David North
L’héritage que nous défendons

Le marxisme et la théorie de « l’effondrement »

Après le congrès de réunification de 1963, le développement rapide de la lutte des classes au niveau mondial mit en lumière les profondes implications du conflit qui opposait le Comité International au Secrétariat Unifié. L’entrée des pablistes cingalais dans le gouvernement bourgeois de Madame Bandaranaike n’était que la plus extrême manifestation du rôle joué par l’opportunisme pabliste à travers le monde. Les organisations associées au Secrétariat Unifié de Mandel fonctionnaient de plus en plus ouvertement comme des agences auxiliaires de l’impérialisme, rejetant de façon délibérée une mobilisation autonome du prolétariat et insistant au contraire pour subordonner celui-ci à la social-démocratie, au stalinisme et au nationalisme bourgeois.

Les pablistes devaient, par leur défense de la bourgeoisie européenne et américaine, jouer un rôle essentiel dans les grandes crises sociales qui éclatèrent dans les centres impérialistes au milieu des années 1960 et ébranlèrent le régime capitaliste jusque dans ses fondements. Alors que les bureaucraties social-démocrates et staliniennes étaient secouées par une puissante explosion de militantisme ouvrier accompagnée par le mouvement, sans précédent jusque là, d’une jeunesse estudiantine se mobilisant par millions, les pablistes tentèrent de détourner ces luttes de masses d’objectifs socialistes révolutionnaires.

Banda passe sous silence l’évolution politique du Secrétariat Unifié après 1963-1964. Il consacre tous ses efforts au contraire à attaquer et à calomnier le Comité International. Son but est, comme toujours, de nier le rôle objectif du Comité international, du trotskysme en tant qu’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière. Mais en attaquant le CIQI, Banda ne réussit qu’à révéler sa rupture définitive d’avec tous les fondements théoriques du marxisme.

Il donne l’appréciation suivante des perspectives du Comité International :

« A cause d’une analyse totalement fausse de la prospérité d’après-guerre qui se rapprochait dangereusement de la théorie de ‘l’effondrement’ des débuts de la social-démocratie allemande, Healy et le CI voyait les développements nationaux et mondiaux sous la forme d’un processus apocalyptique et messianique. Toute l’orientation des années 1960 et 1970 fut dominée par cette thèse antimarxiste bizarre qui se trouvait exprimée résumée dans un titre de Newsletter en 1968 : ‘Crise, Panique, Écroulement’ (ou, comme disaient les allemands : Krisen, Kriege, Katastrophen).

« Non pas la déduction mais la réduction de tout développement au plus petit commun dénominateur, l’apocalypse. C’est ainsi que chaque gouvernement travailliste était considéré comme le dernier du genre, chaque crise financière comme la dernière crise et chaque faillite bancaire comme le prélude de la lutte finale. Au début des années 1960 nous riions des théories économiques farfelues de Behan, mais les fantaisies de Healy montre le peu de progrès réalisé par le CI depuis ».

Comme il est de coutume dans les déclamations outrancières de Banda nous retrouvons ici le mélange, à présent familier, d’ignorance et de duperie. Sa caricature absurde des perspectives du CIQI exclut toute analyse détaillée du contenu réel et de l’évolution de la ligne politique. Il déclare tout bonnement que l’analyse du CIQI est « totalement fausse », sans même indiquer, ni bien sûr élaborer, la ligne qui eût été correcte. Ce que Banda rejette ce n’est pas une analyse incorrecte mais plutôt une approche marxiste de la crise du capitalisme. Derrière son attaque de la perspective développée par le CI dans les années 1960 se cache une conception qui est essentiellement celle d’un petit-bourgeois réformiste.

Le Comité International élabora la perspective économique que Banda couvre aujourd’hui de ridicule en lutte contre Mandel, celui-ci cherchant à donner une raison économique au rejet explicite par les pablistes du rôle révolutionnaire déterminant du prolétariat en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. Les pablistes avaient annoncé avant la réunification que le travail de leur internationale se concentrerait, jusqu’à nouvel ordre, sur les pays arriérés dont ils firent « l’épicentre » de la révolution mondiale.

