1968: grève générale et révolte étudiante en France

Cinquième partie: La ligne centriste de l'OCI (1)

Voici la cinquième partie d'une série d'articles traitants des événements de mai-juin 1968 en France. La première partie, mise en ligne le 29 mai, traite du développement de la révolte étudiante et de la grève générale jusqu'à son apogée fin mai.La seconde partie, mise en ligne le 30 mai, examine la manière dont le Parti communiste (PCF) et son pendant syndical, la CGT, ont permis au président Charles de Gaulle de reprendre les choses en main. Les troisième et quatrième parties, mises en ligne le 31 mai et le 1er juin, s'intéressent au rôle joué par les pablistes; les quatre dernières parties examinent le rôle de l'organisation de Pierre Lambert, l'Organisation communiste internationale (OCI).

L'organisation communiste internationaliste (OCI) rompit officiellement avec le Comité international de la quatrième internationale (CIQI) en 1971, mais la trajectoire politique qu'elle suivit en 1968 était déjà très éloignée de la perspective révolutionnaire qu'elle avait défendue, aux côtés des autres sections du CIQI, contre le révisionnisme pabliste au début des années 1950.

Le programme mis en avant par l'OCI en 1968 avait plus de points communs avec les traditions du centrisme et du syndicalisme français qu'avec le programme révolutionnaire de la Quatrième Internationale. Avec les soutiens français du Secrétariat unifié pabliste (les jeunesses communistes révolutionnaires – JCR) emmenés par Alain Krivine et le Parti communiste international (PCI) dirigé par Pierre Frank, l'OCI porte une large part de responsabilité dans le fait que la direction stalinienne du Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT) ont pu étrangler la grève générale de mai et sauver le régime gaulliste.

L'axe principal de la ligne politique de l'OCI reposait sur la revendication de l'établissement d'un comité central de grève. Pour l'accompagner, un appel général à « l'unité », ou, selon la formule préférée de l'OCI, l'« unité de front de la classe ouvrière et de ses organisations ». Dans les mois décisifs de 1968, c'étaient là les principaux slogans que l'on pouvait trouver dans toutes les prises de positions et appels politiques de l'OCI et des organisations qui lui étaient associées.

L'OCI a résumé son orientation générale de l'époque dans un livre de 300 pages publié un an après l'année de la grève générale. L'OCI y concluait: « La stratégie et la tactique du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir […] se résument dans le combat pour l’unité de front de la classe ouvrière et de ses organisations, combat qui, en mai 1968, revêtait la forme spécifique du mot d’ordre du Comité central national de la grève générale. »

L'auteur de ce livre publié comme édition spéciale du journal de l'OCI Informations Ouvrières est François de Massot, un membre de premier plan de l'organisation depuis 1950. De Massot donne une description détaillée des développements au jour le jour et ce livre fournit des éléments précis sur l'intervention de l'OCI, y compris la reproduction des appels politiques et des tracts. Il permet de déterminer exactement la ligne politique de l'OCI. [1]

Le « Front unique de classe »

Léon Trotsky, qui avait fondé la Quatrième Internationale au cours d'une lutte prolongée contre le centrisme, résumait son attitude envers la revendication d'un front unique en ces mots : « Le centriste jure par la politique du front unique en même temps qu'il le vide de son contenu révolutionnaire et transforme ce qui était une tactique en un principe général. » En 1932, il écrivait à propos du SAP (Parti des travailleurs socialistes allemands): « En tout cas, la politique de front unique ne peut constituer le programme d'un parti révolutionnaire. Et pourtant, c'est à cela que se ramène aujourd'hui toute l'activité du SAP. » [2]

Ce reproche s'applique tout autant à l'activité de l'OCI en 1968. Elle a transformé la politique du front unique, la faisant passer d'une tactique à son premier principe programmatique. Au nom du front unique, auquel elle donnait le sens d'unité de tous les syndicats, elle se dispensait de toute forme d'initiative vraiment révolutionnaire.

