicale faite par le WRP, en attaquant tout particulièrement le Workers Press pour avoir démasqué Wedgewood (Tony) Benn.

Leurs attaques se sont avérées efficaces précisément parce que de larges sections du parti étaient politiquement désarmées face au gouvernement travailliste. Par ailleurs, Thornett avait développé, sur la base de la politique centriste de la défense des « droits fondamentaux », des liens étroits avec certaines couches d’ouvriers et résista au regain d’attaques menées par la direction du WRP contre le gouvernement travailliste, particulièrement dans des conditions où celui-ci s’accrochait difficilement au pouvoir et était confronté à la nécessité d’organiser de nouvelles élections.

La fraction de Thornett était née avec un pied bot. Elle avait menti à la direction et aux membres du parti quant à sa véritable origine. Tout en critiquant la direction de Healy pour ne pas avoir appliqué les méthodes du Programme de Transition, elle développa une conception totalement nouvelle pour le mouvement trotskyste – la création d’un « programme de transition » pour fractions. Selon ce programme, la minorité, partant de ce qu’elle estime être acceptable par les membres, introduit graduellement de nouvelles revendications, dont la stratégie est une démobilisation systématique des trotskystes et la conquête de la direction par les révisionnistes, avec pour point culminant une contre-révolution contre la Quatrième Internationale.

Politiquement parlant, Thornett avait abandonné tous ses droits à diriger le WRP en collaborant secrètement avec trois déserteurs (John Archer, qui avait rejoint l’OCI, travaillait avec Blick et Jenkins) qui écrivirent son programme et sa perspective. Le fait qu’il a violé les règles les plus élémentaires du centralisme démocratique et qu’il a agi comme l’agent d’éléments hostiles au parti est prouvé par une déclaration écrite par son gourou, Robin Blick, le 4 novembre 1980 :

« Cette déclaration est motivée par le refus persistant de la direction de la WSL (la Workers Socialist League, fondée par Thornett après la scission) de dire la vérité sur sa propre origine. Jusqu’à présent, je n’ai pas voulu faire de commentaires sur la polémique entre le WRP et la WSL en ce qui concerne le rôle du groupe du Bulletin et mon propre rôle dans les événements qui ont mené à l’expulsion de l’opposition Thornett il y a six ans. Mais, je crois qu’il est maintenant temps que les membres de la WSL connaissent les faits. La direction de la WSL a eu plus de temps qu’il n’en faut pour mettre les choses au clair...

« La graine de l’opposition Thornett a été semée avec la publication, à partir de janvier 1974, du ‘Bulletin’, d’abord par moi-même, puis par Mark Jenkins, un autre ex-membre de la SLL (désormais WRP). Ce Bulletin a été envoyé par la poste à tous les membres du WRP dont nous avions l’adresse, sans nous inquiéter de ce que nous croyions pouvoir être leur attitude à son égard. C’est ainsi qu’il est parvenu, entre autres dans la région ouest, entre les mains du membre du Comité central Kate Blakeney. Parmi ceux qui le lisaient dans la région ouest il y avait Alan Thornett...

« Le premier contact avec le WRP dans la région ouest fut Kate Blakeney que Mark Jenkins rencontra chez elle à la fin du mois d’août. Une autre réunion suivit peu après, avec Mark Jenkins et moi-même cette fois. Kate Blakeney approuvait en substance les critiques émises par le Bulletin vis-à-vis du WRP. Elle nous révéla l’existence d’une opposition plutôt secrète dans la région ouest qui était constituée, en dehors d’elle, d’Alan Thornett, de John Lister, de Tony Richardson et probablement d’autres gens. L’opposition n’avait aucune perspective claire, ni ne comprenait quelle était l’erreur du WRP, c’était plutôt un regroupement de gens qui, pour diverses raisons, étaient mécontents de la façon dont le WRP s’était comporté sur le plan national. Il y avait parmi eux une hostilité particulière à l’égard des convertis au trotskysme issus de la « jet set society » que Healy avait propulsés aux plus hauts postes de direction, notamment Vanessa Redgrave. »

On ne pouvait prononcer de condamnation plus infamante des origines petites-bourgeoises, syndicalistes et sans principe de la clique de Thornett qui, comme toute opposition de droite, provient d’éléments qui s’étaient d’abord regroupés à cause de leur hostilité au « régime » du parti, pour ne formuler leur politique que plus tard. La déclaration de Blick décrivait la façon dont la fraction fut établie « à la mi-septembre, tard dans la nuit, sur une bretelle de raccordement de la M4, l’autoroute qui passe près de Reading.