Mandel tenta d’étayer cette perspective avec l’argument que, dans les pays capitalistes avancés, il était matériellement impossible qu’une crise économique soit suffisamment puissante pour jeter le prolétariat dans une lutte révolutionnaire. La thèse fondamentale de sa théorie du « néocapitalisme » était que l’impérialisme ne permettrait jamais une crise aussi catastrophique que celle des années 1930. En 1964, Mandel écrivait : « La nécessité d’empêcher à tout prix que ne se répète une dépression comme celle de 1929 est une question de survie pour le capitalisme dans les conditions de la guerre froide et du développement mondial des forces anticapitalistes ». [386]

Mandel décrivit comme le trait fondamental de son néocapitalisme la prétendue faculté des capitalistes à régler l’économie de façon à éviter indéfiniment des crises catastrophiques. Dans les années 1970 il écrivait encore : « Pour ce qui est d’une crise économique ou d’une catastrophe… nous avons souligné à maintes reprises l’existence de causes puissantes qui rendent le néocapitalisme capable de l’éviter durant un temps considérable ». [387]

Il insistait pour dire que « la première hypothèse » pour les marxistes devait être : « Nous ne pouvons nous attendre à aucune crise catastrophique comparable à celle de 1929-1932. » [388]

Les conclusions de Mandel reposaient sur des généralisations non scientifiques (c’est-à-dire non marxistes) à partir de l’apparence superficielle du capitalisme dans la période de prospérité économique de l’après-guerre. Sa croyance à la viabilité d’un capitalisme dirigé revenait à un vote de confiance en faveur des mécanismes keynésiens de l’inflation contrôlée, tels qu’ils avaient été introduits par l’impérialisme américain après la Seconde guerre mondiale. La conception de Mandel était en gros la même que celle des anciens révisionnistes du tournant du siècle qui voyaient dans l’utilisation du crédit le moyen grâce auquel le capitalisme pouvait éviter des crises dévastatrices. Cette conception réformiste est à présent partagée par Banda et elle est à la base de son attaque, ignorante sur le plan théorique, de la perspective du CIQI.

Lorsque Banda prétend que l’analyse de la crise économique par le CIQI « se rapproche dangereusement de la ‘théorie de l’effondrement’ des débuts de la social-démocratie allemande » le point de départ de ses arguments est le même que celui du révisionniste Bernstein. Que Banda le sache ou non, l’auteur de la théorie de l’effondrement n’est autre que Karl Marx. Que le mouvement des contradictions internes du mode de production capitaliste conduit de façon inexorable à son écroulement est un axiome de l’économie politique marxiste. Si on le nie, il n’existe plus de nécessité objective du socialisme. Dans sa brillante polémique contre Bernstein, Réforme ou révolution, Rosa Luxembourg insistait sur le fait que de l’écroulement économique du système capitaliste était inévitable :

« Si la théorie socialiste affirmait jusqu’ici que le point de départ de la transformation socialiste serait une crise générale et catastrophique, il faut à notre avis distinguer à ce sujet deux choses : l’idée fondamentale qu’elle contient et sa forme extérieure. Cette idée consiste dans l’affirmation que le régime capitaliste, par suite de ses propres contradictions internes, prépare lui-même le moment où il sera désaxé, où il deviendra tout simplement impossible. Que l’on ait considéré ce moment sous la forme d’une crise commerciale générale catastrophique, il y avait à cela de bonnes raisons, mais cela n’en est pas moins d’importance secondaire pour l’idée fondamentale. » [389]

Rosa Luxembourg expliquait sans ambiguïté la signification politique des tentatives du révisionnisme de nier la possibilité de l’écroulement.

« La théorie révisionniste est placée devant un dilemme : ou bien la transformation socialiste est la conséquence, comme c’était généralement admis jusqu’ici, des contradictions internes du régime capitaliste et alors en même temps que ce régime se développent également les contradictions qu’il contient, ou il résulte qu’un écroulement de ce régime, sous telle ou telle forme, est le résultat inévitable, à un moment quelconque, mais alors les ‘moyens d’adaptation’ sont inefficaces et la théorie de l’écroulement est juste. Ou bien les ‘moyens d’adaptation’ sont réellement en état d’empêcher un écroulement du système capitaliste et de rendre, par conséquent, le capitalisme capable de se maintenir en vie, donc de supprimer ses contradictions, mais alors le socialisme cesse d’être une nécessité historique et il est alors tout ce qu’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société.

