Martin Luther King Jr. et la lutte pour l'égalité sociale

Le 20 janvier, les États-Unis ont observé le jour de Martin Luther King Jr., un jour férié commémorant la naissance du leader des droits civils.

Martin Luther King, Jr. lors de son discours «I Have a Dream» à la marche de 1963 sur Washington

Depuis sa création dans les années 1980, cette fête vise à faire de King une icône inoffensive de la conciliation sociale, tout en occultant ses critiques radicales du capitalisme et du militarisme américains. Mais aujourd'hui, en 2020, un nouvel élan vient s'y ajouter. La conception de King d'un mouvement démocratique de masse pour les droits civils, basé sur l'action unifiée de toutes les couches opprimées de la population, est remplacée par un récit essentiellement racialiste qui présente toute l'histoire américaine en termes de lutte entre Blancs et Noirs. Ce récit racial exige la marginalisation du rôle historique de King.

Cela est révélé de façon frappante dans le Projet 1619 du New York Times, dont le «recadrage» de l'histoire des relations raciales américaines ne fait aucune mention de King. Ce n'est pas un oubli de la part d'un projet qui se proclame rien de moins qu'un nouveau programme d'études pour les écoliers. Le cœur de la politique de King – la lutte pour l'égalité – va à l'encontre des objectifs du libéralisme contemporain, qui repose sur une lutte pour les privilèges au sein de la classe moyenne supérieure.

King, pasteur et théologien baptiste, est devenu le leader et la voix la plus importante de la lutte de masse pour les droits civils et l'égalité raciale qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale, depuis le boycottage des bus de Montgomery, en Alabama, en 1955, contre la ségrégation de Jim Crow, jusqu'en 1968, lorsque King a été assassiné à Memphis, dans le Tennessee, alors qu'il soutenait les travailleurs des services sanitaires en grève.

King est né à Atlanta, en Géorgie, en 1929, à une époque que les universitaires ont appelée «le point le plus bas» des relations raciales américaines. Dans le Sud de Jim Crow, à partir des années 1890, un ensemble de lois a privé la grande majorité des Noirs du droit de vote. Tous les espaces publics étaient ségrégés par la loi ou la coutume: écoles et collèges; bus, trains, tramways; fontaines et salles de bain; restaurants et cinémas. Les mariages interraciaux étaient illégaux et même les interactions occasionnelles entre Blancs et Noirs, par exemple sur les trottoirs des villes, devaient se dérouler selon une coutume conçue pour humilier et dégrader les Noirs.

Le Parti démocrate dirigeait le Sud de Jim Crow de façon incontestée. Derrière lui se cachait la menace constante d'une violence raciste sanctionnée par l'État. Selon un recensement, des foules et des bandes de tueurs ont lynché plus de 4000 Noirs dans le Sud entre les années 1870 et 1940.

King a décrit The Strange Career of Jim Crow comme «la bible historique du mouvement des droits civils»

Et pourtant, le racisme n'était pas une fin en soi. Comme C. Vann Woodward l'a établi il y a longtemps dans The Strange Career of Jim Crow (1955), il s'est imposé comme une réponse directe au mouvement populiste des paysans pauvres qui, dans les années 1880, avait fait naître le spectre de l'unité interraciale chez les opprimés. Le fait que le livre de Woodward soit considéré comme «la Bible historique» du mouvement des droits civiques reflète l'accord de ce mouvement avec sa principale conclusion, à savoir que, comme l'a dit King, «la ségrégation raciale en tant que mode de vie n'est pas le résultat naturel de la haine entre les races» – la position avancée par le Projet de 1619 – mais «était en réalité un stratagème politique utilisé par des intérêts Bourbons émergents dans le Sud pour maintenir les masses du Sud divisées et la main-d'œuvre du Sud la moins chère du pays.»

Le mouvement populiste s'est effondré quelques décennies avant la naissance de King. Son incapacité à surmonter l'oligarchie du Sud résultait de sa composition sociale parmi les agriculteurs ruraux isolés, une partie de la population indifférenciée et en déclin rapide. Pourtant, ses réalisations ont été extraordinaires. Secouant le système bipartite jusqu'à ses fondements, le défi qu’a posé le populisme au capitalisme a finalement alimenté l'émergence du socialisme américain.

La «Grande Migration» et la croissance de la classe ouvrière

Bien que King se soit inspiré du populisme, c'est finalement une transformation bien plus profonde, découlant du puissant développement du capitalisme américain, qui a fourni la base du mouvement des droits civils: le développement de la classe ouvrière.