C'était le sens de l'étrange formule « pour un front unique de classe des travailleurs et de leurs organisations » qui apparaissait rituellement dans tous ses appels et prises de position. Tout en accusant assez correctement les pablistes et les dirigeants étudiants petits-bourgeois d'ignorer les organisations de masse, elle adoptait une attitude fétichiste envers ces mêmes organisations et insistait sur le fait qu'elles constituaient le seul cadre possible de toute lutte entreprise par les ouvriers.

Déjà à l'été 1967, un grand rassemblement organisé par l'OCI avait adopté une résolution qui affirmait : « Nous […] déclarons solennellement qu’il n’est pas dans notre intention de nous substituer aux organisations, et principalement aux centrales ouvrières, pour la réalisation de l’unité d’action, tâche qui, naturellement, incombe aux syndicats. »

De Massot cite cette résolution dans son livre et entreprend de la justifier par l'argument selon lequel un syndicat représente les intérêts de la classe ouvrière, quelle que soit la politique de sa direction. Il écrit : « Les travailleurs se constituent comme classe à travers les organisations que, dans la lutte contre l’exploitation, ils ont édifiées, qui sont le moyen de leur rassemblement contre l’ennemi de classe. Par leur place objective dans la lutte — c'est-à-dire indépendamment de la politique de leurs directions momentanées — ces organisations représentent des positions de la classe ouvrière dans son combat constant contre l’exploitation. Le Front unique ouvrier ne peut se réaliser qu’à travers les organisations de classe du prolétariat. » [italiques ajoutés.]

Partant de cette affirmation, l'OCI s'interdit en 1968 de critiquer le programme bourgeois-réformiste des syndicats. Le seul reproche qu'elle émit contre les directions syndicales était que les directions entravaient l'unité des travailleurs. Les initiatives politiques de l'OCI se bornaient à appeler à une coopération à tous les niveaux entre les différents syndicats. C'était le sens fondamental de leur revendication d'un comité central de grève, comme nous le verrons plus tard.

Dans ses tracts et ses appels largement distribués, l'OCI s'abstint également de toute critique ouverte des partis stalinien et social-démocrate. Alors que les articles théoriques et les analyses réservées à un petit cercle de lecteurs traitaient du rôle contre-révolutionnaire du stalinisme et de la social-démocratie, dans ses tracts adressés aux masses, l'OCI appelait simplement les dirigeants syndicaux staliniens et réformistes à s’unir.

L'interprétation du front unique par l'OCI n'avait rien à voir avec les tactiques développées dans le mouvement marxiste. En 1922, Léon Trotsky avait expliqué la nécessité du front unique, parlant de « la nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans la lutte contre le capital, malgré la scission inévitable à notre époque des organisations politiques qui s'appuient sur la classe ouvrière. » [3]

Un an plus tôt, le troisième congrès de l'Internationale communiste avait insisté pour que le Parti communiste allemand (KPD) adopte la politique du front unique. Le Comintern avait tiré les leçons de ce que l'on appela le « Mouvement de mars », un soulèvement du KPD qui était resté isolé et s'était effondré. Il en avait conclu que le KPD devait d'abord « conquérir » l'allégeance des masses avant d’être en mesure de prendre le pouvoir. Il combinait la politique du front unique directement avec la revendication d'un gouvernement ouvrier, l'intervention dans les syndicats réformistes et un certain nombre de revendications transitoires, parce que, comme l'expliquait Trotsky, « Les masses continuent à vivre leur vie quotidienne dans une époque révolutionnaire, même si elles le font d'une manière assez différente. » [4]

Dix ans plus tard, Trotsky avait une fois de plus appelé à adopter la tactique du front unique en Allemagne. Cette fois il s’agissait d'empêcher Hitler de prendre le pouvoir. Trotsky demanda aux communistes et aux sociaux-démocrates de former un front unique contre la menace national-socialiste (nazie) qui planait sur l'Allemagne. Les dirigeants des deux partis refusèrent fermement une telle mesure. Ce refus des dirigeants staliniens du KPD de coopérer avec ceux qu'ils appelaient les « sociaux-fascistes » du Parti social-démocrate (SPD) avait divisé et paralysé la classe ouvrière, rendant possible la victoire d’Hitler.