« Ce dilemme aboutit à un autre : ou bien le révisionnisme a raison en ce qui concerne la marche du développement capitaliste, et alors la transformation socialiste de la société n’est plus qu’une utopie, ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et alors la théorie des « moyens d’adaptation » n’est pas soutenable. C’est ainsi que se pose la question. » [390]

En attaquant le Comité International parce qu’il souscrit à la théorie de « l’effondrement », Banda ne parvient qu’à se condamner lui-même comme un réformiste ignare. En défendant la théorie de « l’effondrement » contre la « découverte » par Mandel d’un nouveau type de capitalisme (le « néo-capitalisme »), capable de réprimer indéfiniment ses propres contradictions, le CIQI examina concrètement le rapport interne existant entre les mécanismes d’adaptation dont s’est servie la bourgeoisie américaine à la fin de la guerre et le mouvement essentiel des contradictions fondamentales du mode de production capitaliste. En d’autres termes, le CIQI analysa le cadre de Bretton-Woods comme l’expression contradictoire de la crise insoluble du capitalisme mondial. Il démontra que le système complexe d’accords monétaires, de mécanismes de crédit et d’accords commerciaux, basés sur la convertibilité du dollar en or, établi afin de contrecarrer la loi de la valeur et la chute tendancielle du taux de profit, était inévitablement subordonné à cette loi et devint finalement le véhicule par lequel ces lois devaient s’exprimer de façon explosive.

La grande contribution du CIQI, et c’est avant tout le mérite des trotskystes britanniques, fut qu’il perça l’apparence contradictoire de la prospérité d’après-guerre et insista pour dire qu’une puissante crise économique, porteuse de conséquences révolutionnaires pour la classe ouvrière était en train de se développer rapidement. Dans une suite de déclarations publiées entre 1964 et 1968, la Socialist Labour League expliqua correctement que la base même de la stabilité retrouvée par le capitalisme dans l’immédiat après-guerre, la domination de l’économie mondiale par les États-Unis, symbolisée par le rôle du dollar comme monnaie de réserve internationale, était la source d’énormes contradictions et d’inévitables explosions.

Du point de vue du marxisme, la signification de ces analyses était tout d’abord qu’elles examinaient la crise du mode de production capitaliste comme la base matérielle de la lutte des classes internationale et qu’ensuite, sur ce fondement scientifique, elles élaboraient une stratégie révolutionnaire correcte.

Dans des conditions où l’impérialisme américain menait une guerre de génocide contre le Vietnam, cette analyse permit au CIQI d’établir l’unité objective des masses vietnamiennes et de la classe ouvrière des pays capitalistes avancés, principalement des États-Unis.

De cette analyse découlait aussi des perspectives politiques diamétralement opposées à celles des pablistes dont la politique de prostration s’appuyait sur la négation de l’existence de toute base matérielle pour une lutte révolutionnaire par la classe ouvrière. Le CIQI insistait pour dire que la crise économique, qui était le fondement de la guerre impérialiste contre le Vietnam, poussait aussi la classe ouvrière dans des luttes révolutionnaires contre les impérialistes. L’orientation vers le prolétariat et la lutte pour construire le parti révolutionnaire devaient se fonder sur cette perspective.

La perspective du CIQI n’aurait mérité le qualificatif d’ « apocalyptique » que dans le cas où, faisant une caricature de la théorie de « l’écroulement », celui-ci aurait prétendu qu’une crise économique cataclysmique conduirait inévitablement, indépendamment des actions du parti révolutionnaire, à la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais aucune lecture honnête des déclaration du Comité International ne justifierait un tel reproche. Il n’y avait aucune trace de fatalisme dans les analyses du CIQI. Celui-ci n’a jamais affirmé qu’une crise économique serait, en elle-même, la dernière crise du système capitaliste. Le Comité International aborda toujours la crise du point de vue des tâches politiques qu’elle posait au mouvement trotskyste.

Une déclaration du 1er janvier 1968 intitulée L’impérialisme US confronté à sa crise la plus sérieuse donne un exemple de la relation entre l’analyse de la crise économique et les perspectives politiques du CI. Nous ne citerons ici que quelques-uns de ses passages les plus importants.