En 1900, après la défaite du mouvement populiste, 90% des Afro-Américains vivaient dans le Sud, la plupart dans des conditions d'isolement rural. Dans les années 1920, plus de 1,5 million de Noirs ont quitté le Sud pour les villes du Nord, à destination du travail salarié. Beaucoup d'autres se sont installés dans des villes du Sud, notamment Atlanta, où King est né, ainsi que les villes industrielles de Birmingham et Montgomery en Alabama, qui ont donné naissance au mouvement moderne des droits civils. En 1960, seuls 15 % des Afro-Américains restaient dans des fermes, une transformation sociale spectaculaire que les historiens appellent aujourd'hui la Grande Migration.

Tableau 40 de la série «Migration» de Jacob Lawrence

Dans les villes, les migrants noirs ont été confrontés à de nouvelles formes de racisme et, comme à East St. Louis en 1917 et à Chicago en 1919, à des paroxysmes occasionnels de violence brutale, généralement supervisés par leurs antagonistes historiques du Parti démocrate. Il est pourtant indéniable que ce vaste mouvement – de la campagne à la ville, de la ferme à l'usine, et du Sud au Nord et à l'Ouest – a été un développement intensément libérateur. Son impact sur la culture américaine ne peut être qualifié que d'exaltant.

L'arrivée dans les villes de ce peuple brutalement opprimé, séparé de l'esclavage par à peine un demi-siècle, a fait germer la floraison culturelle et intellectuelle associée à la Renaissance de Harlem, aux premières organisations politiques et syndicats afro-américains de masse, ainsi qu'aux grandes formes de musique populaire dont le ragtime, le rhythm and blues, le jazz et le rock and roll.

La Grande Migration a fait des travailleurs afro-américains une partie essentielle de la classe ouvrière. Mais la fusion de cette classe au-delà des lignes raciales et nationales n'était pas une mince affaire dans des conditions où les employeurs capitalistes savaient bien qu'ils pouvaient opposer les travailleurs – blancs, noirs, immigrés – dans une compétition salariale. La Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, AFL), l'une des organisations syndicales les plus provinciales et les plus réactionnaires de la planète, a alimenté ces divisions. La plupart de ses syndicats imposaient des exclusions raciales aux Noirs et faisaient campagne contre les immigrants. Les socialistes réformistes qui s'orientaient vers l'AFL, comme Victor Berger de Milwaukee, excluaient également les Noirs de leur conception de la classe ouvrière.

Dans ces conditions – l'émergence d'une puissante classe ouvrière industrielle, mais paralysée par des formes d'organisation dépassées – la Révolution russe de 1917 a eu un impact fulgurant. Parmi les intellectuels noirs inspirés par les bolcheviks, on trouve Claude McKay, Jean Toomer, Langston Hughes, Paul Robeson et A. Phillip Randolph, qui a cofondé le magazine socialiste The Messenger en 1917 et ensuite dirigé le plus grand syndicat à prédominance noire, la Fraternité des porteurs de wagons-lits (Brotherhood of Sleeping Car Porters).

Ces intellectuels ont immédiatement établi des comparaisons avec la situation des Juifs sous la dynastie Romanov, prétendument éternelle. «Pour les nègres américains, le fait incontestable et remarquable de la Révolution russe», expliquait McKay en 1921, «est qu'une poignée de Juifs, beaucoup moins nombreux que les nègres dans la population américaine, ont obtenu, grâce à la Révolution, tous les droits politiques et sociaux qui leur étaient refusés sous le régime du tsar.»

A. Philip Randolph avec des membres de la Fraternité des porteurs de wagons-lits

Dans le Nord, les socialistes ont pris la tête de la lutte pour les grands syndicats industriels de l'automobile, de l'emballage des viandes, du caoutchouc et de l'acier, en insistant pour que les Noirs soient acceptés sur un pied d'égalité avec tous les autres. Même dans le Sud profond, les socialistes ont combattu sous la bannière de la Révolution russe dans les années 1920 et 1930, gagnant l'allégeance des ouvriers militants, noirs et blancs, dans des endroits comme l'Alabama, où la défense des Scottsboro Boys, neuf jeunes Afro-Américains faussement accusés de viol, a gagné le soutien des ouvriers du monde entier. Il est difficile d'exagérer l'héroïsme de ces travailleurs qui ont bravé la colère des «policiers du Sud» ainsi que du Ku Klux Klan.