Dans les deux cas, — le début des années 1920 et le début des années 1930 — le front unique était avancé comme une tactique et non comme substitut à une stratégie révolutionnaire. Il était limité à une coopération sur des questions pratiques et ne signifiait pas que le KPD devait faire passer son propre programme à l'arrière-plan ou se retenir de critiquer le SPD.

Trotsky ne s'est jamais bercé de l'illusion que les dirigeants sociaux-démocrates pouvaient être transformés en révolutionnaires par l'intermédiaire d'un front unique. Au contraire, le front unique était destiné à détacher les masses de l'influence des dirigeants sociaux-démocrates.

Dans la mesure où les communistes montraient aux travailleurs sociaux-démocrates qu'ils voulaient, sans plus de conditions, défendre leurs intérêts au quotidien et former un bloc avec le SPD contre les fascistes, cela ne pouvait servir qu'à affaiblir la direction du SPD qui collaborait avec l'Etat bourgeois. Les membres du SPD auraient ainsi l'occasion, en se fondant sur leur propre expérience, de juger de la valeur de leur organisation et de sa direction.

Le front unique ne signifiait en aucun cas la renonciation à une politique révolutionnaire indépendante. Trotsky insista sur ce point en 1932 : « Au cas où les réformistes freinent la lutte au détriment évident du mouvement pour contrebalancer la situation et l'état d'esprit des masses, nous conservons toujours, en tant qu'organisation indépendante, le droit de mener la lutte jusqu'au bout et sans nos demi-alliés temporaires. » [5]

Le syndicalisme au lieu du marxisme

L'OCI transforma la tactique politique révolutionnaire du front unique en une justification opportuniste de sa propre subordination aux syndicats. Elle insistait pour que la lutte menée par les ouvriers et les étudiants soit confinée au cadre de ces organisations, et elle s'abstenait de toute initiative politique qui aurait pu intensifier le conflit entre les travailleurs et les appareils syndicaux.

En fait, seule une minorité de travailleurs était organisée dans les syndicats. En 1968, un peu moins de 30 pour cent de la force de travail était syndiquée (aujourd'hui ce chiffre est de 7 pour cent). Les deux tiers de l'ensemble des travailleurs et l’écrasante majorité de la jeunesse n'étaient pas dans ces organisations et étaient assez justement méfiants envers les syndicats. L'OCI était incapable d'offrir une perspective en dehors des syndicats à ces couches de la population.

Les étudiants étaient envoyés vers la fédération des étudiants UNEF, qui était dominée par le Parti socialiste unifié (PSU), de Michel Rocard. Selon de Massot: « Pour organiser cette résistance, les étudiants disposaient d’un instrument, un syndicat, l’Union Nationale des Etudiants de France. […] Dès que la lutte réelle commence pourtant, l’UNEF retrouve toute son importance, en dépit des hésitations et des faiblesses de sa direction. Par son intervention responsable, en tant qu’organisation syndicale des étudiants, elle fait de la lutte contre la répression l’affaire de la masse des étudiants en même temps qu’elle place les organisations ouvrières devant leurs responsabilités. Elle est le moyen de la mobilisation des étudiants en même temps qu’elle permet un véritable combat pour le Front unique. » [italiques dans l'original]

Dans une attaque contre les pablistes, de Massot écrit, « Se refuser à la lutte pour le front unique des travailleurs et des organisations, lui opposer une prétendue unité à la base qui fait purement et simplement abstraction des organisations édifiées par la classe ouvrière en un siècle et demi de luttes et de sacrifices, des organisations par lesquelles elle s’est constituée comme classe consciente d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital, et dans lesquelles elle se rassemble nécessairement pour livrer ce combat, confondre les organisations de masse et leurs directions bureaucratiques, crier "C.G.T. trahison" et biffer, d’un geste noble, les syndicats et les partis politiques de la classe ouvrière de la carte de la lutte des classes, c’est, en fait, fuir le combat contre la bureaucratie comme le combat contre l’État capitaliste. »