« 1. Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, le capitalisme a été un système de crise permanente. Au cours de ce siècle, il a plongé la classe ouvrière dans deux guerres mondiales et entre les deux guerres, il est passé par une période de vingt années de stagnation et de chômage de masse, au cours de laquelle il dut avoir recours au fascisme pour détruire le mouvement ouvrier en Allemagne, en Italie et en Espagne. Dans le même temps la stagnation et la famine ont condamné des millions, et en fait la plus grande partie de la population mondiale à la famine, la malnutrition et la maladie.

« Le système capitaliste, s’il devait survivre, ne présente à l’humanité qu’une perspective, celle d’un retour à la barbarie. L’impérialisme ne peut pas développer les forces productives parce que la propriété des moyens de production demeure privée, et l’économie mondiale reste divisée en États nationaux hostiles les uns aux autres.

« Ces contradiction fondamentales et auxquelles ce système ne peut échapper furent toujours présentes pendant le boom par lequel le capitalisme est passé après la dernière guerre, malgré le fait que ces contradictions ne se manifestèrent pas ouvertement, ‘en surface’.

« 2. Notre perspective économique doit par conséquent partir du caractère de la présente époque, qui est caractérisée par un système social, le capitalisme, un système en crise et dans lequel la crise de la direction de la classe est la question principale. Le capitalisme n’a pas survécu au cours de ce siècle grâce à une force qui lui serait inhérente, mais seulement parce que la classe ouvrière fut incapable de résoudre la crise de la direction et de profiter de la suite de crises économiques et politiques qui l’ont secoué au cours de ce siècle. La période qui s’est écoulée depuis 1945 ne constitue pas une exception par rapport à cette définition.

« Le capitalisme a survécu à la guerre en Europe de l’Ouest à cause de la politique de collaboration de la bureaucratie du Kremlin. L’Europe et l’Allemagne furent divisées, les Partis communistes de France et d’Italie, mettant en œuvre la logique de la politique de ‘coexistence pacifique’ du Kremlin et étranglant les luttes de la classe ouvrière pour le pouvoir dans chacun de ces pays…

« 4. L’extension subséquente du commerce et de la production mondiale, le boom, fut financée en grande partie au moyen du dollar qui a remplacé la livre sterling comme principale monnaie internationale. La position du dollar était l’expression de la force relative du capitalisme américain, et de sa domination sur les autres puissances capitalistes, plus faibles. Les Américains furent en mesure de maintenir l’accord d’avant-guerre qui protégeait le dollar contre un prix de l’or fixe. Les réserves d’or américaines accumulées avant et pendant la guerre étaient l’expression de son développement aux dépens du capitalisme européen et japonais.

« 5. Les conséquences mêmes du boom ont mis le dollar au centre de la crise monétaire internationale. Cette crise du système monétaire mondial n’était pas une crise ‘en soi’. Elle était et continue d’être la manifestation d’une crise plus profonde et plus fondamentale, qui en dernière analyse provient des contradictions entre le développement des forces productives et la propriété des moyens de production…

« 9…. La Révolution russe, suivie de la Révolution chinoise et la perte par les capitalistes du contrôle de vastes territoires de l’Europe de l’Est, représentaient d’énormes coups contre le système capitaliste. Non seulement il perdit ces régions du monde en tant que marchés, mais elles cessèrent également d’être un domaine d’exportation de capitaux profitables et d’extraction de matières premières.

« Ces pertes, qui étaient le résultat de luttes victorieuses de la classe ouvrière internationale, sont à présent un facteur majeur d’aggravation de la crise du système capitaliste et impliquent de nouvelles tentatives par les capitalistes de l’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord pour reconquérir ces territoires perdus par des moyens militaires.

« 10. Ainsi le stade actuel de la crise ne peut être réduit à de seuls facteurs ‘économiques’. L’offensive de la classe ouvrière dans toute l’Europe et en Amérique du Nord est à présent le facteur déterminant d’opposition à la classe capitaliste et à ses tentatives de trouver une issue temporaire à la crise mondiale.

