David North
L’héritage que nous défendons

La trahison historique du Ceylan

Cinq mois après le congrès de réunification pabliste de juin 1963 se produisit un événement qui allait démasquer la perspective petite-bourgeoise réactionnaire qui était à l’origine de la trahison du trotskysme par le SWP. Le président John F. Kennedy fut assassiné le 22 novembre 1963 alors que son cortège automobile traversait Dallas. La réaction du Socialist Workers Party fut sans précédent dans les annales du marxisme révolutionnaire. Son secrétaire national, Farrell Dobbs, envoya un message de condoléances à la veuve de Kennedy, message publié dans Militant, le 2 décembre 1963 : « Le Socialist Workers Party condamne l’acte inhumain, antisocial et criminel que constitue le terrible assassinat du président Kennedy. Nous faisons également part à madame Kennedy et à ses enfants de notre profonde sympathie dans leur affliction personnelle…

« Dans notre société, les divergences politiques doivent être résolues dans le calme, par décision majoritaire prise après un débat libre et public et au cours duquel tous les points de vue sont entendus ».

Pendant la controverse sur Cuba, Hansen avait soutenu que le fait pour le SWP de défendre la révolution cubaine face à l’impérialisme américain était la preuve que la SLL se trompait lorsqu’elle affirmait que le SWP avait dégénéré. Mais lorsque Kennedy fut assassiné, la direction du SWP fut prise de panique et réagit avec lâcheté. Terrifiés à l’idée d’une chasse aux sorcières anticommuniste, les dirigeants du SWP n’ont pas eu honte de ramper devant l’impérialisme américain.

Le premier numéro de Militant paru après l’assassinat, le 2 décembre 1963, mettait en valeur les éloges à Kennedy prononcés à l’occasion de ses funérailles. On y citait le discours d’Earl Warren, juge à la Cour suprême, comme l’exemple d’un « discours profond et convaincant que des penseurs et des écrivains sérieux avaient livrés ». C’est une phrase tirée du discours de Warren qui a fait le titre de l’article de Militant  : « Si nous aimons vraiment ce pays, il nous faut abjurer la haine ».

Il ne manque pas dans les Vingt-sept raisons de dénonciations au vitriol du SWP, ce qui n’empêche pas Banda de garder un étrange silence sur cet épisode honteux. Ce n’est pas un simple hasard. Il ne reproche au SWP que les actions se situant à l’époque où celui-ci était encore un parti trotskyste et défendait les principes de la Quatrième Internationale. Mais nulle part, Banda ne parle de ses véritables crimes, ceux datant de l’époque où il rompait avec le trotskysme. Il condamne la conduite adoptée par Cannon devant le tribunal de Minneapolis où il était accusé de sédition comme étant « une lâcheté politique et une capitulation devant les sections arriérées de la classe ouvrière américaine ». En revanche, il ignore la déclaration de solidarité publique du SWP à la classe dominante américaine peu de temps seulement après sa scission d’avec le Comité International.

La SLL comprit le caractère de classe du télégramme du SWP et le condamna publiquement. Dans un article intitulé « Les marxistes et l’assassinat de Kennedy », Gerry Healy écrivait :

« L’assassinat du président Kennedy a donné aux représentants littéraires et politiques de la petite-bourgeoisie l’occasion d’une nouvelle campagne d’hystérie, de sentimentalisme et de flagornerie qui dépasse en intensité ce que nous voyons habituellement.

« À lire quelques-uns des articles de la presse prétendument socialiste et libérale sur la vie de Kennedy, on pourrait croire qu’il s’est battu pour la liberté du peuple noir et qu’il était en réalité un socialiste à qui il n’aurait manqué que le nom.

« Les plumitifs du capital international essaient de cette manière de blanchir dans son heure de crise la puissance impérialiste la plus réactionnaire au monde.

« Kennedy était bien sûr un représentant extrêmement capable de sa classe. Tout ce qu’il a fait ne servait qu’un but, celui de rendre plus fort l’impérialisme américain.

« Lorsqu’il parlait des droits des Noirs, il ne faisait que nous servir des phrases libérales pompeuses afin de pouvoir mieux continuer l’esclavage du peuple noir, en faveur de sa classe.

