Cette deuxième partie conclut la critique du livre de Naomi
Klein, « The Shock Doctrine: The Rise of Disaster
Capitalism », dont on pourrait traduire librement le titre par « La
doctrine du choc : la montée du capitalisme de catastrophe ». La première partie
a paru le 5 mars.
Klein insiste que le programme de l’école de Chicago de Milton
Friedman est simplement une « idée dangereuse ». S’il en était
autrement, si elle tentait d’établir le lien entre ce programme et les
tendances objectives du développement de l’économie capitaliste mondiale, alors
elle irait à l’encontre de son programme politique de retour à la politique
keynésienne du passé.
De puissants facteurs idéologiques et matériels sont ici à
l’œuvre. Les crises financières qui frappent aujourd’hui l’économie mondiale
ainsi que l’hostilité grandissante envers le programme néoconservateur du libre
marché du régime Bush ont sans nul doute créé un « marché » pour une
critique de « gauche » de l’ordre actuel — et en conséquence la
volonté des maisons de publication de consacrer des ressources pour en faire la
promotion. Mais il y a des limites à ce soutien, ce dont Klein est très
consciente.
Voilà pourquoi elle est très prudente d’insister qu’elle n’est
pas une « fondamentaliste » et qu’elle reprend, au même temps, la
fausse accusation qu’il y a une certaine convergence idéologique entre le
mouvement marxiste et l’extrême-droite.
Discutant de la thèse de Friedman selon qui seulement une
crise peut produire de véritables changements, elle
écrit : « L’idée que les effondrements du marché peuvent être
des catalyseurs pour des changements révolutionnaires a une longue histoire
dans l’extrême-gauche, plus exactement dans la théorie bolchevique que
l’hyperinflation, en détruisant la valeur de la monnaie, fait faire un pas aux
masses sur le chemin de la destruction du capitalisme. Cette théorie explique
pourquoi une certaine mouvance de gauchistes sectaires calcule sans cesse les
conditions exactes qui vont jeter le capitalisme dans "la crise", plutôt
comme les chrétiens évangéliques jaugent les signes du retour prochain du
Christ. Au milieu des années 1980, cette idée communiste a connu un vigoureux
réveil, étant reprise par les économistes de l’école de Chicago qui défendaient
l’idée que tout comme les crash du marché pouvaient provoquer des révolutions
de gauche, ils pouvaient aussi allumer des contre-révolutions de droite, une
théorie qui est connue sous le nom de "l’hypothèse de la
crise". » [pp. 140-141]
Cet amalgame n’est pas le produit de l’ignorance. Klein a
soigneusement pesé ses mots. Elle veut que la population en général, tout comme
les promoteurs de ses écrits, sachent clairement qu’elle n’est associée à
aucune forme de programme marxiste ayant pour objectif la fin du système
capitaliste.
C’est le thème de la conclusion de Klein, où elle souligne
qu’il y aura « une montée de la reconstruction du peuple » alors
que les effets des « chocs » administrés par le corps politique commencent
à ne plus faire effet. En Amérique du Sud, la population revient au projet
social-démocrate qui a été brutalement interrompu dans les années 1970. La
politique nous est familière : nationalisation de secteurs clés de
l’économie, réforme agraire, investissements dans l’éducation. Cette politique n’est
pas révolutionnaire en soi, mais est basée sur « une vision sobre d’un
gouvernement qui aide à se rapprocher de l’égalité ». [p. 453].
Il est possible, soutient Klein, de revenir au système du
capitalisme réglementé du passé, si ce n’est au niveau national, au moins au
niveau continental. « Dans un environnement de tourmentes financières,
l’Amérique du Sud crée présentement une zone de calme et de relative sécurité
économique, une chose dont on dit qu’elle est impossible à l’époque de la
mondialisation. » [p. 456].