« Le système capitaliste est incapable d’une planification et d’un contrôle rationnels. Seule une campagne pour augmenter l’exploitation de la classe ouvrière dans le monde offre temporairement une ‘solution’ au capitalisme. Cela implique nécessairement qu’il ait comme objectif premier de briser les organisations et la résistance de la classe ouvrière en se servant de l’État. D’où les tentatives concertées de tous les pays, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest d’intégrer les syndicats dans l’État et de contrôler les salaires au moyen de l’appareil d’État capitaliste…D’où la radicalisation de la classe ouvrière européenne et américaine en réaction à cette intervention de l’État…

« 11. L’actuelle crise économique, se transforme donc en une lutte par les capitalistes pour garder le pouvoir et par la classe ouvrière pour détruire ce pouvoir. Ce n’est que par la construction de la Quatrième Internationale et de ses partis que la crise économique peut être résolue dans l’intérêt de la classe ouvrière. » [391]

Cette déclaration, parue avec bon nombre d’autres dans la presse du Comité International, ne se bornait pas à décrire les événements. En opposition aux commentaires objectivistes stériles des pablistes, l’analyse du CIQI appréhendait le rapport entre le développement « logique » de la crise capitaliste, le développement historique de la lutte des classes et l’intervention subjective du parti révolutionnaire, formant un tout interdépendant. Les tendances fondamentales de la crise y étaient correctement appréciées. Le CIQI comprit avec une grande perspicacité, confirmée par les événements, l’importance de la situation économique pour le développement de la lutte des classes internationale.

Cette déclaration parut à la veille des changements les plus explosifs dans la lutte des classes depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Trois semaines à peine s’étaient écoulées depuis sa parution que l’impérialisme américain subissait par l’offensive du Têt un terrible échec militaire et politique au Vietnam. Le 31 mars 1968, Lyndon Johnson annonçait qu’il ne se représentait pas aux élections présidentielles. En avril, toutes les grandes villes américaines ou presque furent, à la suite de l’assassinat du Docteur Martin Luther King, le théâtre de soulèvements d’une violence et d’une fureur sans exemple dans les ghettos. Et en mai éclatait en France la grève générale la plus puissante jamais vue en Europe, qui anéantissait presque du jour au lendemain la stabilité de l’État capitaliste et mettait à l’ordre du jour la prise du pouvoir par la classe ouvrière. La survie du capitalisme français et donc européen dépendit de la trahison du Parti Communiste Français.

Lorsqu’il dénonce les analyses du CIQI, Banda compte sur l’amnésie politique collective de ses lecteurs. Si l’on se souvient du réel développement historique entre 1968 et 1975, le titre cité par Banda comme preuve de la désorientation « bizarre » du CIQI : « Crise, panique, écroulement », n’est pas du tout ridicule. Le fait est que cet article, écrit par Healy le 19 mars 1968 dans Newsletter, parut au milieu de la crise de l’or de Paris qui déstabilisa la monnaie internationale et fut le prélude immédiat de l’explosion de luttes estudiantines et ouvrières de Mai-juin 1968. Healy affirmait que la crise économique posait à la classe ouvrière la question du pouvoir et cela allait être confirmé en l’espace de tout juste huit semaines en France.

Les événements de 1968 marquaient le début d’une période de crise sans précédent pour l’impérialisme. L’interaction des contradictions économiques et des luttes de la classe ouvrière conduisit, pays après pays, à d’énormes soulèvements politiques. Le fait que cette agitation ne conduisit pas au renversement du capitalisme est avant tout dû à la trahison du stalinisme, de la social-démocratie et de leurs alliés pablistes.

L’écroulement du système de Bretton-Woods, le 15 août 1971, conduisit effectivement, comme l’avait prédit le CIQI, à un puissant essor de la lutte des classes internationale. L’impérialisme se trouvait, comme jamais auparavant, le dos au mur. Une montée des taux d’inflation sans précédent dans la période d’après-guerre fut suivie de la récession internationale la plus grave (1973-1975) depuis les années 1930. La fin de la convertibilité du dollar en or, pilier de l’expansion du commerce mondial et de la stabilité monétaire d’après-guerre, eut de lourdes conséquences politiques : la guerre israélo-arabe de 1973 et le boycott pétrolier ; la grève des mineurs britanniques et le renversement du gouvernement conservateur ; le renversement de la dictature fasciste au Portugal en avril 1974 ; la chute de la junte militaire en Grèce en juillet 1974 ; la démission de Nixon en août 1974 et la défaite de l’impérialisme américain au Vietnam au mois d’avril 1975.