« La réunion eut lieu dans l’auto d’Alan Thornett. Il avait amené Kate Blakeney. Avec moi, il y avait Nick Peck, un ancien membre de la SLL, qui me conduisit au rendez-vous. A la première réunion nous avons discuté non seulement de la crise dans le WRP, de ce qu’Alan Thornett en pensait et des causes possibles mais encore de la situation à Cowley et des effets néfastes de la politique sectaire du WRP sur ses activités syndicales aussi bien à Cowley qu’au niveau national. Nous nous sommes mis d’accord pour nous rencontrer à nouveau dans le but d’établir une collaboration politique régulière dans la lutte contre la direction de Healy. »

Quel groupe misérable et lâche : il complotait au milieu de la nuit sur une bretelle d’autoroute déserte, pour renverser la direction établie de longue date d’un parti ayant joué un rôle historique dans le mouvement trotskyste mondial ; et cela, sur la base, premièrement de la politique syndicale et deuxièmement de « la façon dont il s’est comporté au niveau national ». Aucune référence au trotskysme ou à la Quatrième Internationale, comme si le sort de la direction du WRP ne concernait en rien le CIQI !

« Au cours des quelques jours qui ont suivi – c’était au milieu de septembre – Alan Thornett et Kate Blakeney se sont mis d’accord de ne pas seulement collaborer avec le groupe du Bulletin (eu égard au problème de sécurité, avec moi), mais aussi d’entraîner avec eux autant que possible de camarades de la région ouest à qui ils croyaient pouvoir faire confiance et avec qui ils pensaient partager suffisamment de points de vue pour mener une lutte commune contre Healy. Alan Thornett devait préparer une déclaration pour le Comité central du WRP et ainsi, sur cette base, créer un courant oppositionnel en exploitant les libertés que Healy serait obligé de lui accorder en vertu de la constitution du WRP sur les droits des minorités et des fractions. »

Cette déclaration montre que l’affirmation faite par la suite par Thornett et selon laquelle ses droits lui auraient été déniés par la direction du WRP est une dérision. Il a perdu de tels droits en organisant sa fraction sur cette base anarchiste.

« Nous nous sommes mis d’accord pour que je fournisse toute l’aide, surtout de type politique et littéraire, dont Alan Thornett et ses sympathisants pouvaient avoir besoin pour mener leur lutte. C’est sur la base de cet accord que j’ai rédigé des sections considérables du premier document oppositionnel d’Alan Thornett.

« Les parties pour lesquelles j’étais principalement responsable sont :

« (a) La section sur le Programme de Transition

« (b) La section sur le Contrôle Ouvrier

« (c) La section sur le Corporatisme

« (d) La section sur la Social-démocratie

« Je fus aussi invité à faire des suggestions ou des insertions dans d’autres sections du document. La même chose se produisit pour le deuxième document sauf que, à cette occasion, j’étais responsable d’une partie relativement moins importante, principalement des sections sur le Contrôle Ouvrier et les Fractions. Les deux documents sont reproduits dans «  La Bataille pour le trotskysme » du WSL, comme étant de leur propre cru.

« J’ai aussi aidé Alan Thornett à préparer ses discours devant le Comité central ainsi que celui qu’il a tenu à la réunion d’anniversaire du Workers Press où il développait certains des thèmes contenus dans son premier document oppositionnel sur le contrôle ouvrier et les revendications de transition.

« Les contacts se faisaient sur une base quotidienne par appels téléphoniques et, au moins une fois ou parfois deux à trois fois par semaine, par des visites, soit de moi-même à Oxford ou à Reading, soit par des membres du WRP de la région ouest à mon appartement d’Acton. Des rencontres eurent lieu aussi aux deux endroits entre François de Massot et des membres dirigeants de l’opposition dans la région ouest, auxquelles je participais moi-même à chaque occasion.

« Malgré des divergences politiques inévitables, cette collaboration dura jusqu’à l’expulsion de l’opposition et pendant qu’elle se produisit, juste avant la conférence du WRP en 1974. En fait, avant chaque réunion (soit à Londres, soit à Oxford) entre Alan Thornett et Healy, Alan Thornett me contactait pour discuter de la meilleure façon de présenter sa cause et de parer à tout argument éventuel avancé par Healy et d’autres membres de la direction du WRP. J’obtenais un rapport détaillé de ces réunions presque aussitôt qu’elles étaient terminées, habituellement par téléphone et parfois personnellement, si la réunion se tenait à Londres. J’étais entièrement informé des affaires du Comité central bien avant que les membres de la base du WRP n’en aient vent – s’ils en apprenaient jamais quelque chose. (En fait, il en était ainsi depuis août, depuis que le premier contact avait été établi avec Kate Blakeney.)