« Les marxistes n’ont pas de condoléances à offrir après la mort de Kennedy. Il n’était qu’un tyran impérialiste comme les autres.

« Nous n’excusons pas l’acte de terrorisme individuel qui entraîna sa mort, non pas par excès de sensibilité ou par humanitarisme vis-à-vis de la façon dont ce fut fait, mais parce que le terrorisme individuel ne peut remplacer la construction d’un parti révolutionnaire.

« Le terrorisme est une arme qui, en fait, désorganise la classe ouvrière et la laisse sans direction. Il donne l’impression que l’élimination de politiciens et d’hommes d’État capitalistes de premier plan peut résoudre les problèmes de la classe ouvrière. Mais chaque tyran abattu fait place à un autre, prêt à prendre sa succession. Ce n’est que le renversement du système capitaliste aux États-Unis et son remplacement par le pouvoir de la classe ouvrière et le socialisme qui peuvent résoudre les problèmes de la classe ouvrière blanche et noire. » [372]

Healy analysait ensuite la réaction du SWP à l’assassinat : « Quand Lee Oswald tira le coup mortel, il n’a pas seulement tué un président. Il a aussi démoli jusque dans ses fondements le mensonge qui veut que le Socialist Workers Party des États-Unis soit un parti trotskyste et perpétue les traditions de la Quatrième Internationale et la lutte pour sa construction ». [373]

Healy attaqua la prise de position du SWP comme « un article qui donne la nausée (…) écrit par de lâches libéraux qui n’ont d’yeux que pour la classe moyenne américaine » et il couvrit de ridicule et de mépris l’appel du télégramme à résoudre les « divergences politiques (…) dans le calme ».

« En effet ! Allez donc racontez cela aux Noirs de Birmingham, en Alabama, et aux mineurs du Kentucky. Parlez-en aux masses des peuples coloniaux en lutte contre l’impérialisme. Les questions de classe ne se règlent pas dans le calme, mais par la violence, car la classe dominante n’abandonnera jamais son pouvoir pacifiquement. Pour des millions d’hommes des classes laborieuses en lutte contre l’impérialisme dans le monde entier, Dobbs n’est qu’un autre libéral américain, parlant le langage de ‘l’ordre’ afin de masquer la brutalité de son propre gouvernement impérialiste. » [374]

Healy avait raison d’insister sur la signification politique de la réaction du SWP à l’assassinat de Kennedy. Mis soudainement en face d’une crise politique qui reflétait l’énorme tension de classe existant juste sous la surface de la société américaine, le SWP montrait clairement à quelle classe allait sa loyauté. Il suffit de comparer le message de Dobbs à la remarque simple et laconique de Malcom X qui, bien que n’étant pas marxiste, comprenait bien mieux que le SWP les implications de l’assassinat de Kennedy pour l’impérialisme américain. : « Qui sème le vent récolte la tempête ».

La réaction du SWP à l’assassinat de Kennedy était la preuve irréfutable que la réunification avec les pablistes allait de pair avec l’abandon de toute perspective révolutionnaire pour la classe ouvrière américaine. Mais il ne s’agissait, là encore, que d’un épisode. Les implications de la réunification du SWP et des pablistes dans l’histoire mondiale allaient se manifester en juin 1964 avec l’entrée du LSSP, la section cingalaise de « l’Internationale » pabliste, dans le gouvernement bourgeois de coalition de madame Bandaranaike (la femme de Philip Bandaranaike, président du Sri Lanka assassiné en 1959). Le pablisme eut là sa nuit du 4 août. Pour la première fois dans l’histoire, un parti qui se disait trotskyste était entré dans un gouvernement bourgeois. Cette trahison avait été préparée depuis de nombreuses années et les pablistes portaient l’entière responsabilité de ce crime politique. Après juin 1964, il n’y avait plus de doute possible quant au rôle contre-révolutionnaire du pablisme.