Un examen concret des bouleversements politiques de 1973-1975 montrerait que la survie du capitalisme dépendit, autant qu’au cours de la période 1918-1939, de la trahison des vieilles organisations de la classe ouvrière. La faiblesse des forces révolutionnaires de la Quatrième Internationale était elle-même une conséquence des trahisons politiques du révisionnisme pabliste qui avait tout fait pour désorienter et disperser les cadres du mouvement trotskyste. Le rôle criminel du pablisme ne fut démasqué nulle part aussi clairement qu’en Amérique Latine. La glorification de Castro et la création d’un culte autour de Che Guevara conduisit à l’abandon de la lutte pour construire une direction révolutionnaire dans la classe ouvrière et à l’annihilation physique d’innombrables cadres. Les pablistes eux-mêmes devaient plus tard qualifier de désastre leur politique en Amérique Latine, mais pas avant que leurs actions n’aient joué un rôle de premier plan dans la préparation de défaites pour la classe ouvrière chilienne et argentine.

Le Comité International mettait l’accent sur les conséquences révolutionnaires de la crise économique. Le fait que cette crise ne conduisit dans aucun pays au renversement du capitalisme n’enlève pas leur valeur aux analyses du Comité International. Les marxistes ont la responsabilité d’examiner concrètement les expériences de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne (après la mort de Franco) etc. afin de montrer plus précisément le rôle joué par le stalinisme et la social-démocratie dans la défense de l’État capitaliste contre le mouvement de la classe ouvrière. Il serait en outre nécessaire, par un examen de la lutte des classes dans les pays arriérés, de démasquer une fois pour toutes la faillite politique du maoïsme dont la politique petite-bourgeoise conduisit à des défaites et à des catastrophes sanglantes.

Pour ce qui est de la Grande-Bretagne, le fait que les gouvernements travaillistes de Wilson et Callaghan (1974-1979) ne furent pas les derniers gouvernements sociaux-démocrates n’est pas sans rapport avec le cours opportuniste du WRP lui-même qui jeta par-dessus bord la tactique éprouvée du mouvement trotskyste pour démasquer les agents réformistes de l’impérialisme.

Banda, qui cherche à couvrir les crimes du stalinisme et de la social-démocratie ainsi que le véritable contenu de la dégénérescence du WRP, ne nous offre aucune analyse concrète. Il préfère se moquer de l’idée même que le capitalisme va au devant d’un effondrement et qu’il demeure jusqu’à aujourd’hui dans une crise aux dimensions uniques dans l’histoire, devant plus que jamais sa survie à l’aide que lui apportent les bureaucraties ouvrières réactionnaires et leurs alliés centristes. Banda ne semble pas avoir remarqué que le capitalisme est passé, après la catastrophique récession de 1973-1975, et ce au cours de la seule décennie passée, par deux marasmes supplémentaires : celui de 1979-1980 et celui de 1982-1983, le taux de chômage ayant plus que doublé dans les quinze dernières années aux États-Unis et en Europe de l’Ouest.

Aux États-Unis, aucune de ces périodes de marasme ne fut suivie d’une « relance » permettant un retour aux anciens niveaux de production industrielle. L’analyse de la crise de l’impérialisme américain fut confirmée par le déclin historique de la position de l’industrie américaine sur le marché mondial. Depuis 1971, la valeur du dollar a baissé de moitié par rapport au mark allemand et au yen japonais.

En 1985, les États-Unis sont devenus un pays débiteur pour la première fois depuis 1917, croulant sous un déficit commercial annuel de plus de 100 milliards de dollars. En l’espace de seulement cinq ans, de 1981 à 1986, la dette publique a presque doublé.

Aujourd’hui, l’impérialisme mondial se trouve au seuil de puissants soulèvements révolutionnaires qui seront déclenchés par une crise économique croissante. Plus la base industrielle du capitalisme américain se détériore, plus il se montrera brutal dans sa guerre économique de reconquête des marchés perdus. Ce processus intensifiera nécessairement la lutte des classes dans chaque pays impérialiste, alors que la lutte pour les marchés forcera la bourgeoisie à intensifier l’exploitation de « sa » classe ouvrière.