« Alan Thornett s’est aussi appuyé sur le groupe du Bulletin pour la préparation technique de son deuxième document qui fut, sinon reproduit, du moins dactylographié pour lui par John Archer, la veille même du congrès du WRP au cours duquel il devait le distribuer. Même l’endroit où se tenait le congrès du WRP fut connu du groupe du Bulletin, permettant ainsi d’amener, afin d’y monter un lobby, les membres de la région ouest expulsés du WRP.

« Je me souviens bien de mon arrivée à Oxford par le train en octobre 1974. J’étais armé d’une machine à écrire et on m’emmena dans une maison où je passais la nuit à rédiger une section du second document présenté par Alan Thornett. »

Blick terminait sa déclaration par le conseil suivant :

« Plus la direction de la WSL continuera à nier ce qu’elle sait être la vérité et à présenter comme étant la vérité ce qu’elle sait être un mensonge, plus il deviendra facile pour le WRP de tirer un profit politique des falsifications répandues par la WSL concernant son passé. J’espère, par cette déclaration, persuader ceux qui sont impliqués dans les événements en question de donner d’eux-mêmes, et s’ils ne font que cela, une image conforme à la réalité. » (Citation tirée d’une copie de la lettre originale)

Ce document confirmait les affirmations de Healy selon lesquelles Thornett opérait comme agent politique d’éléments hostiles au parti. Les protestations faites par la clique de Thornett à propos de la violation de ses droits étaient totalement malhonnêtes et hypocrites. Le véritable étendard politique d’une fraction dans un parti se révèle dans les méthodes qu’elle utilise. En recherchant l’assistance d’éléments ouvertement hostiles à son propre parti, Thornett avait objectivement pris une attitude visant à la destruction du Workers Revolutionary Party. En participant à une conspiration contre le parti dont il était membre, il démontrait qu’il n’était ni intéressé à corriger les erreurs de ses dirigeants, ni à préserver l’unité du WRP sur une base principielle, ni à éduquer ses membres.

C’était le comble de la duplicité politique de la part de Thornett que de dénoncer la direction d’avoir violé la constitution alors que lui-même conspirait contre son propre parti. Healy, qui avait à l’époque 45 ans d’expérience dans le mouvement communiste, était capable de reconnaître d’emblée une clique antiparti quand il en voyait une. Mais, c’était une tout autre question de savoir si la direction avait fait preuve de sagesse politique en expulsant Thornett pour des motifs organisationnels, avant qu’ait eu lieu une discussion en profondeur au sujet des divergences politiques, peu importe leurs origines. Il ne s’agit pas ici d’être intelligent après la bataille. Le mouvement trotskyste avait accumulé bien avant que Thornett ne surgisse, une longue expérience dans la façon d’affronter les minorités sans principe – dont la plus notoire a été la tendance de Shachtman, Burnham et Abern. L’expérience a enseigné au mouvement trotskyste que la clarification politique des cadres est la plus grande priorité dans toute lutte de fractions – même s’il s’agit d’affronter une clique déloyale.

Lors d’une discussion qui a eu lieu en 1935 avec un membre de l’ILP, Trotsky remarquait que « De façon générale, il vaut mieux laisser les tendances petites-bourgeoises s’exprimer pleinement de façon à ce qu’elles se démasquent elles-mêmes. » (Léon Trotsky, Œuvres, octobre 1935/décembre 1935, EDI, p. 146)

Dans le passage ci-dessus, L. Trotsky se référait à une opposition loyale. Mais, son argument s’appliquait aussi à bien d’autres circonstances. Si Healy avait été enclin à travailler sur la base des leçons des luttes antérieures au sein de la Quatrième Internationale, il aurait pu se rappeler comment Cannon avait procédé avec la fraction Morrow-Goldman en 1945-1946. Cette expérience ne joua pas un moindre rôle dans l’évolution politique de Healy.