Les staliniens du Parti communiste, ainsi que la bureaucratie du CIO (Congress of Industrial Organisations) supposément de gauche, ont trahi ces travailleurs au nom de leur alliance avec le Parti démocrate, dont l'aile sud est restée aux mains de l'oligarchie suprémaciste blanche. Néanmoins, le socialisme restait la bête noire des politiciens de Jim Crow, qui voyaient dans chaque mouvement des ouvriers du Sud le travail des «agitateurs externes» et des «communistes.» Et, malgré les meilleurs efforts des réactionnaires anti-rouges, le socialisme a continué à influencer une couche d'intellectuels et de dirigeants du Sud.

L'importance de King

King n'était ni un marxiste ni un révolutionnaire. Mais ses sympathies socialistes, et celles de sa femme, Coretta Scott King, étaient bien connues. Il militait pour une restructuration économique importante de la société américaine, sans toutefois appeler au renversement du système capitaliste. Bien qu'il ait prudemment adapté sa politique aux pressions de l'environnement anticommuniste des États-Unis dans les années 1950, King parlait un langage totalement incompatible avec le récit racial des nationalistes petits-bourgeois aisés de la droite contemporaine.

Le communisme «devrait d'abord nous mettre au défi de nous préoccuper davantage de la justice sociale», a noté King dans un sermon prononcé pour la première fois en 1953. «Même si le communisme a beaucoup de défauts, nous devons admettre qu'il est apparu comme une protestation contre les difficultés des défavorisés. Le Manifeste du Parti communiste, publié en 1847 par Marx et Engels, souligne tout au long de ce document comment la classe moyenne exploite la classe inférieure. Le communisme met l'accent sur une société sans classes. Il s'accompagne d'une forte tentative pour éliminer les préjugés raciaux. Le communisme cherche à transcender les superficialités de la race et de la couleur, et vous pouvez rejoindre le Parti communiste quelle que soit la couleur de votre peau ou la qualité du sang dans vos veines.»

King a exprimé avec éloquence les sentiments démocratiques des Américains de toutes les ethnies qui s'efforcent de faire tomber toutes les barrières artificielles érigées par la classe dirigeante dans un effort conscient pour diviser la classe ouvrière.

Dans un sermon de 1965, King a expliqué que les «mots majestueux» de la Déclaration d'indépendance rédigés par Thomas Jefferson, selon lesquels «tous les hommes sont créés égaux», étaient la pierre angulaire du mouvement des droits civils. Il ne voyait pas ce document, qui exprimait les principes des Lumières qui animaient la Révolution américaine, comme un stratagème cynique ou un mensonge – comme l'imagine Nikole Hannah-Jones, figure de proue du Projet de 1619 – mais comme une promesse non encore tenue, «élevée à des proportions cosmiques», et que le mouvement des droits civils s'efforçait de concrétiser.

Lui et beaucoup d'autres qui ont fait partie du mouvement de masse dans les années 1950 et 1960 ont très bien compris qu'aucun progrès durable ne pouvait être réalisé sans l'unité de la classe ouvrière et ont reconnu que sous le capitalisme, les travailleurs étaient opprimés, quelle que soit la couleur de leur peau.

En 1958, King a noté que deux étés de travail dans une usine pendant son adolescence l'avaient exposé à «l'injustice économique de première main, et [je] me suis rendu compte que le blanc pauvre était exploité tout autant que le noir. Grâce à ces premières expériences, j'ai grandi en étant profondément conscient des différentes formes d'injustice dans notre société.»

Que l'assassinat de King soit ou non l'œuvre du petit truand James Earl Ray, il est prouvé que, dès le début des années 1960, le FBI dirigé par J. Edgar Hoover a cherché à détruire le leader des droits civils par une campagne de coups bas, de fuites dans les médias, de surveillance intense et même en encourageant King à se suicider. «Pourtant, d'une manière ou d'une autre», écrit l'historien William Chafe, «King a émergé de cette épreuve en tant que leader plus fort, plus résolu et plus courageux.»

King a répondu à l'attaque du FBI en 1967 en lançant sa campagne interraciale «Poor People's campaign», une initiative visant à obtenir la justice économique pour tous les Américains appauvris. Il est également devenu l'un des critiques les plus virulents de l'attaque américaine au Vietnam, dénonçant de façon mémorable le gouvernement des États-Unis comme «le plus grand pourvoyeur de violence aujourd'hui» dans son discours de 1967 à l'église Riverside.

Il était devenu convaincu, a déclaré King à son personnel la même année, «que nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes maintenant tant qu'il n'y aura pas une redistribution radicale du pouvoir économique et politique.» Il était temps, disait-il, «de soulever certaines questions fondamentales concernant l'ensemble de la société... Nous sommes engagés dans une lutte des classes... qui traite du problème du fossé entre les nantis et les démunis.»