À partir de 1953, la crise politique croissante du LSSP, sa transformation de parti révolutionnaire en parti réformiste, s’exprimèrent dans son soutien de la ligne liquidatrice de Pablo. Le LSSP s’était opposé à la publication de la Lettre ouverte, avait maintenu ses liens organisationnels avec le Secrétariat International et avait joué un rôle-clé dans la réunification du SWP et des pablistes européens. Le soutien apporté par le LSSP aux pablistes était lié au développement de fortes tendances opportunistes au sein de sa direction, tendances qui poussaient de plus en plus ouvertement à la conclusion d’alliances politiques avec la bourgeoisie nationale du Ceylan. Le développement de ces relations, qui finirent par conduire à l’entrée du LSSP dans un gouvernement bourgeois, fut bien accueilli par les pablistes.

Personne ne connaît mieux que Banda la responsabilité criminelle des pablistes dans la trahison de la classe ouvrière du Ceylan. Il sait que depuis les années 1950, l’attitude du CIQI vis-à-vis de la politique du LSSP était diamétralement opposée à celle des pablistes. Après la scission de 1953, Healy avait, tout comme Cannon, reconnu le caractère opportuniste de la direction du LSSP. En 1957, Healy réagit avec hostilité aux propositions « d’unité » de Leslie Goonewardene et dans ses lettres à Cannon, il mettait l’accent sur l’orientation droitière du LSSP. C’était dans ses rapports avec le LSSP que la franche démarcation entre le CIQI et les pablistes, à savoir la lutte du marxisme contre l’opportunisme, était le plus clairement visible. C’est pour cette raison que Banda essaie sans vergogne d’étouffer ces faits et de réécrire l’histoire selon ses besoins fractionnels du moment. Il déclare :

« Plus important est l’échec manifeste du CI à mener une intervention efficace dans le LSSP qui, depuis 1958, dérivait progressivement vers la droite et vers un accord avec le SLFP. De 1960 à 1964, le CI n’a rien dit parce qu’il espérait que les centristes du LSSP allaient rejoindre le CI. Dans cette situation, Pablo fit scission d’avec Mandel et il renforça sa crédibilité dans la fraction anti-coalition en s’opposant, avant le CI, au groupe de N.M. Perera et Colvin da Silva. »

Quel fieffé menteur ! Le choix cynique de l’année 1958 comme début du mouvement à droite du LSSP montre à lui seul son manque de sincérité. Il choisit 1958 tout simplement pour ne pas avoir à parler de la critique faite dès 1956 par le CI de la ligne politique du LSSP. Comme nous l’avons constaté dans les chapitres précédents, le SWP qualifia la ligne du LSSP « d’opportunisme national » en janvier 1956 et condamna publiquement son opportunisme vis-à-vis du stalinisme chinois dans un éditorial publié dans Militant en mars 1957. En avril 1957, Healy écrivit une longue lettre à Tom Kerry sur la dégénérescence du LSSP :

« Une des choses qui nous inquiètent vivement est la détérioration de la situation à Ceylan. Colvin da Silva et Perera étaient ici il y a quelques jours et n’essayèrent même pas de nous voir. Nous avons appris qu’ils défendaient leur politique vis-à-vis de Zhou Enlai et qu’ils nous attaquaient comme sectaires. Il semble qu’il y ait là-bas un net éloignement et cela pourrait bien sûr être très important pour l’avenir. En 1954, ils étaient de notre côté de façon relativement solide politiquement, mais à présent ils vont du côté de Pablo. Voilà un extrait tiré d’un rapport qu’un de nos camarades, qui discuta avec un pabliste anglais, présenta à notre comité exécutif :

« Bornstein nous a raconté que Colvin lui rendit visite le 20 mars. Colvin R. da Silva lui raconta qu’il venait de recevoir une lettre du camarade G. Healy dans laquelle celui-ci le somme de poser des revendications précises à la délégation chinoise. Colvin dit que lorsqu’il termina la lecture de la lettre il éclata de rire et dit que ‘Healy était devenu fou’. Bornstein dit qu’il a vu la lettre et qu’il était d’accord avec Colvin, que les exigences contenues dans la lettre n’étaient pas seulement puériles mais impossibles au stade actuel, parce que les staliniens, comme le dit Bornstein, étaient en train de changer pour le mieux et qu’il était possible, ajouta-t-il, que la direction stalinienne tire les leçons de ses propres et terribles expériences et que le fait de poser de telles revendications rendrait difficile le processus de démocratisation du PC chinois. » [375]