Félix Morrow et Albert Goldman en étaient venus à s’opposer à la fraction majoritaire, dirigée par Cannon dans le Comité politique et dans le Comité central du SWP, sur un grand nombre de questions. Ils avaient collaboré de près avec Jock Haston, le secrétaire national du Revolutionary Communist Party dans lequel Healy était en minorité. Morrow et Goldman demandaient l’unité avec les shachtmaniens et ils fonctionnaient aussi comme fraction du Workers Party de Shachtman au sein de la direction du SWP. Au début de 1945, Cannon établit que Morrow et Goldman quittaient les réunions du Comité politique du SWP pour fournir à Shachtman un compte-rendu complet de ces réunions, y compris les tout derniers procès-verbaux des réunions. Il aurait été pleinement justifié de les expulser du parti ; il aurait de plus bénéficié de l’appui d’une écrasante majorité des membres du SWP s’il avait agi de la sorte.

Cannon se refusa toutefois à prendre de telles mesures organisationnelles pour deux raisons. Premièrement, il craignait que les divergences avec Morrow et Goldman, malgré leur comportement provocateur, ne se soient pas suffisamment développées pour justifier une scission. Il sentit, avec justesse, qu’ils représentaient de vagues sentiments en faveur d’une « unité » de la part de certaines couches du parti qui, ayant adhéré au parti après 1940 et au cours de l’expansion rapide du SWP à la fin de la deuxième guerre mondiale, ne comprenaient pas les divergences fondamentales existant entre le SWP et le groupe centriste et petit-bourgeois de Shachtman. Il s’aperçut aussi que certaines des sections européennes de la Quatrième Internationale ne comprenaient pas clairement la nature de la minorité. Morrow et Goldman jouissaient tous deux d’un prestige considérable dans la Quatrième Internationale : ce dernier en tant qu’avocat de L. Trotsky et le premier en tant qu’auteur de Révolution et contre-révolution en Espagne. Cannon croyait que, dans de telles circonstances, ce serait une sérieuse erreur que d’accepter une scission qui ne règlerait nullement les questions politiques qui sont à l’origine de la minorité. Deuxièmement – et ceci était pour Cannon un facteur d’une importance considérable – la scission n’aurait pas, à ce moment-là, eu lieu sur des divergences compréhensibles pour les sections politiquement conscientes de la classe ouvrière.

Aussi, le Comité politique du SWP adressa-t-il, sur l’initiative de Cannon, une lettre formulée avec précaution à Morrow et Goldmann, indiquant qu’il n’y avait pas suffisamment de raisons pour une scission en les invitant à rencontrer le Comité politique afin de régler les griefs organisationnels et de créer les meilleures conditions possibles pour la continuation de la discussion politique. Il ne s’agissait pas d’une manœuvre à court terme afin de permettre à Cannon de gagner l’opinion du parti. Grâce à cette intervention, la lutte interne avec la fraction Morrow-Goldman se poursuivit pendant plus d’un an – jusqu’à la démission de Goldman qui rejoignit les shachtmaniens en mai 1946. Morrow était expulsé en novembre 1946 sur la base de divergences programmatiques irréconciliables, après avoir eu l’occasion de s’adresser au congrès du parti. A ce moment-là, les divergences avec Morrow étaient si clairement établies qu’il ne croyait plus lui-même être un socialiste. Il quitta la conférence, abandonna le mouvement révolutionnaire presque aussitôt, et devint peu de temps après un défenseur de l’impérialisme américain.

On vit clairement apparaître, au cours de cette lutte intense, toutes les implications des divergences entre le trotskysme et la tendance de Shachtman dans ce que les forces sociales que chacune des tendances représentaient dans le mouvement ouvrier. Le caractère irréconciliable des divergences qui avaient émergé à un stade encore embryonnaire, en 1940, fut à nouveau confirmé mais à un moment cette fois où les liens politiques de Shachtman avec la bureaucratie syndicale réactionnaire prenaient une forme politique bien définie sous l’impact de la guerre froide.

Une telle clarification n’eut pas lieu dans la lutte contre Thornett, qui prit fin avant d’avoir réellement commencé. Au lieu d’admettre que l’OCI avait eu la possibilité d’établir une fraction dans le WRP, par l’intermédiaire de Blick et Jenkins en raison de l’absence d’une lutte soutenue contre le centrisme, la direction de Healy opta pour une solution organisationnelle, ce qui fut une erreur supplémentaire.