Rejetant le marxisme comme une autre forme de
« fondamentalisme », Klein émerge à la fin de plus de 400 pages en
tant que simple défenseur de divers leaders d’Amérique latine — Kirchner en
Argentine, Morales en Bolivie, le gouvernement Lula au Brésil et, bien sûr, le
gouvernement du Venezuela où, malgré le « culte de personnalité entourant
Hugo Chavez, et ses actions pour centraliser le pouvoir », il existe un
système de réseaux progressistes décentralisés.
De tels réseaux, selon Klein, constituent le modèle du
futur. Ils n’ont pas un programme qui viserait à mettre fin au système de
profit. Plutôt, ils sont « fondamentalement le résultat de l’improvisation
et tentent de survivre avec ce qui reste, avec les outils rouillés qui n’ont
pas été emportés, brisés ou volés. À l’opposé du fantasme du Jugement dernier,
l’anéantissement apocalyptique qui permet la fuite éthérée des véritables
croyants [elle entend par là les marxistes et tous ceux qui luttent pour la
reconstruction socialiste de la société], les mouvements de renouveau des
populations locales partent de la prémisse qu’il n’y a pas d’issue aux dégâts
considérables que nous avons créés et que l’histoire, la culture et la mémoire
ont été suffisamment anéantis ainsi. Ces mouvements n’essaient pas de bâtir à
partir de rien, mais plutôt en commençant par les débris, les décombres qui
nous entourent. Alors que la croisade patronale poursuit son violent déclin,
appuyant sur la gâchette du choc pour éradiquer la résistance grandissante
qu’elle rencontre, ces projets nous indiquent une voie de l’avant entre les
fondamentalismes » [p. 466].
En d’autres termes, de telles initiatives représentent une
troisième voie qui est nécessaire si l’on ne veut pas que « l’orthodoxie
et la révolution » en viennent à l’affrontement.
Quelle misérable alternative ! Hostile à la lutte politique
menée par le mouvement marxiste pour mobiliser la classe ouvrière — la majorité
écrasante de l’humanité — à prendre le contrôle conscient des immenses forces
productives, de la science et de la technologie qu’elle a créées et à les
utiliser pour l’avancement de la civilisation, la perspective de Klein
ressemble à la scène finale d’un film catastrophe de science-fiction où ceux
qui sont encore en vie, meurtris et perplexes, tentent de survivre avec ce
qu’ils peuvent trouver dans les décombres.
Aucune analyse des tendances politiques
La méthode superficielle avec laquelle Klein approche
l’économie est reprise dans le domaine de la politique. À son honneur, étant
donné son éloge de Nelson Mandela, elle parle bien de l’impact du programme
néolibéral du gouvernement du Congrès national africain (ANC) en Afrique du
Sud. Mais son refus de présenter une analyse politique signifie que rien ne
sera tiré de ses critiques.
Selon Klein, l’économie sud-africaine est demeurée sous la
domination du capital financier mondial — ce qui a eu des conséquences
désastreuses pour l’ensemble de la population — car l’ANC fut trompée dans ses
discussions avec les dirigeants de l’apartheid qui minèrent au transfert du
pouvoir. Le chef du gouvernement du Parti national, F. W. de Klerk, avait
planifié maintenir le pouvoir économique entre les mains du capital mondial, même
au moment où l’apartheid prenait fin, tout en s’assurant que la Charte de la
liberté de l’ANC ne se concrétise jamais véritablement.
