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La direction de la FIIQ propose une «
trêve » pour mettre fin à la grève des infirmières
du Québec
Par Jacques Richard et Guy Leblanc 10 juillet 1999
Les six cents délégués du conseil fédéral
de la Fédération des Infirmières et Infirmiers du Québec,
réunis vendredi à Laval, ont voté pour interrompre
pendant 48 heures, de mardi à jeudi, la grève entreprise par
47.000 infirmières de la province. Celles-ci mènent depuis
le 26 juin une lutte acharnée pour défendre des conditions
de travail décentes et des soins de qualité. Elles n'ont pas
hésité à débrayer illégalement, à
faire face aux sévères sanctions de la loi 160 et même
à défier une loi spéciale de retour au travail. La
semaine dernière, elles avaient renouvelé le mandat de grève
par un vote massif de 93%.
La trêve, qui doit être approuvée par un vote des
membres d'ici mardi, a été présentée par la
direction de la FIIQ comme un geste de bonne foi en vue de la reprise des
négociations. Mais ce n'est en fait qu'un moyen détourné
pour torpiller la grève, moyen suggéré par Bouchard
lui-même. « À leur place », avait déclaré
le premier ministre quelques heures auparavant, « je dirais : 'on
vient d'avoir un vote de 93 %, donc on n'est pas à genoux, et dans
un geste de responsabilité envers nos fonctions, le public et la
loi, nous retournons à la table'. »
Plusieurs déléguées se sont opposées à
la trêve en exprimant leur manque de confiance envers le gouvernement.
« Les infirmières », a admis la présidente de
la FIIQ Jennie Skene, « ont des doutes à l'égard des
personnes qui ont instauré des compressions budgétaires en
même temps qu'une réforme de la santé, des doutes quant
à leur volonté réelle d'en arriver à une entente
négociée ». Ces « doutes » sont loin d'être
injustifiés. Dans des entrevues accordées à La Presse
et Le Devoir vendredi, Bouchard a réaffirmé qu'il n'était
pas question pour son gouvernement de modifier son offre salariale de 5
p. cent sur trois ans, comparativement aux 16 p. cent demandés par
la FIIQ.
Si la direction de la FIIQ est néanmoins tombée dans le
piège posé par Bouchard - sachant fort bien qu'une fois suspendue,
la grève illégale serait très difficile à relancer
-, ce n'est pas par naïveté, mais par calcul conscient.
Les infirmières « ont accepté l'idée [de la
trêve] parce qu'elles ne veulent pas se battre rien que pour se battre
», a expliqué Jennie Skene, fermant ainsi la porte à
toute idée ou même suggestion, d'une bataille politique qui
mettrait en cause la politique gouvernementale de sévères
coupures budgétaires. « Elles luttent pour obtenir une convention
collective négociée », a poursuivi la présidente
de la FIIQ. En d'autres mots, la direction de la FIIQ ne peut, ni ne veut,
chercher une alternative au cadre restrictif et à la coquille vide
que sont devenues les négociations, confinées dans un cadre
légal défini par la classe dirigeante dans le but d'assurer
la défense de ses intérêts financiers, au détriment
des services publics et des conditions de travail des employés qui
les fournissent.
Dès le début du conflit, la stratégie de la FIIQ
a été de chercher à convaincre le gouvernement péquiste
de traiter les infirmières comme un « cas spécial »
en leur accordant quelques miettes. En échange, les dirigeantes de
la FIIQ étaient plus que prêtes à fermer les yeux sur
le sort des 300.000 autres travailleurs du secteur public québécois,
également sous le coup des coupures budgétaires et aux prises
avec le même ultimatum gouvernemental dans le cadre des négociations-bidon.
Sans parler des autres couches de travailleurs qui, comme les infirmières,
font de plus en plus face à l'insécurité économique,
à l'augmentation de la charge de travail et à la baisse de
leur niveau de vie.