D’autres facteurs méritaient considération. La perspective de Thornett provenait en partie de la position politique sur laquelle le parti avait été fondé. L’opposition de Thornett à ce que le WRP présente ses propres candidats dans les deux élections de 1974, était le résultat inévitable de la prépondérance que le parti avait accordée dans son programme de fondation à l’élection d’un gouvernement travailliste. Après avoir recruté de nombreux travailleurs sur cette base, on conçoit que Thornett ait réagi contre ce qu’il perçut comme étant un retour au « sectarisme ». De plus, les désaccords qu’il soulevait par rapport au Programme de Transition – en particulier par rapport au slogan du contrôle ouvrier et de la nationalisation sans compensation – reflétaient les pressions exercées par les éléments ouvriers qui avaient adhéré au parti sur la base de ses positions anti-Tories, et qui n’avaient pas encore été gagnés à la politique socialiste révolutionnaire. Dans ce sens, et malgré ses méthodes sans principe, Thornett représentait au sein du WRP une large section de membres confus politiquement (confusion pour laquelle Healy et Banda portaient l’entière responsabilité), et que ces derniers avaient encore à gagner au trotskysme. Après avoir invité des travailleurs à rejoindre le parti uniquement pour ramener les Travaillistes au pouvoir, c’était, politiquement parlant, faire preuve de mauvaises manières que de les chasser pour avoir manifesté une résistance à l’organisation d’une opposition révolutionnaire aux sociaux-démocrates. Tout particulièrement le fait que les Tories étaient sur le point de renverser la minorité du gouvernement travailliste, leur causait de sérieuses inquiétudes. La tendance de Thornett reflétait de profonds sentiments sociaux-démocrates dans la classe ouvrière britannique et le fait d’éliminer par des mesures organisationnelles ceux qui se faisaient l’écho de cette tendance ne pouvait que nuire au travail du parti dans les syndicats.

Pour ne rien arranger, les désaccords politiques formulés par Thornett n’avaient pas, à l’automne de 1974, atteint des proportions qui justifiaient une scission aux yeux de la classe ouvrière. Il ne suffisait pas que Healy et Banda nourrissent de sérieux soupçons, aussi fondés soient-ils, que Thornett ait agi en agent de l’OCI. En 1940, L. Trotsky avait mis Cannon en garde contre des mesures organisationnelles envers la minorité, soulignant le fait que « vous ne devez pas agir seulement en fonction de vos appréciations subjectives, aussi correctes soient-elles, mais sur la base des faits objectifs accessibles à chacun. » Et il avertissait que l’impatience organisationnelle « n’est pas sans relation fréquente avec l’indifférence théorique. » (Léon Trotsky, Défense du marxisme, EDI, p. 297)

Healy combattit Thornett en mobilisant contre lui l’appareil du parti, s’appuyant essentiellement sur des universitaires et des gens de professions libérales venus de la classe moyenne afin d’intimider la minorité et d’engager les mesures d’expulsion. On utilisa la violence physique contre le groupe de Thornett. Des éléments, tels Cyril Smith, furent exhumés de leurs appartements londoniens pour aider Healy à truquer une commission de contrôle. Slaughter, qui boudait à Leeds depuis des années, fut appelé en renfort pour jouer le rôle de grand prêtre et prononcer les incantations d’usage, et fournir la bénédiction marxiste appropriée à l’exécution de Thornett. Quant à Healy, il maniait le couperet. Healy ne traita pas les hérétiques du parti à la façon de L. Trotsky mais plutôt de celle d’Henri VIII. Tout ce qu’il parvint à faire, fut de mettre une auréole de martyr sur la tête de Thornett.

L’expulsion de Thornett coûta au parti plusieurs centaines de membres et entraîna l’effondrement de la plus importante de ses sections dans les industries de base. Ces méthodes fractionnelles politiquement irresponsables eurent pour résultat immédiat le déplacement de la base sociale du parti vers la classe moyenne. Healy, blessé par la désertion du travailleur avec lequel il avait collaboré si étroitement, réagit avec amertume à ce qu’il considérait comme une trahison personnelle, et c’est ainsi que des éléments comme Redgrave et Mitchell se virent hissés à des postes importants.