Cette glorification des syndicats présentés comme des organisations où la classe ouvrière « s’est constituée comme classe consciente d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital » n'a rien à voir avec la tradition marxiste, elle vient plutôt de la tradition syndicaliste, qui a une histoire longue et bien connue en France. Le mouvement marxiste a toujours maintenu une attitude critique envers les syndicats. Au début du vingtième siècle, Lénine insistait déjà sur le fait que la conscience syndicale était une conscience bourgeoise de la classe ouvrière, et que dans les périodes de tension sociale exacerbées (comme ce fut le cas de 1914 à 1918 en Allemagne) les syndicats se tenaient invariablement à la droite la plus extrême du mouvement ouvrier. [6]

Les syndicalistes français insistaient sur le principe de non-ingérence des partis politiques dans le travail syndical. En 1906, la CGT avait inscrit le principe de la complète indépendance entre les syndicats et tous les partis politiques dans sa Charte d'Amiens. Tant que cette indépendance était dirigée contre le conservatisme croissant et le crétinisme parlementaire de la social-démocratie, le syndicalisme français possédait un certain degré de vitalité révolutionnaire. Bien qu'il niât le rôle du parti, il n'était « rien d'autre qu'un parti anti-parlementaire de la classe ouvrière » comme le fit un jour remarquer Trotsky. [7]

Cependant, ce ne fut plus le cas lorsque le principe de l'indépendance politique des syndicats fut dirigé contre l'influence du parti révolutionnaire. En 1921, Trotsky, alors un membre dirigeant de l'Internationale communiste, écrivait: « La théorie selon laquelle il existe une division complète et inconditionnelle entre le travail du parti et celui des syndicats et qu'ils doivent pratiquer une non-ingérence mutuelle et absolue est précisément le résultat des développements politiques en France. C'en est l'expression la plus extrême. Cette théorie s'appuie sur un opportunisme démesuré.

« Tant que la bureaucratie du travail, organisée dans les syndicats, conclut des accords salariaux pendant que le Parti socialiste défend les réformes au Parlement, la division du travail et la non-ingérence mutuelles sont plus ou moins possibles. Mais aussitôt que les véritables masses révolutionnaires prennent part à la lutte, ce mouvement n'assume plus un rôle authentiquement révolutionnaire et le principe de non-ingérence dégénère dans la scolastique réactionnaire.

« La classe ouvrière ne peut obtenir la victoire que si elle a à sa tête une organisation qui représente son expérience historique vivante, et qui soit capable de généraliser théoriquement et de diriger toute la lutte en pratique. En tenant compte du sens profond de sa tâche historique, le parti ne peut incorporer que la minorité la plus consciente et active de la classe ouvrière. Les syndicats, de l'autre côté, cherchent à incorporer la classe ouvrière dans son ensemble. Ceux qui reconnaissent que le prolétariat a un besoin urgent de la direction idéologique et politique de son avant-garde, unie dans le Parti communiste, reconnaissent que le parti doit également devenir la force motrice des syndicats, c'est-à-dire, à l'intérieur des organisations de masse de la classe ouvrière. » [8]

Cette tradition syndicaliste a exercé une influence considérable et durable sur l'OCI. Si l'on en croit Pierre Lambert, les relations de son organisation avec les syndicats se sont longtemps appuyées sur des principes plus syndicalistes que marxistes.

Dans une autobiographie écrite vers la fin de sa vie, Lambert se vantait d'avoir restauré la Charte d'Amiens dans sa propre organisation en 1947. S'appuyant sur son expérience du travail syndical illégal durant la guerre puis dans la CGT sous domination stalinienne, il proposa un amendement lors du congrès de l'organisation trotskyste en France : « j’ai proposé un amendement qui a été adopté à l’unanimité, substituant aux points 9 et 10 des 21 conditions, la reconnaissance, en France, de l’indépendance réciproque des partis et des syndicats. » [9]

Les « 21 conditions » sont les conditions d'adhésion établies par le Second Congrès mondial de l'Internationale communiste en 1920, qui étaient conçues pour exclure les organisations réformistes et centristes. Le point 9 obligeait les partis membres à « développer systématiquement et durablement les activités communistes dans les syndicats » et à « exposer partout la trahison des sociaux-patriotes et les oscillations des "centristes". » Le point 10 exigeait une rupture avec « l'Internationale d'Amsterdam constituée de syndicats jaunes » et le soutien aux syndicats qui adhéraient à l'Internationale communiste.