Parallèlement, la faillite sans espoir des pays arriérés endettés qui se trouvent sous la pression permanente d’avoir à respecter les échéances imposées par les banquiers impérialistes afin d’obtenir de nouveaux crédits, produit des conditions sociales qui doivent fatalement conduire à des confrontations révolutionnaires entre la bourgeoisie nationale et les ouvriers et les paysans opprimés. En Union Soviétique, en Europe de l’Est et en Chine les conséquences de la crise capitaliste sur les États ouvriers dégénérés et déformés doivent nécessairement accroître les conflits entre la classe ouvrière et la bureaucratie parasitaire.

Derrière la tentative de Banda de ridiculiser la perspective du CIQI et ses remarques moqueuses sur la « théorie de l’écroulement » il y a le fait qu’il a perdu confiance dans la classe ouvrière et qu’il est par conséquent convaincu de l’invincibilité du capitalisme. C’est pourquoi il rejette avec mépris toute perspective révolutionnaire. On sait dans le WRP que, dans les jours qui ont précédé son départ pour le Sri Lanka, à l’automne 1985, il annonçait à qui voulait l’entendre qu’il était impossible même d’imaginer en Grande-Bretagne une situation révolutionnaire pour plusieurs décennies à venir. Il scandait cet aphorisme : « En Amérique le facteur le plus important c’est l’espace, en Angleterre c’est le temps ». Comme fasciné par la profondeur de sa remarque, Banda la répétait chaque jour plusieurs fois en secouant violemment son index.

Banda voudrait nous faire croire que lui et quelques intellectuels isolés du parti engagèrent une lutte acharnée mais désespérée contre les « fantaisies de Healy ». Il nous dit : « Toute tentative sérieuse d’analyser l’économie mondiale était désapprouvée et les intellectuels étaient forcés de suivre la ligne healyiste : apocalypse maintenant ! Le camarade Kemp par exemple se vit pour ainsi dire chassé de la direction et pour un peu du parti parce qu’il n’était pas d’accord avec ce point de vue ».

Une accusation grave, certes, mais fausse. Prenons le cas d’un de ces intellectuels qu’on « désapprouvait » : le professeur Geoffrey Pilling, maître de conférence en économie au Middlesex Polytechnic. En 1980, pendant une de ses longues absences, fréquentes et non autorisées du travail actif du parti, il écrivit un livre intitulé : Le Capital de Marx : philosophie et économie politique, publié par Routeledge et Kegan Paul. Il ne quitta pas le travail actif du parti afin de fuir la tyrannie anti-intellectuelle de « théories économiques farfelues ». Le livre de Pilling défendait sans ambiguïté la perspective générale du CIQI et la méthodologie qui était à sa base, bien qu’il ne fasse pas directement mention de son identité politique. Car au lieu de reconnaître sa dette vis-à-vis du travail collectif du Comité International, il exprimait sa reconnaissance personnelle pour le « plaisir et le profit tiré du travail théorique et politique commun avec Cliff Slaughter, Tom Kemp et Cyril Smith ».

Ce qui nous amène tout naturellement au martyr Tom Kemp qui, selon Banda, était un dissident isolé et fut « pour ainsi dire chassé de la direction et pour un peu du parti ». Si on consulte les documents écrits, l’histoire est toute autre. En 1982, Kemp écrivit un livre intitulé : Le Capital de Karl Marx aujourd’hui qui fut publié par New Park. S’il s’éloignait des perspectives économiques du CIQI on n’en trouve pas de trace dans ce livre.

Une grande partie du livre était consacrée à réfuter l’affirmation de Mandel qui prétendait qu’une nouvelle crise économique catastrophique, semblable à la grande dépression, ne pouvait se reproduire. Dans un passage caractéristique, Kemp écrivait :