Le 10 mai 1957, Healy écrivit de nouveau à Cannon et souleva encore une fois la question de la crise du LSSP :

« Pablo se rend parfaitement compte de l’opportunisme de notre direction cingalaise et, fidèle à lui-même, il les entraîne dans cette direction. Nous ne pouvons garder le silence sur cette question. En outre, il nous faut tenir compte du fait que depuis 1954, les dirigeants du LSSP se sont éloignés plus encore des positions trotskystes orthodoxes. À son quatrième congrès, Pablo a repris quelques-uns de leurs amendements et ils ont capitulé. Ils sont plus éloignés de nous politiquement qu’auparavant. La Fédération du travail du Ceylan, dominée par les trotskystes, envoya par exemple aux syndicats russes le message suivant à l’occasion du premier mai. ‘La Fédération du travail du Ceylan vous envoie à vous et au peuple soviétique des salutations fraternelles à l’occasion du premier mai et vous assure de son soutien contre toutes les menaces impérialistes à l’égard de votre pays.’

« Pas un mot sur la Hongrie et les combattants révolutionnaires en URSS. Au lieu de cela, ils parlent d’aider et de réconforter la bureaucratie stalinienne, ce dont celle-ci se servira à son tour pour garder son contrôle sur les masses soviétiques. » [376]

Banda, bien sûr, connaît ces lettres et il les a probablement rédigées avec Healy. Mais il ne les mentionne pas parce qu’elles mettent en lumière l’opposition du Comité International à l’opportunisme du LSSP, un opportunisme auquel les pablistes prêtèrent main-forte. Si cela n’allait pas contre ses besoins politiques actuels, Banda pourrait écrire des livres entiers sur le rôle perfide joué par Mandel et Pablo en préparant le terrain pour la trahison du LSSP.

Lorsqu’en 1956, le Sri Lanka Freedom Party (SLFP) bourgeois vint au pouvoir avec l’aide du groupe de Philip Goonewardene et forma la coalition du MEP, le LSSP lui apporta son soutien critique, tandis que le Secrétariat International révisionniste applaudissait à un « mouvement irréversible » vers le socialisme. Le gouvernement Bandaranaike essaya d’utiliser le soulèvement généralisé des masses et les conditions de prospérité économique à l’Ouest afin d’arracher quelques concessions pour la classe capitaliste autochtone et donna même l’illusion, toute passagère, que la bourgeoisie nationale pouvait se rendre indépendante de l’impérialisme.

Bandaranaike nationalisa les transports et le Port de Colombo, ferma les bases militaires impérialistes de Trincomalee et de Katunayake, protégea le marché intérieur contre la pénétration de marchandises à bon marché en provenance des pays impérialistes et utilisa les recettes provenant de la production de thé et de caoutchouc pour donner une impulsion au développement de l’industrie locale. Avec ces mesures, la bourgeoisie du Sri Lanka atteignait les limites de son ingéniosité. Dans le même temps, elle menait une politique chauvine furieuse contre les Tamouls et les travailleurs des plantations.

La classe ouvrière s’accrut considérablement du fait de l’augmentation d’activité du secteur public et privé, mais la démagogie anti-impérialiste de Bandaranaike ne fut pas en mesure de contenir les revendications de la classe ouvrière pour une augmentation du niveau de vie et celle-ci obtint d’importantes concessions de la part de l’État. Le LSSP fut obligé de prendre la tête de ces luttes.

Lorsque Bandaranaike tenta de restreindre les droits démocratiques de la classe ouvrière en introduisant les lois sur la sécurité et l’état d’urgence (Public Security Act), le LSSP organisa une grève générale de protestation de 24 heures que les staliniens brisèrent, comme il fallait s’y attendre. Certaines sections de la bourgeoisie indigène entrèrent en conflit avec Bandaranaike, lui reprochant son incapacité à venir à bout du militantisme de la classe ouvrière et ils le firent assassiner en 1959.