La reconnaissance par King de la nécessité de la lutte interraciale et des contributions que les blancs avaient apportées au mouvement des droits civils a inspiré sa critique du séparatisme racial adopté par le mouvement Black Power, qu'il a qualifié à juste titre, en 1967, de «cri de déception ... né des blessures du désespoir.»

King et le Projet 1619

Le virage à gauche de King a suscité l'inquiétude des dirigeants conservateurs des droits civils. À ces derniers, King a répondu – avec des mots qui résonnent avec la même force contre les «experts en matière de race» d'aujourd'hui, qui bénéficient d'un financement abondant – «Ce que vous dites peut vous valoir la subvention d’une fondation, mais ne vous fera pas entrer dans le Royaume de la Vérité.»

La logique de ces positions, en fait l'œuvre de toute sa vie, a placé King sur une trajectoire de collision avec le Parti démocrate: le même parti qui régnait sur le Sud de Jim Crow et les machines politiques des grandes villes du Nord, et qui avait mené les États-Unis au Vietnam. Même si ses limites politiques n’ont permis cette prise de conscience qu’à la fin de sa vie, l'œuvre de sa vie a eu un impact réel sur la vie de millions de personnes.

Aujourd'hui, les principes universels des Lumières pour lesquels King s'est battu et qu'il a défendus font l'objet d'attaques féroces. Il est frappant de constater que dans le Projet 1619, l'initiative du Times visant à écrire la «véritable» histoire de l'Amérique, enracinée dans l'esclavage et le racisme, la contribution de King à la lutte pour l'égalité est totalement ignorée. Cela ne représente pas une interprétation différente des faits ou un simple oubli, mais une falsification historique pure et simple.

Le Times cherche à imposer un nouveau «récit» de l'histoire des États-Unis dans lequel le racisme anti-Noir est présenté comme une caractéristique immuable de «l'ADN de l'Amérique.» Selon Hannah-Jones, cette situation est née du «péché originel» de l'esclavage, lui-même fonction non pas de l'exploitation des travailleurs, mais du racisme des Blancs à l'égard des Noirs.

Martin Luther King Jr. et Coretta Scott King mènent la marche de Selma à Montgomery pour le droit de vote en 1965

Promu par le Pulitzer Center for Crisis Reporting, qui est fortement subventionné par les entreprises et les milliardaires, le Projet 1619 se propose comme un nouveau programme d'enseignement public. Des écoles en ruine et des enfants affamés de Chicago à Buffalo reçoivent des plans de cours qui soutiennent que la Révolution américaine et la Guerre de Sécession étaient des conspirations visant à perpétuer le racisme blanc, et que toutes sortes de problèmes sociaux contemporains – manque de soins de santé, obésité, embouteillages, etc. – sont le résultat direct de l’esclavage.

Après d'autres éminents historiens interviewés par le World Socialiste Web Site, le professeur Clayborne Carson, directeur de l'école Martin Luther King, Jr. Research and Education Institute, a critiqué le Projet 1619 du point de vue de son traitement de l'histoire, de son rejet de la Révolution américaine et du processus obscur et rapide par lequel il a été produit. Il est cependant allé plus loin en faisant des observations percutantes sur King et sur le mouvement des droits civils qu'il est venu à diriger: deux sujets presque totalement absents du Projet 1619.

Carson a noté que les idéaux de la Révolution américaine et du siècle des Lumières ont joué un rôle clé dans le mouvement des droits civils et dans le rôle de King lui-même en tant que leader politique. «Une façon de voir la fondation de ce pays est de comprendre l'audace de quelques centaines d'élites masculines blanches qui se réunissent et déclarent un pays – et le déclarent un pays basé sur la notion de droits de l'homme», a expliqué Carson.

«Ils étaient évidemment hypocrites, mais c'est aussi audacieux. Et c'est ce que sont les droits», a-t-il noté. C'est l'histoire des gens qui disent: «Je déclare que j'ai le droit de déterminer mon destin, et nous avons collectivement le droit de déterminer notre destin. C'est l'histoire de chaque mouvement, de chaque mouvement de liberté dans l'histoire du monde. Il faut arriver à un moment où il faut le dire, publiquement, et se battre pour cela.»

Ce sont ces principes et cette perspective qui sont explicitement rejetés par le New York Times alors que les couches supérieures de la classe moyenne mobilisent diverses formes de politique identitaire pour se disputer une plus grande part des énormes quantités de richesses qui se sont accumulées dans les coffres du 1% le plus riche. Dans cette lutte pour les privilèges et les richesses, les principes politiques que King défendait ne peuvent trouver leur place et doivent donc eux aussi être retirés du récit de l’histoire.

(Article paru en anglais le 23 janvier 2020)

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