Il faut dire que l'attitude des centrales syndicales a contribué
tout autant à garder la classe ouvrière divisée : limitant
leurs efforts à quelques déclarations platoniques de solidarité,
les dirigeants de la CSN, de la FTQ et de la CEQ n'ont pas levé le
petit doigt pour amener leurs membres à se joindre au débrayage
des infirmières, même après que celles-ci soient tombées
sous le coup des sanctions de la loi anti-syndicale 160 et de la loi spéciale
72.
La stratégie adoptée par la FIIQ, et tacitement sanctionnée
par les centrales syndicales, ne laissait qu'une place étroite et
pragmatique au soutien populaire pour la cause des infirmières :
les klaxons, les pétitions, les visites sur les lignes de piquetage
étaient destinés à forcer un peu la main du gouvernement
pour qu'il accepte les revendications des infirmières généralement
tenues pour légitimes.
Un premier geste d'opposition de masse
Mais l'immense sympathie populaire exprimée à leur égard
a un sens plus profond : après des années de sévères
coupures budgétaires, après la fermeture de sept hôpitaux
dans la région de Montréal, après la mise à
la pré-retraite de milliers de travailleurs de la santé sans
ré-embauchements comparables, mesures gouvernementales dont l'effet
cumulatif a été de jeter le réseau de la santé
dans un état critique, la grève « illégale »
des infirmières est largement perçue, quoique de manière
peu articulée, comme un premier geste d'opposition de masse. Elle
représente l'espoir instinctif des couches les plus larges de la
population de pouvoir mettre un terme à la démolition progressive
non seulement du système de la santé, mais de l'éducation,
de l'assistance aux chômeurs, du soutien aux accidentés de
travail, de la sécurité du revenu et des programmes sociaux
en général.
Mais en ce sens plus fondamental, l'appui solide pour la grève
des infirmières non seulement n'a plus aucune place dans la stratégie
de la direction de la FIIQ, mais entre directement en conflit avec celle-ci.
Car cette vague de sympathie populaire porte en elle le potentiel d'une
remise en question fondamentale de toute l'orientation du gouvernement Bouchard,
qui a été officiellement endossée par la bureaucratie
syndicale lors de sa participation aux sommets socio-économiques
appelés par Bouchard pour faire du « déficit zéro
d'ici l'an 2000 » l'axe de la politique économique de son gouvernement.
Par la suite, la FIIQ et les centrales syndicales du Québec ont
clairement démontré qu'elles souscrivaient pleinement et activement
à ce tournant vers les mesures néo-libérales les plus
strictes. Au début de 1997, elles proposaient elles-mêmes un
vaste programme de retraites anticipées dans le secteur public québécois,
accueilli par Bouchard comme étant préférable à
son propre plan de coupures salariales ponctuelles de 6 p. cent car il assurait
des « économies récurrentes ».
L'appui de la population pour les infirmières en grève
représente potentiellement une menace sérieuse pour les fondements
mêmes de la société actuelle, basée sur le profit
tiré de l'exploitation des travailleurs. Or, le rôle historique
essentiel des syndicats, ce n'est pas de combattre, mais d'encadrer ce type
de relations sociales à l'intérieur de structures légales.
Considérons par exemple l'entente sur la charge de travail conclue
entre Québec et la FIIQ à la pleine satisfaction de celle-ci.
Selon cette entente, rien n'engage les administrateurs d'hôpitaux
à alléger le fardeau de tâches de quelque façon
que ce soit. Par contre, si une infirmière porte plainte pour surcharge
de travail, le gouvernement sera désormais responsable des frais
de représentation d'une « personne-ressource » dans les
sessions d'arbitrage. Les plaintes peuvent prendre des années avant
de passer devant un arbitre. Et lorsqu'il s'agit d'imposer les coupures,
toutes les causes gagnées en arbitrage par les infirmières
ne sont rien d'autres que des contraintes que les gestionnaires contourneront
d'une façon ou d'une autre. Mais tout ce processus se fera dans un
cadre légal bien défini (et rémunéré)
où le syndicat occupe une place essentielle.