S’ajoutant à une scission (celle avec l’OCI) dont les causes profondes n’avaient pas été élucidées, l’expulsion bureaucratique de Thornett fut pour le WRP un désastre politique. Dans le premier cas, des questions internationales d’une importance capitale avaient été éludées et cette fois-ci, ce furent des questions essentielles concernant la ligne politique du mouvement britannique qui restaient sans réponse. Peu importe quels aient été les objectifs, les intentions ou l’orientation de Thornett, l’émergence de sa fraction était liée à des problèmes cruciaux pour la construction du Workers Revolutionary Party et pour le développement de la conscience politique de la classe ouvrière britannique. L’arrivée au pouvoir du Parti travailliste en mars 1974 et sa réélection en octobre 1974, avaient produit d’énormes pressions politiques sur l’avant-garde marxiste, et un éclaircissement théorique était nécessaire sans lequel la souplesse de la tactique ne pouvait que dégénérer en complots opportunistes.

En ce sens, la lutte contre Thornett fut le premier test important de la capacité de la direction du WRP à combattre la social-démocratie. Comme Healy aurait dû s’en souvenir, sa confrontation passée avec Haston dans l’ex-RCP avait commencé sur la question souvent débattue du rapport entre l’avant-garde marxiste et le Parti travailliste. L’Internationale avait discuté cette question à fond, puis elle avait élaboré un moyen de tester en pratique les positions des partis en lutte. Healy était à la tête d’une fraction qui entra dans le Parti travailliste tandis que Haston continuait à diriger le « Parti ouvert ». La justesse de la position de Healy fut en fin de compte démontrée et cette expérience joua un rôle important dans son ascension à la direction de la section britannique.

En 1974, la direction du WRP était confrontée à la nécessité d’élaborer une tactique à long terme pour mener la lutte contre le Parti travailliste. Pour être en mesure de gagner les masses au sein du Parti travailliste, il devait premièrement commencer par gagner les travailleurs de son propre parti. Comme beaucoup d’entre eux suivaient Thornett, la responsabilité d’un dirigeant avisé aurait été de créer les conditions pour que ces travailleurs puissent comprendre la justesse de l’analyse du parti. S’il n’en fut pas ainsi, c’est précisément parce que régnait, dans le camp de Healy, une considérable confusion.

Tandis que montait l’offensive anti-Tory, en particulier depuis les grèves massives qui eurent lieu pour défendre les cinq dockers de Pentonville durant l’été 1972, la direction de la SLL – qui, contrairement à tous les groupes révisionnistes petits-bourgeois, était absolument convaincue que la classe ouvrière pouvait renverser le gouvernement conservateur – en vint à croire que la victoire du gouvernement travailliste préparerait le terrain pour une confrontation finale avec les sociaux-démocrates. Healy, qui avait sérieusement étudié la révolution de Cromwell, avait l’habitude d’établir des parallèles entre le gouvernement travailliste à venir et le Long Parlement de 1640. Sur la base de cette analogie, il cherchait à anticiper la situation qui se produirait quand les Travaillistes, une fois reconduits au pouvoir grâce à la force des syndicats, seraient confrontés à une classe ouvrière revendiquant des changements radicaux incompatibles avec un capitalisme miné par une instabilité financière internationale qui allait elle-même en s’aggravant.

Mais l’histoire fit un détour que Healy n’avait pas prévu. On eut à faire, à partir de 1974, à un Parlement long d’une autre espèce. La chute des Tories et le retour au pouvoir des Travaillistes produisirent une vague d’illusions nouvelles dans la viabilité de la social-démocratie. Cela se fit d’abord et avant tout sentir dans le Workers Revolutionary Party. La direction de Healy s’était avérée incapable de mener une lutte politique et théorique patiente, rendue nécessaire par l’apparition de l’opposition Thornett. Dans le contexte de la lutte de classe en Grande-Bretagne, cette incapacité signifiait que la social-démocratie avait remporté une victoire importante sur le WRP. Au nom de la sauvegarde du WRP, confronté aux attaques des agents de l’OCI, Healy plongea le WRP dans un carnage politique qui affaiblit énormément l’organisation. Loin d’être parvenu à un éclaircissement politique à travers une lutte interne, le mouvement trotskyste britannique sortit de cette lutte plus désorienté qu’il ne l’avait jamais été au cours des vingt-et-une années précédentes.

Notons que jamais avant l’expulsion de Thornett, la lutte dans la section britannique ne fut portée à l’attention du comité international. Healy croyait manifestement que le CIQI n’avait aucun rôle indépendant à jouer dans les affaires du WRP en le considérant tout simplement comme une extension organisationnelle du mouvement britannique. Il n’y a rien qui permette de croire que les vues de Thornett sur cette question aient été différentes de celles de Healy.