La dégénérescence du LSSP était alors déjà bien avancée. Lors des élections de 1960, le parti défendit pour la première fois de son histoire la perspective de l’accession au pouvoir par le parlement. Il présenta des candidats dans une centaine de circonscriptions, mais n’obtint que quinze sièges. Les élections montrèrent que la classe capitaliste s’efforçait de faire revenir le vieil UNP au pouvoir ; celui-ci constitua un gouvernement minoritaire en mars 1960. Lorsque le nouveau gouvernement s’effondra, immédiatement après avoir annoncé sa politique gouvernementale, le LSSP décida de soutenir le SLFP dans les élections de juillet 1960.

Lors du congrès de 1960, N.M. Perera présenta une résolution pour la formation d’un gouvernement de coalition avec le SLFP. Le congrès adopta la résolution, mais le comité central l’annula. Les arguments de Perera correspondaient entièrement aux conceptions avancées pendant des années par Pablo. Sa résolution déclarait :

« Concrètement … la démarche du LSSP devra être la suivante : en tout premier lieu il lui faut conclure pour la prochaine élection un pacte qui garantisse qu’on ne se prenne pas mutuellement des voix. Durant la campagne électorale, il faudra nous déclarer prêts à soutenir un gouvernement du SLFP. Il ne faut pas qu’il y ait à cela de conditions restrictives sans quoi nous affaiblirions nos forces, prêtes à se regrouper autour d’un gouvernement de rechange. Deuxièmement, il faut prendre des mesures en vue d’une unité programmatique avec le SLFP, en vue de la constitution d’un gouvernement commun.

« On peut fustiger une telle ligne d’action, la qualifier de collaboration de classe et la condamner en bloc. Cette accusation de collaboration de classe ne tiendrait debout que si nous ne reconnaissions pas le caractère de classe, de parti petit-bourgeois du SLFP. Mais en ce qui concerne les partis réformistes sociaux-démocrates, cette tactique d’entrisme n’a rien de nouveau. Nous admettons qu’en acceptant de participer au gouvernement nous franchissons un pas de plus dans l’entrisme. Mais ceci n’est-il pas le meilleur moyen de guider les masses à travers une expérience qui est nécessaire pour chasser leurs illusions et susciter leur confiance en notre sincérité ? Quelques mesures hardies, promues par nos soins, leur permettront d’apprendre plus qu’elles le feraient avec des années de propagande. Ces mesures devront être en accord avec notre programme socialiste et faire progresser notre politique socialiste. » [377]

Le 16 septembre 1960, le Secrétariat International écrivit un document détaillé, destiné aux membres du LSSP et défendant entièrement la capitulation du LSSP devant le SLFP.

« Exactement après l’assassinat de Bandaranaike une situation dangereuse se développa. C’est la direction politique de la classe capitaliste qui imposa cette crise. La mort du premier ministre et l’affaiblissement de l’influence parlementaire du SLFP conduisirent à ce qu’une majorité de la population petite-bourgeoise fut attirée par l’UNP, le parti des impérialistes. Pendant ce temps, les couches les plus réactionnaires commencèrent à nourrir l’espoir de voir un gouvernement fort en dehors du système parlementaire démocratique…En d’autres mots, les masses, bien que prêtes à défendre leurs conquêtes n’étaient pas prêtes à constituer un mouvement anti-impérialiste sur une base politique révolutionnaire. » [378]

Tous ces arguments étaient des rationalisations servant à couvrir l’opportunisme du LSSP. S’adaptant à la capitulation du LSSP devant le SLFP, le Secrétariat International déclarait :

« Nous admettons qu’il est possible à un parti révolutionnaire d’un pays colonial ou semi-colonial de soutenir de façon critique un gouvernement qui ne représente pas la classe ouvrière (mais la classe moyenne ou les capitalistes). Mais ce soutien devrait être lié à deux conditions importantes. L’une est le soutien de mesures progressistes qui favorisent la victoire du mouvement révolutionnaire. L’autre est l’éducation des masses qui se trouvent sous la direction des capitalistes ou des classes moyennes. Cela est loin de signifier un soutien durable, direct et inconditionnel de gouvernements qui ne représentent pas la classe ouvrière. » [379]

