Canada: La répression par les syndicats du mouvement anti-Harris de 1995-97: leçons politiques pour aujourd'hui

Partie 4: Le PES, les syndicats et la pseudo-gauche

Cette série d’articles a initialement été publiée en anglais, en octobre 2018. Voici la dernière partie de cette série en quatre parties. Pour accéder aux articles précédents: Première partie | Deuxième partie | Troisième partie

Deux décennies après le mouvement de masse contre le gouvernement Harris, la pseudo-gauche mène une campagne politique concertée pour nier, ou à tout le moins minimiser, l'importance objective du sabordage par les syndicats de l'opposition de la classe ouvrière à la guerre de classe des conservateurs.

Pour Gindin, le mouvement anti-Harris n'a pas été supprimé, mais s’est simplement «essoufflé». Le chef du Projet socialiste (Socialist Project) affirme que cela était dû d'une part à la réticence des travailleurs à mener une lutte radicale et, d'autre part, au succès du mouvement qui a forcé Harris à «assouplir son programme».

Ce sont des balivernes. Le bilan montre que les travailleurs n'étaient pas seulement prêts à se battre; mais qu’au fur et à mesure que le mouvement grandissait, ils demandaient de plus en plus des mesures beaucoup plus radicales que les timides et inoffensives «Journées d'action» limitées à l’échelle municipale et que la bureaucratie syndicale sanctionnait dans le but de dissiper la colère des travailleurs.

De façon significative, dans son récit de plus de cinq mille mots sur les «grandes» et «remarquables» mobilisations anti-Harris, Gindin ne fait aucune mention de la grève provinciale des enseignants d'octobre et novembre 1997. Comme nous l'avons montré dans la partie précédente, la grève illégale de deux semaines était explicitement politique; elle a obtenu un large soutien populaire, plongeant le gouvernement dans une grave crise et aurait pu servir de point de départ à une mobilisation industrielle et politique de la classe ouvrière visant à faire tomber le gouvernement conservateur.

«Journée d'action» à Hamilton, 23 février 1996

L'affirmation de Gindin selon laquelle le mouvement s'est «essoufflé» n'est rien de plus qu'une tentative transparente de dissimuler le rôle des syndicats dans le sabotage du mouvement anti-Harris. Le développement et la logique de ce mouvement rendaient nécessaire une grève générale de nature politique, mobilisant la classe ouvrière en entier, dans le but de chasser le gouvernement de droite de Harris et de développer une contre-offensive de la classe ouvrière à travers le pays face aux attaques contre les droits sociaux des travailleurs, menées par un État contrôlé par la grande entreprise.

L'intervention du PES dans le mouvement anti-Harris

C'est pour ce programme que s'est battu le Parti de l’égalité socialiste du Canada (et son prédécesseur, le Parti ouvrier international). Le PES est intervenu dans le mouvement contre les conservateurs de 1995 à 1997 pour exhorter les travailleurs à s'approprier la direction du mouvement d'opposition en la retirant des mains des bureaucrates syndicaux et à le transformer en un mouvement véritablement indépendant et politique de la classe ouvrière.

«Le (PES) met en garde les travailleurs de se méfier des dirigeants de la Fédération du travail de l'Ontario», pouvait-on lire dans une déclaration intitulée «Pour combattre les compressions de Harris, les travailleurs ont besoin d'une stratégie socialiste», publiée peu après la première Journée d'action à London, le 11 décembre 1995. «Les bureaucrates de la FTO», poursuivait la déclaration, «cherchent à prendre le contrôle de l'opposition à la Révolution du bon sens des conservateurs afin de la neutraliser politiquement... Si les travailleurs cèdent la direction de ce mouvement aux dirigeants de la FTO et du NPD, il sera contenu et vaincu, tout comme le mouvement de l'Opération solidarité en Colombie-Britannique en 1983 et le mouvement contre le “contrat social” de Rae ont été vaincus.»

Le PES a expliqué que les gains sociaux passés ne pouvaient être défendus que dans la mesure où la classe ouvrière transcendait le cadre étroit de la négociation collective et des protestations auprès des politiciens qui représentent la grande entreprise et s'organisait à titre de force politique indépendante, avançant son propre programme pour réorganiser la vie économique dans l'intérêt des travailleurs, par la création d'un gouvernement des travailleurs.

«Toutes les luttes contre les compressions des conservateurs, leurs “réformes” des programmes sociaux et la réduction des effectifs du secteur public doivent être regroupées dans une lutte politique visant à renverser le régime Harris et à construire un mouvement pour le remplacer par un gouvernement contrôlé démocratiquement par les travailleurs et servant leurs intérêts», a expliqué un communiqué du PES distribué par milliers lors d'une manifestation des enseignants et de leurs sympathisants, le 8 novembre 1997.