« En réalité, le capitalisme se trouve dans une crise historique endémique et insoluble. Les tentatives des gouvernements capitalistes de la contrôler en ayant recours une fois de plus à la politique inflationniste, n’ont eut pour résultat que de la rendre pire en aggravant ses contradictions. La crise se manifeste, même si c’est de manière différente, dans chaque pays capitaliste et dans les rapports qui existent entre eux, par la guerre commerciale, le chaos monétaire, la chute du dollar, des déficits de la balance des paiements chez l’un et d’énormes excédents commerciaux chez les autres. Ces problèmes ont défié tous les efforts entrepris pour les résoudre par les gouvernements, les banquiers et les industriels. Chaque sommet des chefs de gouvernement se termine dans une impasse et aggrave la situation par le fait qu’il mine la confiance dans le système et ses chances de rétablissement. Parler dans ces conditions d’un ‘essor’ ou essayer de l’interpréter au moyen des schémas arbitraires d’un Kondradiev, c’est renoncer complètement à la méthode marxiste, même si on fait un usage formel de ses catégories et de son langage. Le révisionnisme de Mandel se distingue par le fait qu’il est incapable d’analyser la crise qui éclate et ne sait que répéter à la façon d’un perroquet que 1929-1932 ne peut se reproduire.

« Comme d’autres révisionnistes avant lui, Mandel ne reconnaît pas les tendances dominant le mode de production capitaliste et qui le conduisent à s’écrouler et à s’effondrer. » [392]

Kemp conclut son livre par ce paragraphe : « Tandis que Mandel et ses collègues étudient le mode de production capitaliste comme une entreprise en bonne santé, à l’instar des économistes bourgeois et staliniens, celle-ci se voit entraînée par ses contradictions réelles, telles que Marx les mit en lumière, dans le marasme économique et la révolution socialiste ». [393]

S’il s’agissait là d’un désaccord » avec les perspectives du Comité International, il était pour le moins inhabituel. En réalité Kemp avait des divergences avec Healy sur d’autres questions, par exemple sur la durée de ses vacances d’été dans le sud de la France (Kemp insistait généralement pour avoir trois mois de vacances) et sur le nombre d’heures qu’on lui demandait de consacrer aux activités du parti.

Afin de donner à sa condamnation en bloc de l’histoire du Comité International quelque légitimité, Banda ne distingue pas le travail théorique réalisé par la SLL-WRP à la fin des années 1960, de ce que la section britannique a produit à partir de la moitié des années 1970. Il ne fait pas la différence non plus entre le travail (ou plutôt l’inactivité) du WRP dans la phase terminale de sa dégénérescence politique et la lutte continuelle des sections du Comité International pour analyser la crise économique.

Une comparaison entre les documents de perspectives produits par la Workers League entre 1975 et 1985 et ceux produits par le WRP, montrerait une énorme disparité dans le niveau du travail théorique. Dans les années 1980, le WRP avait abandonné tout travail systématique sur la crise mondiale capitaliste. La Workers League en revanche, examinait et expliquait constamment l’importance de la crise croissante du capitalisme américain, la façon dont elle se reflétait dans la politique de l’administration Reagan. La Workers League suivait attentivement depuis 1979 la crise de la dette internationale et ses conséquences sur le système bancaire américain (Penn Square, Seattle First National, Continental Illinois), le déficit commercial et budgétaire, ainsi que le parasitisme financier croissant et la perte de capacité productive du capitalisme américain. Ce travail avait une importance primordiale dans la lutte infatigable du parti pour mobiliser la classe ouvrière américaine sur la base d’un programme révolutionnaire.

Lorsque Banda dénonce les perspectives économiques du CIQI, il ne vise pas les formules creuses et boursouflées dont se servait le WRP dans la période de son agonie. Ce qu’il attaque c’est précisément ce qui était correct dans la perspective développée initialement par le CIQI et qui était le produit de la lutte contre le révisionnisme : le caractère insoluble de la crise capitaliste mondiale conduisant à des catastrophes économiques et la nature inévitable des luttes révolutionnaires du prolétariat dans les centres de l’impérialisme mondial.


[386]

Tom Kemp, Karl Marx’s « Capital » today, New Park Publications, Londres 1982, p.129.

[387]

Ibid., p. 130.

[388]

Ibid., p.130.

[389]

Rosa Luxembourg, Réforme ou révolution ?, Cahiers Spartacus Juin-Juillet 1972, Série B n°49, p.18.

[390]

Ibid., p.21.

[391]

Newsletter, 6 janvier 1968.

[392]

T. Kemp, « Capital » today, pp.136-138.

[393]

Ibid., p.195.