Les pablistes ne se distinguaient du LSSP que dans la mesure où ils prenaient fait et cause pour un soutien non durable, indirect et conditionnel de gouvernements bourgeois ; le fait qu’ils acceptaient l’orientation droitière du LSSP rendait hypocrite leur timide réprimande de l’appel de Perera à une coalition. Derrière l’excuse fournie par le Secrétariat International, le LSSP se mit à soutenir une politique raciste qui refusait aux travailleurs des plantations l’intégralité des droits civiques.

Au congrès de réunification pabliste de juin 1963, les révisionnistes camouflèrent une fois encore l’ampleur de la dégénérescence du LSSP : « Notre section cingalaise a corrigé progressivement l’orientation fausse d’accorder son soutien au gouvernement bourgeois libéral du SLFP adoptée en 1960. Depuis que les masses sont entrées, en action elle n’a pas hésité à se placer à leur tête contre ses alliés électoraux d’hier. » [380]

Les pablistes proposèrent au LSSP de constituer « un gouvernement de front uni véritablement socialiste » au moyen d’une alliance avec le Parti communiste et le MEP de Philip Goonewardene. Le véritable but de ce « front uni de gauche » était de parachever la préparation du LSSP à la participation à un gouvernement de front populaire, étant donné la nature petite-bourgeoise et raciste du MEP. Un mois après le congrès de réunification, le LSSP reçut de l’internationale pabliste la consigne d’endosser l’accord indo-cingalais qui prévoyait la déportation vers l’Inde de centaines de milliers de travailleurs des plantations. Dans une lettre de juillet 1963, le Secrétariat unifié déclarait : « nous constatons qu’il n’y a rien à redire au principe de négociations entre l’Inde et Ceylan sur cette question ». [381]

En contradiction avec le camouflage et les tromperies du Secrétariat unifié, la Socialist Labour League attaquait ouvertement la politique traître du LSSP. Dans une lettre adressée au comité national du SWP le 12 juin 1963 et qui condamnait la réunification avec les pablistes, Healy faisait remarquer avec amertume que le SWP avait gardé le silence sur la trahison de la classe ouvrière préparée par le LSSP à Ceylan :

« Nous avons récemment lu dans Militant que cent mille personnes ont assisté à un meeting qui s’est tenu le premier mai à Colombo. ‘L’énorme mobilisation, écrit Militant, fut attribuée à l’enthousiasme des masses pour la perspective d’un front uni du Lanka Sama Samaja Party (trotskyste), du Parti communiste et du MEP (un groupe de moindre importance dirigé par Philip Goonewardene) ‘.

« Nous y voilà encore une fois. Précisément au moment où vous rompez avec la SLL et où vous reconnaissez à nouveau Peng comme le dirigeant de la section chinoise, vous concentrez l’attention de vos membres sur ‘le grand LSSP du Ceylan’. Bien sûr, vous gardez un silence discret sur la façon dont s’est déroulée ce meeting. Vous n’avez pas dit à vos membres que lors de la préparation du meeting par les trois partis, c’est-à-dire le LSSP, le PC et le MEP, Philip Goonewardene insista pour que ne soient représentés à la tribune que des partis politiques. Ses motifs à ce sujet étaient purement et simplement réactionnaires. Il voulait exclure la classe ouvrière indienne représentée dans les syndicats.

« Le LSSP fut, à sa honte éternelle, d’accord avec cette farce. Il faut se souvenir de ce que le LSSP fut, dans le passé, le seul parti du Ceylan à prendre inconditionnellement fait et cause pour l’égalité des droits de la classe ouvrière tamoule indienne. Il s’est toujours opposé fortement à Philip Goonewardene et à son MEP qui joua un rôle tout à fait réactionnaire à ce meeting.

« Vous taisez ce que Philip Goonewardene a dit. Il fit un lapsus, il utilisa le mot race au lieu de nation puis il se corrigea. Ses partisans dans le public crièrent : ‘Non, pas nation, race !’ Et le LSSP resta assis pendant tout ce temps à la tribune et se tut. Voilà le prix d’une telle unité.