Le PES a mis en garde contre la politique des International Socialists, la branche canadienne de l'Organisation socialiste internationale (ISO) basée aux États-Unis, et des autres groupes de gauche de la classe moyenne, qui cherchaient tous à défendre l'autorité politique des syndicats et du NPD, en exhortant les travailleurs et les jeunes à consacrer leurs énergies à faire pression sur eux pour les inciter évoluer vers la gauche. Dans une déclaration de 1996, nous avons noté: «Quant à l'alternative politique aux conservateurs, ces organisations restent silencieuses ou se joignent aux syndicats pour préconiser le retour d'un gouvernement néo-démocrate.»

Ces avertissements devaient s'avérer prophétiques. Après avoir trahi le mouvement anti-Harris, les syndicats, dirigés par les TCA (aujourd'hui Unifor), ont forgé une relation étroite avec les libéraux représentant la grande entreprise, laquelle a duré deux décennies et a aidé à faire élire et réélire des gouvernements libéraux dirigés par Dalton McGuinty et Kathleen Wynne. Ces gouvernements ont non seulement laissé en place les préceptes fondamentaux de la Révolution du bon sens de Harris, ils ont intensifié les assauts contre la classe ouvrière, imposant cycle après cycle d'austérité, de privatisations et de réductions d'impôts pour les grandes entreprises. Mais contrairement à Harris, les libéraux ont favorisé la collaboration corporatiste avec la bureaucratie syndicale en établissant un réseau de partenariats et de consultations formels et informels entre les syndicats, le gouvernement et les entreprises. Avec l'appui total des syndicats, le NPD a soutenu un gouvernement libéral minoritaire entre 2012 et 2014 alors qu'il réduisait considérablement les dépenses sociales et criminalisait les moyens de pression des enseignants afin de forcer l’imposition de coupures dans les salaires réels.

Le premier ministre de l’Ontario Doug Ford

La répression systématique de la lutte de classe par les syndicats et leurs proclamations incessantes, amplifiées par leurs «cheerleaders» de la pseudo-gauche, selon lesquelles les libéraux représentaient une alternative «progressiste» au gouvernement conservateur de Harper et aux conservateurs de l'Ontario, ont créé les conditions dans lesquelles Doug Ford, l'aspirant Trump, a pu exploiter la colère et la frustration des travailleurs devant la baisse des revenus et l'insécurité économique croissante pour accéder au pouvoir en juin dernier.

La pseudo-gauche à la défense des syndicats

L’apologie des syndicats faite par Gindin ne fait que mettre plus en évidence la position de toute la pseudo-gauche, y compris Fightback et les International Socialists (IS): l'opposition populaire à la contre-révolution sociale de Ford doit être confinée – ou plus précisément condamnée à mourir – dans le cadre d'un mouvement de protestation mené par les syndicats, limitée à l'Ontario sur les plans organisationnel et politique, et visant à faire pression sur Ford pour qu'il fasse marche arrière et, à défaut, à élire un gouvernement capitaliste «progressiste».

Contrairement à Gindin, Fightback (La Riposte) – l'affilié canadien de la mal nommée Tendance marxiste internationale – reconnaît à contrecœur que les syndicats ont mis fin au mouvement anti-Harris. Cependant, elle présente cela comme un épisode unique, et non comme faisant partie d'une série de trahisons qui a été reproduite dans le monde entier pendant des décennies, et qui est liée à des changements fondamentaux dans les relations de classe et dans le caractère des syndicats comme organisations enracinées dans l'acceptation des relations capitalistes et de l'État-nation.

Selon Fightback, les syndicats procapitalistes peuvent être «transformés» en organisations de lutte pour la classe ouvrière si une pression suffisante est exercée par la base. «Le mouvement syndical doit se réveiller», déclarait Fightback dans sa réponse initiale à l'élection de Ford. «Nous avons besoin de dirigeants syndicaux qui mèneront une lutte militante contre Ford», a déclaré un article plus récent de Fightback. «Des discussions doivent avoir lieu dans toutes les sections locales, avec la possibilité pour tous les membres de faire entendre leur opinion, sur la façon dont nous pouvons nous mobiliser pour renverser ce gouvernement pourri.»

Malgré toutes ses fanfaronnades radicales, Fightback, comme Gindin, insiste pour que l'autorité des syndicats sur la classe ouvrière soit maintenue. De plus, le fait que Fightback parle de «renverser ce gouvernement pourri» soulève la question de savoir ce qui va le remplacer. Pour ces membres en règle du NPD, la réponse est claire: Fightback appuie l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement néo-démocrate soutenu par des syndicats. Ils prétendent, comme IS, qu'un tel gouvernement, dirigé par un parti qui a soutenu toutes les guerres impérialistes canadiennes depuis le bombardement de la Yougoslavie et qui a appliqué des mesures d'austérité brutales chaque fois qu'il a détenu le pouvoir au niveau provincial, répondra aux pressions «de la rue» en virant «à gauche».