« Ce plan fut efficacement mené sous le nez des
leaders de l’ANC qui étaient naturellement occupés à gagner la bataille pour le
contrôle du Parlement. Durant le processus, l’ANC ne parvint pas à se protéger
contre une stratégie beaucoup plus insidieuse — essentiellement un plan de
garantie pour que les clauses économiques de la Charte de la liberté ne
deviennent jamais lois en Afrique du Sud. “Le peuple gouvernera !” allait
bientôt devenir réalité, mais l’étendue de ce qu’il allait gouverner diminuait
rapidement. »
Alors, selon Klein, les chefs de l’ANC ont été simplement
trompés et « manipulés sur une série de questions qui semblaient moins
cruciales à ce moment — mais se sont avérées déterminantes en ce qui concerne
la véritable libération de l’Afrique du Sud. » Au final, les négociateurs
de l’ANC n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils étaient en train de
négocier. [pp. 200-202]
En fait, si Klein avait décidé de pénétrer un peu plus
profondément dans le sujet, il aurait été évident que les accords conclus par
l’ANC étaient en continuité avec les articles essentiels de la Charte de la liberté
et la perspective politique du Parti communiste d’Afrique du Sud qui l’avait
rédigée.
Aussi loin qu’en 1956, Mandela avait montré clairement que le
but de l’ANC n’était pas de renverser le capitalisme en Afrique du Sud, mais de
briser l’emprise de quelques-unes des plus grandes entreprises.
« L’effondrement et la démocratisation de ces monopoles, a-t-il écrit, va
ouvrir de nouvelles avenues pour le développement d’une classe bourgeoise
prospère et non européenne. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays,
la bourgeoisie non européenne va avoir le droit de détenir en leur propre nom
et en leur propre droit des moulins et des usines et le marché et l’entreprise
privée vont fleurir comme jamais auparavant. » (voir l’article La biographie de Mandela ne parvient pas à lever le voile sur
le mythe du dirigeant de l'A.N.C.)
Développer une véritable compréhension du transfert de pouvoir
et du programme néolibéral implanté par l’ANC demanderait d’examiner le rôle du
Parti communiste sud-africain et son programme de révolution en deux étapes.
Dans ce programme, le pouvoir devait être transféré dans les mains de la
bourgeoisie africaine, reportant l’implantation de mesures socialistes à un
avenir lointain.
Klein est très au courant de ces questions. Elle choisit de ne
pas en parler parce que ça impliquerait d’expliquer le rôle et les doctrines du
stalinisme, courant ainsi le risque que son travail reçoive l’étiquette de
fondamentaliste. C’est donc beaucoup mieux de maintenir que les leaders de
l’ANC ne savaient pas trop ce qui se passait.
Mais, il y a une question plus large. Le thème du livre de
Klein est que le programme économique néolibéral a pu être imposé suite à une
série de chocs donnés au corps politique. Mais cette prétendue doctrine choc
est présentée complètement en dehors du rôle des partis et des tendances
politiques.
Le coup d’état chilien de septembre 1973, où le Président
du Parti socialiste, Salvador Allende, a été renversé par les forces armées
menées par le Général Augusto Pinochet, est décrit par Klein comme la
« naissance sanglante de la contre-révolution. »
Mais, le coup d’état n’était pas une surprise. Il était
anticipé depuis des mois, ce qui avait mené à des appels pour qu’Allende fournisse
des armes à ses partisans. Klein n’explique pas pourquoi il ne l’a pas fait,
parce qu’une telle explication demanderait une analyse des tendances politiques
présentes dans le mouvement ouvrier chilien — le Parti communiste, le Parti
socialiste et les groupes radicaux comme MIR (Mouvement de la gauche
révolutionnaire) — et réfuterait sa thèse essentielle selon laquelle
l’imposition d’un agenda néolibéral serait simplement le résultat d’une
campagne réussie de « choc et stupeur ».
La
promotion du keynésianisme
Dans une série d’entrevues promotionnelles
pour le livre, Klein a encore plus clairement souligné l’argument politique au
cœur du livre. Ne ratant aucune occasion d’amalgamer les défenseurs de droite
de la « doctrine de choc » et le marxisme
« fondamentaliste », elle a insisté que « l’économie
mixte » de Keynes et du New Deal représente une alternative réelle.