« On admet maintenant ouvertement au LSSP que les dirigeants sont prêts à faire de véritables et importantes concessions sur la question du statut paritaire des Tamouls et des Cingalais. C’est là la logique de la capitulation qui les a conduits à soutenir le gouvernement capitaliste de madame Bandaranaike. Vous auriez du dire à vos membres que N.M. Perera, Anil Moonesinghe et d’autres dirigeants du LSSP sont des bouddhistes pratiquants qui vont régulièrement prier dans les temples. » [382]

Durant les mois cruciaux qui ont précédé l’entrée du LSSP dans la coalition gouvernementale dirigée par Bandaranaike, le Secrétariat International pabliste refusa toute discussion sur le cours droitier de leurs alliés du Ceylan. Banda fait mention des divergences tactiques avec Mandel sur Ceylan (une dispute passagère sans importance aucune pour l’appréciation du pablisme comme tendance politique) mais il passe sous silence la réponse du Secrétariat unifié défendant le LSSP. Le Secrétariat unifié déclara qu’il fallait laisser du temps au LSSP pour faire la preuve de sa « sincérité » et de sa bonne volonté.

Le Secrétariat unifié prétendait que critiquer le LSSP « signifierait avant tout échauffer délibérément l’atmosphère en y injectant un violent esprit de faction. Deuxièmement, cela aggraverait les choses, car cela transporterait la dispute sur la place publique. Une telle politique de la division mettrait en danger ou même détruirait les relations fraternelles entre le Secrétariat unifié et la direction du LSSP. Le résultat final pourrait être dommageable pour la Quatrième Internationale et le LSSP, y compris son aile gauche qui n’a aucun intérêt à remettre en question l’unité du parti par la création de frictions et de tensions internes de quelque nature que ce soit ». [383]

Ces documents prouvent que Banda ment effrontément lorsqu’il prétend que « l’intervention du Comité International ne se produisit qu’à la veille même de la conférence de scission à Colombo, où Healy essaya de passer en fraude et de marquer un ou deux points faciles contre Pierre Frank et le Secrétariat unifié ».

Ces railleries de collégien ne valent pas la peine qu’on s’y arrête. Healy se rendit à Ceylan en tant que représentant de la seule tendance qui avait lutté pendant plus d’une décennie contre un révisionnisme qui avait finalement conduit à la trahison du LSSP. Le pabliste Pierre Frank, un représentant du Secrétariat Unifié avait participé à la préparation de cette trahison.

Tout aussi mensongère et cynique est l’affirmation de Banda selon laquelle « le CI n’avait pas de perspective pour le Sri Lanka, si ce n’était de condamner N.M. Perera ex post facto. On laissa le soin au camarade Tony Banda de recoller les morceaux et de tenter de construire une section ». Faut-il penser que Tony Banda est allé de son propre chef au Sri Lanka, en politicien « pigiste » et non pas en tant que membre de la SLL et du CIQI ? Si le CI n’avait aucune perspective, comment Banda explique-t-il la fondation de la RCL qui devint la section sri lankaise du Comité International ?

Le Comité International, fondé dans la lutte contre le pablisme dix ans avant que le révisionnisme ne mène à l’entrée d’un parti se disant trotskyste dans un gouvernement bourgeois, avait une perspective très claire pour la classe ouvrière du Sri Lanka. Il fut le seul à reconnaître la signification historique mondiale de la trahison du LSSP pour la Quatrième Internationale. Dans une déclaration du 5 juillet 1964 le CIQI constatait :

« L’entrée de membres du LSSP dans la coalition Bandaranaike marque la fin de toute une période de développement de la Quatrième Internationale. Le révisionnisme dans le mouvement trotskyste mondial a trouvé son expression au service direct de l’impérialisme, dans la préparation d’une défaite de la classe ouvrière. La tâche de reconstruire la Quatrième Internationale doit être entreprise sur la base ferme de la construction de partis prolétariens révolutionnaires dans chaque pays, en lutte contre les serviteurs bureaucratiques et opportunistes de l’impérialisme et contre leurs défenseurs révisionnistes qui usurpent le nom du trotskysme et de la Quatrième Internationale. » [384]