Mais la trahison de la FTO pendant les mobilisations anti-austérité, et le brusque tournant vers la droite des syndicats et du NPD dans la période qui a suivi, n'étaient pas le résultat de l'absence de leaders «militants», ou d'une pression insuffisante de la base sur les syndicats et le NPD. L'expérience des travailleurs de l'Ontario est, dans son essence même, commune à tous les travailleurs du monde.

Partout, les organisations, qu'il s'agisse des syndicats, des partis sociaux-démocrates ou des partis «communistes» staliniens, qui prônaient un programme de réformes basé sur l'acceptation des fondements économiques du capitalisme, sont devenues des exécutants de réductions de salaires, d'emplois et des dépenses publiques. Le Parti travailliste de Blair en Grande-Bretagne, le Parti socialiste de Jospin en France et les sociaux-démocrates de Schröder en Allemagne ont lancé des attaques sans précédent contre la classe ouvrière et les services sociaux, combinées à des manœuvres bellicistes et au militarisme à l’étranger. En Grèce, le gouvernement de pseudo-gauche de Syriza, porté au pouvoir en janvier 2015 sur la base de fausses promesses d'opposition à l'austérité, s'est retourné violemment contre la classe ouvrière et a imposé des réductions encore plus radicales des dépenses sociales que ses prédécesseurs conservateurs et sociaux-démocrates.

Quant aux syndicats, du TUC britannique aux syndicats américains de l'AFL-CIO, en passant par les syndicats français financés par l'État et les employeurs, ils ont perdu des millions de membres, ayant aidé les employeurs et les gouvernements de toutes tendances politiques à mettre en œuvre l'austérité capitaliste.

Encore une fois, le bilan des syndicats et du NPD

Au Canada, au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis le mouvement anti-Harris, les syndicats et leurs alliés politiques traditionnels du NPD se sont déplacés encore plus vers la droite.

L'alliance que les syndicats ont formée avec les libéraux de l'Ontario s'est rapidement étendue au niveau fédéral.

Les syndicats et le NPD ont réagi au krach financier mondial de 2008 en cherchant à porter au pouvoir un gouvernement de coalition dirigé par les libéraux à Ottawa, qui s'était engagé à faire la guerre en Afghanistan jusqu'en 2011, à réduire de 50 milliards de dollars les impôts des sociétés et à faire de la «responsabilité financière» sa priorité.

Dans les mois et les années qui ont suivi, les syndicats ont imposé des licenciements de masse et des réductions de salaire et de pension à leurs membres. Dans le cadre du «renflouement» de l'industrie automobile en 2009, les TCA ont comploté avec les gouvernements conservateur de Harper et libéral de McGuinty pour imposer des salaires à deux niveaux et des réductions générales des salaires et des avantages sociaux de plus de 20 $ l'heure par travailleur dans les usines canadiennes des trois grands constructeurs automobiles de Detroit.

Les syndicats ont réagi à l'opposition massive de la classe ouvrière à la loi du gouvernement libéral du Québec qui a rendu illégale la grève étudiante (projet de loi 78) en intensifiant leurs efforts pour mettre fin à la grève

Lorsqu'un véritable mouvement de masse contre l'austérité a éclaté au Québec avec la grève étudiante de 2012, les syndicats ont travaillé pour la liquider et l’attacher politiquement au Parti québécois, sous le slogan «De la rue aux urnes». Quant au NPD, qui, l'année précédente, avait balayé le vote au Québec, il a refusé ne serait-ce que de soutenir nominalement les étudiants en grève ou de dénoncer la brutale répression policière dont ils étaient victimes.

Les syndicats et leur campagne «N’importe qui, sauf les conservateurs» ont joué un rôle important dans l'élection des libéraux de Justin Trudeau en octobre 2015. Au cours des trois années qui ont suivi, les syndicats ont établi un partenariat de travail étroit avec le gouvernement, comme en témoigne le rôle joué par Hassan Yussuff, président du Congrès du travail du Canada, et Jerry Dias, président d’Unifor, dans la renégociation de l'ALENA.