Bouchard a ouvertement reconnu en fin de semaine la grande valeur politique
qu'accordent le gouvernement et la classe dirigeante aux syndicats. Rejetant
la suggestion soulevée dans les médias de révoquer
l'accréditation de la FIIQ, il a fait une référence
obligée au droit d'association reconnu par les chartes, pour ensuite
livrer le fond de sa pensée : « Dans l'ordre pratique des choses,
si on décertifie l'association, il ne nous reste plus personne avec
qui négocier. On négocie avec la rue? On ne pouvait pas faire
ça. »
Le premier ministre péquiste est aussi très conscient de
l'appui traditionnel de la FIIQ pour le parti de la grande entreprise qu'est
le PQ et pour son programme en faveur de la séparation du Québec.,
appui symbolisé par la décision de l'ex-présidente
de la FIIQ, Diane Lavallée, de se porter candidate pour le PQ lors
des élections provinciales de 1994.
Le « timing » de la trêve illustre le lien profond
qui unit le gouvernement et l'appareil bureaucratique syndical sur la question
fondamentale de la défense du système de profit. C'est précisément
au moment où la grève des infirmières a clairement
démontré le peu d'appui au sein de la population pour les
politiques de droite du gouvernement, et jeté ce dernier en crise,
que la bureaucratie de la FIIQ a proposé une suspension du mouvement,
qu'elle qualifie de temporaire mais qu'elle espère au fond permanente.
Toute la semaine qui vient de passer, le gouvernement a tenté
de mobiliser l'opinion publique contre les infirmières, mais ses
dernières tentatives pour amorcer une campagne de peur lui ont sauté
à la figure. Tout au long du conflit, chaque fois que le gouvernement
du Parti Québécois durcissait sa ligne contre les infirmières,
de nouvelles organisations sont venues prendre leur défense.
En début de semaine, quatre organismes regroupant des professionnels
de la santé ont déposé des rapports qu'avait sollicités
le gouvernement concernant l'impact à long terme de la grève.
Tous ont refusé de blâmer les infirmières, mais ne se
sont pas gênés pour indiquer quels effets avaient eus les réformes
de la santé.
« Les préjudices causés aux malades sont très
difficiles à identifier et surtout à mettre en relation avec
la grève qui prévaut, situation, qui, somme toute, s'ajoute
aux problèmes causés par les fermetures de lits, secondaires
aux compressions budgétaires, ainsi qu'aux mises à la retraite
massives », a écrit Yves Lamontagne, président du Collège
des médecins. Il ajoute toutefois que l'impact de la grève
sur l'accessibilité aux soins était « incontestable
».
Ghyslaine Desrosiers, de l'Ordre des infirmières, une corporation
chargée de protéger le public, a estimé que «
compte tenu de la diminution récurrente de services chaque été
et de la pénurie d'infirmières, il nous est impossible de
quantifier avec précision les effets reliés directement à
la grève. »
Un autre organisme, le Conseil médical du Québec, créé
pour conseiller le gouvernement en matière de santé, a mis
en doute le chiffre des 16 000 chirurgies reportées. « Bien
que ces chiffres paraissent impressionnants à première vue,
ils ne fournissent pas tous les éléments nécessaires
à une évaluation objective de l'ampleur de la situation. Ces
chiffres méritent d'être nuancés pour tenir compte des
annulations qui surviennent en période régulière pour
de multiples raisons », a écrit son président, Juan
Roberto Iglesias. Il a continué en précisant qu'à moyen
terme, les effets de la grève risquaient de venir ralentir un réseau
déjà bien fragile.