Lors d’une discussion avec Greg Grandin du Congrès
nord-américain sur l’Amérique latine (NACLA) ce dernier déclara : « La
droite a été très bonne à imiter le style et la stratégie de la gauche. Mieux
que ce que la gauche n’ait jamais réussi, la droite a combiné la discipline et
la provocation de crise des léninistes, travaillant à travers les institutions
avec une patience à la Gramsci, nourrie par une passion trotskyste », ce à
quoi Klein répondit : « Ils ont également beaucoup plus d’argent que
ce que la gauche a jamais eu ! »
Dans une entrevue accordée à Kenneth Whyte
du magazine d’affaire courante MacLean, elle attribua des caractéristiques
communes au « fondamentalisme religieux » et au « marxisme
fondamentaliste ».
Questionné à savoir si elle était une tenante de
l’économie mixte de Keynes. Klein répliqua : « Je pense que je suis
une réaliste. » Mais sa prétention au réalisme n’est basée sur aucune
analyse historique ou économique. Son réalisme est plutôt motivé par ce qu’elle
croit être acceptable dans le climat politique actuel — un certain mouvement
vers la gauche, mais pas trop loin.
L’assertion de Klein, faite au cours d’une
entrevue, selon laquelle l’alternative sociale démocrate n’a pas échoué
puisqu’elle n’a même pas été tentée, est fausse. Les mesures keynésiennes du
New Deal n’ont pas réussi à sortir l’Amérique de la dépression — la crise de
1938 était aussi sévère que toutes les précédentes. Ce n’est qu’avec
l’augmentation des dépenses militaires que l’économie américaine a commencé à reprendre
vie, et elle a été capable de soutenir l’expansion uniquement à cause de la
reconstruction d’après-guerre de l’économie capitaliste mondiale que la
victoire militaire des États-Unis a rendu possible.
Si les mesures keynésiennes avaient été une
troisième voie viable, elles auraient dû avoir été capables de soutenir le boom
d’après-guerre. En fait, elles eurent l’effet contraire.
Et même si un tel programme devait être
adopté, comment serait-il mis en œuvre ? Comme Klein le reconnaît
elle-même, le keynésianisme a été embrassé aux États-Unis uniquement en raison
des « demandes militantes des syndicalistes et des socialistes dont
l’influence montante faisait en sorte qu’une solution plus radicale devenait
une menace crédible, ce qui, en contrepartie, faisait du New Deal un compromis
acceptable. » [p. 252]
Roosevelt a adopté le New Deal dans le but
d’éviter une révolution sociale aux États-Unis. C’était nécessaire,
insistait-il, pour sauver le capitalisme de lui-même. En dernière analyse, le
succès politique du New Deal ne réside pas dans les manœuvres de Roosevelt — et
il n’y a aucun doute qu’il était un brillant politicien capitaliste — mais dans
le fait que l’Amérique était encore une puissance montante. Comme le démontre
la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, elle avait la force de
reconstruire l’ordre capitaliste mondiale et était capable de faire les
concessions économiques nécessaires pour atteindre cet objectif.
Aujourd’hui, la situation a complètement
changé. Le capitalisme américain, pour la première fois de son histoire, est en
déclin. Il est mis au défi par les vieilles puissances et par les nouvelles qui
se développent rapidement. Imaginer que dans cette situation, un Roosevelt du 21e
siècle va émerger et inventer une « troisième voie » est la perspective
la plus irréaliste de toutes.
Quels sont donc le rôle et la signification
du livre de Klein ? Peu importe qu’elle le reconnaisse ou non, elle est
une représentante idéologique d’une section de l’élite dirigeante consciente
d’un virage à gauche de larges couches de la population et du fait que ce
virage doit être dévié avant qu’il ne prenne des formes plus menaçantes. Le
changement de situation requiert avant tout l’entretien d’écrivains
« gauchistes », qui peuvent être utilisés pour essayer de faire la
promotion d’une alternative à une véritable perspective socialiste et marxiste.
fin
(Article original anglais paru le 28 février 2008)