Dirigée par Yussuff et Dias, la bureaucratie syndicale a accueilli avec enthousiasme le nouveau pacte commercial entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. L'AEUMC forge un bloc commercial nord-américain plus explicitement protectionniste afin de servir de plate-forme à l'impérialisme américain et canadien pour qu'ils défendent plus énergiquement leurs intérêts sur la scène mondiale, en particulier contre la Chine. Les syndicats sont tout à fait d'accord avec ce programme réactionnaire, n'ayant pas critiqué les plans du gouvernement Trudeau d'augmenter les dépenses militaires de 70% au cours de la prochaine décennie.

Et pourtant, selon Gindin, Fightback, IS, et les autres, ce sont vers ces organisations que la classe ouvrière doit se tourner pour mener l'opposition au gouvernement Ford!

La transformation des organisations ouvrières bureaucratiques traditionnelles en exécutants de l'austérité capitaliste n'est pas fondamentalement un produit de la corruption personnelle, mais plutôt le résultat de changements profonds dans la structure du capitalisme. L'orientation élémentaire de ces organisations – la protection de l'industrie nationale et du marché du travail national – a été sapée par la mondialisation de la production et la mobilité sans précédent des capitaux. Les travailleurs ne peuvent répondre efficacement au capital organisé mondialement que dans la mesure où ils organisent consciemment leurs luttes sur la base d'une stratégie internationaliste et rejettent la subordination des intérêts des travailleurs aux impératifs du marché capitaliste.

Cela a été mis en évidence au cours de la dernière année avec la résurgence de la lutte ouverte des classes dans le monde entier. Partout où les travailleurs ont cherché à riposter, qu'il s'agisse des enseignants aux États-Unis, des métallurgistes en Allemagne, des cheminots en France ou des travailleurs de l'automobile en Europe de l'Est, ils sont entrés amèrement en conflit avec la bureaucratie syndicale. C'est l'expression du caractère inconciliable qui existe objectivement entre les intérêts des travailleurs et ceux des bureaucrates syndicaux, qui représentent une section procapitaliste, proguerre de la classe moyenne supérieure dont la richesse et les privilèges dépendent de maintes façons différentes du maintien de l'exploitation capitaliste. Cet antagonisme fondamental entre les syndicats et la classe ouvrière soulève avec une extrême urgence la nécessité pour les travailleurs de créer leurs propres organisations de lutte s'ils veulent renverser les conséquences des attaques des quatre dernières décennies.

Alors que l'attaque frontale de Ford contre la classe ouvrière bat déjà son plein, les travailleurs doivent de toute urgence tirer les leçons du mouvement anti-Harris et des développements politiques au Canada et à l'étranger au cours des quatre dernières décennies. Pour mettre un terme à la décimation de ce qui reste des services publics et des prestations sociales, les travailleurs doivent abandonner toute illusion quant à la possibilité de promouvoir leurs intérêts en faisant pression sur la bureaucratie syndicale et le NPD pour les faire virer «à gauche». Comme on l'a vu à maintes reprises, ces organisations répondent à une recrudescence de la lutte de la classe ouvrière non pas en se déplaçant «à gauche», mais en s'alignant derrière l'élite dirigeante des grandes entreprises et l'État capitaliste, c'est-à-dire en étouffant et en trahissant les luttes de la classe ouvrière et en se faisant complices des licenciements, des mesures d’austérité et de la privatisation.

La classe ouvrière doit plutôt se constituer en une force politique indépendante. Cela ne peut se faire qu'en établissant des comités d'action indépendants dans les lieux de travail, les écoles et les quartiers de l'Ontario pour préparer des manifestations et des grèves en opposition au programme de droite du gouvernement Ford. Ces comités doivent établir des liens entre les luttes de chaque section de la classe ouvrière dans le but d'organiser une grève générale pour faire tomber Ford et amener au pouvoir un gouvernement ouvrier déterminé à mettre en place des politiques socialistes.

Une telle lutte est avant tout un combat politique. Pour le mener à bien, les travailleurs ont besoin de leur propre parti – le Parti de l’égalité socialiste – pour les mener dans les luttes de classe dès maintenant. Le PES insiste sur le fait que les travailleurs de l'Ontario ne peuvent faire un seul pas en avant en confinant la lutte contre Ford à une stratégie provinciale. Comme Harris dans les années 1990, Ford n'est que l'expression d'un virage plus large vers la droite de l'élite politique au Canada et à l'étranger, dans un contexte d'aggravation de la crise du capitalisme mondial. Pour s'opposer à cela, et à l'assaut contre les emplois et les services publics, aux attaques contre les droits démocratiques, à la guerre commerciale et au militarisme, les travailleurs de l'Ontario doivent unir leurs efforts à ceux de la classe ouvrière partout au Canada, aux États-Unis et dans le monde sur la base d'un programme socialiste révolutionnaire.

Fin de la dernière partie

(Article paru en anglais le 12 octobre 2018)

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