La popularité de la grève des infirmières a même
(temporairement) miné la solidarité traditionnelle des partis
de la grande entreprise à l'Assemblée nationale sur les lois
de retour au travail lors de grèves illégales. Les péquistes
ont fustigé le Parti Libéral pour n'avoir pas appuyé
la loi 72, ces derniers espérant convertir en vote le mécontentement
généralisé de la population. Les péquistes se
sont vantés du fait que lorsqu'ils étaient dans l'opposition,
ils avait, eux, toujours appuyé tous les projets de loi de retour
au travail que les libéraux avaient présentés, «
même les plus durs ». Bien que le Parti libéral et l'Action
démocratique aient voté contre la loi 72, les chefs des deux
partis ont du même souffle appelé les infirmières à
s'y conformer.
L'expérience de la grève des professeurs ontariens
Plus la grève gagnait en puissance, plus la bureaucratie de la
FIIQ s'inquiétait de trouver une façon de mettre fin à
la grève sans trop perdre la face. Le patron qui se dessine est le
même que celui de la grève des enseignants en Ontario en novembre
97. Au cours de cette lutte, la Fédération des enseignants
de l'Ontario, la FEO, avait mis un terme à la grève des 126.000
enseignants au moment même où l'opposition populaire aux politiques
de droite du Premier Ministre conservateur, Mike Harris, montrait l'isolement
du gouvernement. Un juge avait refusé de donner une injonction au
gouvernement pour forcer le retour au travail, considérant que la
bureaucratie syndicale jouerait mieux ce rôle.
Jennie Skene, la présidente de la FIIQ, a déjà offert
au gouvernement de soumettre le conflit à un « médiateur
spécial », non seulement pour ce conflit-ci, mais même
de retirer légalement tout droit de négocier aux infirmières.
« Officiellement le gouvernement nous donne toujours ce droit [de
négocier]. Si ce gouvernement considère que les infirmières
n'ont plus le droit de négocier pour toutes sortes de considérations,
(...) il devra nous donner des moyens autres, du type de ceux qui sont accordés
aux policiers et pompiers ».
Le gouvernement ayant refusé cette option, parce qu'il ne veut
pas laisser à quelqu'un d'autre le pouvoir de décision dans
le domaine budgétaire, Skene et Bouchard ont tacitement convenu que
la trêve serait, comme il l'a été lors du dernier débrayage
ayant paralysé le secteur public québécois il y a dix
ans, le meilleur moyen de saborder un mouvement de grève qui constitue
une menace potentielle à la politique socio-économique du
gouvernement et au système de profit lui-même.
Exprimant ouvertement ses craintes à ce niveau, Bouchard soutenait,
quelques heures avant la tenue du conseil fédéral de la FIIQ
vendredi, que le déclenchement d'une grève illégale
avait été une surprise pour le gouvernement, mais aussi pour
le comité exécutif de la Fédération des infirmières.
« Je pense qu'il y a du monde qui a été débordé
», a-t-il déploré. « Je ne comprends pas qu'elles
[les infirmières] fassent un bras de fer à finir avec le gouvernement,
l'État, les lois.»
Ayant reçu le message, le conseil fédéral de la
FIIQ votait peu après pour la trêve. Mais les infirmières
qui tiennent à cur la cause qu'elles sont venues à symboliser
pour les couches les plus larges de la population, - un réseau public
de la santé pleinement financé afin de répondre sans
délai aux attentes de la population, et de façon plus générale,
une société plus juste et égalitaire où les
besoins sociaux passent avant les profits d'une minorité - doivent
tirer la conclusion opposée : l'immense sympathie populaire générée
par leur mouvement de grève ne peut être maintenue et fructifiée,
non pas en mettant fin abruptement par une « trêve » à
leur lutte, mais en élargissant le contenu de celle-ci.
Dépassant les seules questions syndicales des salaires et conditions
de travail des infirmières en tant que profession, leur lutte doit
être transformé en un large mouvement social luttant pour assurer
à tous la santé, l'éducation, l'emploi et la sécurité
économique. Cela implique une rupture consciente avec la vieille
stratégie syndicale et avec les appareils bureaucratiques qui l'incarnent,
et un tournant vers la construction d'un parti politique international des
travailleurs qui lutterait pour réorganiser la vie économique
sur la base du programme de l'égalité sociale.
Voir aussi :
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