Le remplacement de ces deux points par « La reconnaissance de l'indépendance mutuelle des partis et de syndicats » signifiait l'abandon de la lutte politique contre le réformisme et la bureaucratie syndicale stalinienne.

Jeu de cache-cache politique

Tout en glorifiant sans réserve les syndicats, l'OCI se livrait à un jeu de cache-cache politique en ce qui concernait sa propre identité, laquelle était globalement gardée secrète. Elle parlait rarement en son nom propre, préférant se cacher derrière des organisations de façade comme le Comité d'alliance ouvrière, dont l'identité politique précise restait floue. Même de Massot ne parle que rarement de l'OCI en utilisant son nom. Il écrit le plus souvent « l'avant-garde révolutionnaire », sans préciser s’il parle de l'OCI, de l'une de ses organisations de façade, ou tout simplement d’un groupe de syndicalistes actifs.

Alors que le conflit avec le régime gaulliste atteignait son apogée, le 29 mai, et que le rôle réactionnaire des syndicats devenait extrêmement visible, un tract produit par le Comité d'alliance ouvrière et largement distribué n'appela pas à la construction de l'OCI ou de la Quatrième Internationale, mais, au contraire, à la création d'une « Ligue révolutionnaire des travailleurs » fictive.

Cette « Ligue révolutionnaire des travailleurs » était une chimère. Personne n'en avait entendu parler avant. Elle n'avait ni membres, ni programme, ni statuts. Elle n'existait qu'en imagination. La seule mention de cette organisation figure à la fin d'un manifeste de 40 pages publié par l'OCI en décembre 1967.

Dans ce document, la « Ligue révolutionnaire des travailleurs » est décrite comme « une étape sur la voie de la construction du parti révolutionnaire ». Selon ce manifeste, la perspective de la « Ligue révolutionnaire des travailleurs » émane de l'hypothèse selon laquelle le programme de l'OCI « est le seul à répondre aux exigences de la crise historique de l’humanité, mais […] les cadres organisateurs de la classe ouvrière française ne sont pas, dans l’immédiat, en situation de rejoindre ses rangs. » [10]

Ce genre de camouflage politique s'est reproduit à intervalles réguliers au cours de toute l'histoire de l'OCI et des organisations qui l'ont précédée. L'OCI fait penser à une poupée russe. Tout comme une poupée se cache dans une autre, elle cherche à cacher son identité derrière une succession d'organisations de façade. L'observateur politique ne sait jamais vraiment à qui il a affaire.

Ce jeu de cache-cache politique est une forme spécifique d'opportunisme. L'OCI s'est détournée du principe révolutionnaire de base, « Dire la vérité ! » et a refusé de montrer aux travailleurs son véritable visage. Tout en invoquant la Quatrième Internationale en petit comité, elle présentait un programme dilué aux masses, partant du principe que c'était tout ce qu'elles étaient prêtes à accepter.

Il peut bien sûr y avoir des circonstances où un parti révolutionnaire évite de présenter ouvertement l'intégralité de son programme – par exemple, sous un régime dictatorial ou à l'intérieur d'un syndicat réactionnaire. Mais, pour l'OCI, la tâche n'était pas de faire illusion devant l'appareil d'Etat ou la bureaucratie syndicale, qui étaient tous deux bien informés de l'identité du parti. L'OCI a trompé les travailleurs et les jeunes qui étaient entrés en politique pour trouver une nouvelle orientation.

En particulier, l'OCI voulait éviter tout embarras aux plus bas échelons de la bureaucratie syndicale dont elle recherchait intensément le soutien. En cachant son identité, elle créait les conditions pour que ces bureaucrates syndicaux entrent en contact avec l'OCI sans risquer un conflit ouvert avec les échelons supérieurs anti-trotskystes de la bureaucratie.

L'OCI décrivait ces bureaucrates syndicaux de base comme les « cadres organisateurs de la classe ouvrière » ou encore les « organisateurs naturels de la classe » — deux termes qui sont souvent répétés dans ses publications. L'OCI admettait clairement que cette couche était d'une importance cruciale pour l’appareil syndical dans son ensemble, lui permettant de garder le contrôle de la base. Pourtant, elle maintenait que le conflit entre les hauts et bas échelons de la hiérarchie (entre « l'appareil » et « les cadres ») devrait pousser ces derniers dans une direction révolutionnaire.