La trahison pabliste du Ceylan eut une autre conséquence décisive dont Banda ne parle pas. Des partisans du CIQI, qui constituèrent une minorité officielle dans le SWP sous la direction de Tim Wohlforth, furent suspendus parce qu’ils exigèrent que soit ouverte une discussion sur la trahison historique du LSSP, l’allié politique du SWP. Wohlforth et huit autres membres de la tendance minoritaire furent suspendus pour le « crime » d’avoir tenté de diffuser parmi les membres du SWP une déclaration sur l’entrée du LSSP dans un gouvernement de coalition, un événement sans précédent dans l’histoire de la Quatrième Internationale.

La tendance minoritaire avait lutté depuis 1961 aux côtés du Comité International contre la dégénérescence du SWP. Même après la scission d’avec le Comité International, elle continua de lutter afin de faire tout ce qui était possible pour faire retourner le SWP dans la voie du trotskysme. Mais les événements du Ceylan exigeaient des mesures extraordinaires pour exiger une discussion sur cette crise dans le mouvement trotskyste mondial. La déclaration de la minorité, datée du 30 juin 1964 expliquait :

« Durant toute la période de 1961 à 1963, nous avons répété à maintes reprises, en solidarité politique avec le Comité International, que la réunification de la Quatrième Internationale sans discussion politique exhaustive avant la réunification effective, ne pouvait que mener à une catastrophe et à une nouvelle désintégration du mouvement international et de ce parti. Notre position a été confirmée sur toute la ligne…

« Il n’est plus possible de refuser de faire face à la crise politique théorique et méthodologique qui déchire notre parti et l’organisation internationale avec laquelle il est actuellement en solidarité politique. Afin de garantir la survie du parti, il faut organiser immédiatement dans toutes les cellules une discussion sur ces questions.

« Nous savons pertinemment qu’une telle discussion représente une démarche extraordinaire si elle n’est pas liée à la préparation d’une conférence. Nous exigeons une discussion précisément parce que nous avons affaire à une crise de caractère tout à fait exceptionnel. Les léninistes n’ont jamais été des fétichistes des questions organisationnelles. Nous sommes prêts à adapter les formes organisationnelles aux exigences politiques du mouvement.

« Continuer une discussion stérile dans une période où le parti a un travail externe important à accomplir est un acte criminel contre le parti bolchevique. Ne pas organiser une discussion lorsqu’une crise politique profonde déchire le parti et le mouvement international est un acte au moins aussi criminel. Ceux qui opposent le travail urgent et nécessaire de construction du parti à une procédure essentielle à la survie même du parti ne sont, dans aucun sens du mot, des léninistes. » [385]

Une semaine et demie plus tard, les neuf signataires de cette lettre furent suspendus du SWP. Ils constituèrent alors le Comité américain pour la Quatrième Internationale qui se transforma en Workers League en novembre 1966. C’est ainsi que la lutte engagée par le CIQI contre le révisionnisme pabliste assura la continuité historique du mouvement trotskyste aux États-Unis.


[372]

Newsletter, 7 décembre 1963.

[373]

Ibid.

[374]

Ibid.

[375]

National Education Department Socialist Workers Party, Education for Socialists : The Struggle to Reunify the Fourth International (1954-1963), t.3, mai 1977, pp.31-32.

[376]

Ibid., p.33.

[377]

Cliff Slaughter, édit. Trotskyism Versus Revisionism : À documentary History, t.4, The International Committee Against Liquidationism, New Park Publications, Londres 1974, p.58.

[378]

Extrait d’une copie du document original.

[379]

Ibid.

[380]

Septième congrès mondial de la Quatrième Internationale, The International Situation and our Tasks , dans Fourth International, n°17, octobre-novembre 1963, p.45.

[381]

Slaughter, édit. Trotskyism versus Revisionism, t.4, p.235.

[382]

Ibid., p.162.

[383]

Ibid., p.240.

[384]

Newsletter, 11 juillet 1964.

[385]

Extrait d’une copie du document original.