Une déclaration publiée par le parti au début de 1968 dans La Vérité explique que les « cadres » sont « à la fois l’intermédiaire par lequel l’appareil – et principalement l’appareil stalinien – assure son contrôle sur la classe, et la couche militante par laquelle le prolétariat se constitue et s’organise en tant que classe. » Dans cette même déclaration, le nombre de ces « cadres organisateurs » est estimé « de 10 à 15 000 militants étroitement contrôlés et encadrés par le PC ». [11]

L'OCI considérait que sa propre tâche était de « faire mûrir et éclater la contradiction objective qui oppose l’orientation pro-bourgeoise de l’appareil et la nécessité, pour ces militants, cadres organisateurs, de continuer à résister et à combattre avec leur classe. »

Les passages cités ci-dessus sont associés à des attaques féroces contre le pablisme, mais en réalité, l'attitude adoptée par l'OCI envers les syndicats et les staliniens en 1968 était quasiment identique à celle adoptée par les pablistes en 1953.

Pablo était, à l’époque, arrivé à la conclusion qu'une nouvelle offensive révolutionnaire ne se développerait pas sous la forme d'un mouvement indépendant de la classe ouvrière sous la bannière de la Quatrième Internationale, mais qu'elle prendrait plutôt la forme d'un virage à gauche de certaines sections de l'appareil stalinien sous la pression objective des événements. De la même manière, l'OCI s'attendait à ce qu'un développement révolutionnaire émerge de « la différenciation interne au sein des organisations et [de] la maturation de la contradiction actuelle entre l’appareil et les cadres organisateurs de la classe. » [12]

Il existait bien des divisions profondes et des tensions au sein des syndicats et du Parti communiste en 1968, mais un mouvement révolutionnaire n'aurait pu se développer que dans une lutte ouverte contre les staliniens, avec une rupture politique nette. Mais l'OCI a contourné cette tâche en élevant le front unique du rang de tactique au rang de stratégie et en cachant sa véritable identité.

Il y a d'ailleurs de nombreux passages dans le livre de De Massot qui indiquent que les staliniens eux-mêmes auraient pu, selon lui, prendre une direction révolutionnaire. L'auteur loue par exemple un appel de l'organisation de jeunesse des staliniens daté du 13 mai, aux motifs qu'il ne s'en prend pas à la « gauche radicale », qu'il appelle à l'unité des lycéens, des étudiants, et des jeunes travailleurs, et plaide en faveur d'un gouvernement des travailleurs. De Massot commente : « L’appareil est non seulement contraint de suivre le mouvement, mais pour en conserver le contrôle, reprendre l’initiative politique au sein de la classe ouvrière, il doit sous une certaine forme et dans certaines limites le précéder : en prendre la tête. […] En agissant ainsi, l’appareil ressoude autour de lui les militants et ceux-ci vont radicaliser aussi la classe dans son ensemble. » [13]

À suivre

Notes :

[1] François de Massot, La grève générale (Mai-Juin 1968) », Supplément au numéro 437 d’ « Informations Ouvrières ». Toutes les citations de cet article en sont extraites sauf indication contraire.

[2] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 9e partie, janvier 1932.

[3] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 5e partie, janvier 1932.

[4] Leon Trotsky, La Troisième Internationale après Lénine, mars 1928.

[5] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 5e partie, Op. Cit.

[6] Sur l'attitude du mouvement marxiste envers les syndicats, voir David North, Le marxisme et les syndicats.

[7] Leon Trotsky, Les cinq premières année de l'Internationale communiste, 1924.

[8] Leon Trotsky, Les cinq premières année de l'Internationale communiste, 1924.

[9] Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, « itinéraires, » Éditions du Rocher, 2002, p. 51.

[10] La Vérité, n° 541, avril-mai 1968.

[11] « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité n° 540, février-mars 1968, p. 13-14.

[12] « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité n° 540, février-mars 1968, p. 15.

[13] François de Massot, Op. Cit., p. 58.

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