«Pour l’élite, les vies sont monnayables»

Pandémie de COVID-19: un infirmier canadien dénonce les coupes budgétaires, la négligence des autorités et le retour précipité au travail

Julien est infirmier clinicien dans la région de Québec. Il fait partie des milliers de travailleurs de la santé en «délestage», c’est-à-dire déplacés d’établissement pour répondre aux besoins criants dans le réseau de la santé suite à la pandémie de COVID-19.

Julien a expliqué d’entrée de jeu que les mesures de prévention et de protection n’ont pas été prises dès le départ par les gestionnaires d’établissement. Ces derniers, qui reçoivent des ordres de leurs supérieurs, mentent allègrement aux travailleurs. «Certains de mes collègues ont été mis en quarantaine après avoir été mis en contact avec des gens atteints de la COVID sans protection», dit Julien. «Alors que la formation est généralement d’une semaine, la mienne a duré à peine deux jours. Je n’ai même pas reçu de formation sur la façon de porter adéquatement l’équipement vestimentaire nécessaire», ajoute-t-il.

Au niveau de l’équipement de protection individuel (EPI), Julien explique: «Nous n’avons pas l’EPI adéquat pour être en contact avec des patients positifs, comme les masques N-95. Les patrons disent que pour être considéré "à risque", il faut être exposé 10 minutes auprès d’une personne positive avec un masque ordinaire dans un espace clos. Je ne crois que ce soit la réalité des faits ». Julien raconte que plusieurs de ses collègues ont été en contact avec des patients atteints de la COVID, mais les gestionnaires les encourageaient à ne pas mettre leurs noms sur la liste prévue à cet effet, en violation de ce qui est exigé par la santé publique.

«Il y a une très grande négligence», avance l’infirmier clinicien. «Nombreux préposés et infirmiers ont accepté volontairement d’aller prêter main forte à Montréal (l’épicentre de la pandémie au Canada)» et, parlant de ses collègues, «toutes ces personnes ont été contaminées par le coronavirus». Le patron n’a jamais voulu admettre que ces travailleurs avaient été contaminés, mais nous avons su à travers les branches qu’ils avaient été placés en quarantaine».

Des travailleurs du CIUSSS Centre-Sud-de-l’île de Montréal manifestent pour exiger le maintien des vacances estivales (Photo: Joelle Bilodeau)

Conscient que les autorités gouvernementales auraient dû tirer les leçons de l’expérience du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) qui a frappé durement la ville de Toronto en 2002-2003, Julien dit: «Selon moi, il y a une négligence volontaire, donc criminelle. La ministre de la Santé [du Québec] Danielle McCann et le premier ministre [québécois] Legault ont dit à plusieurs reprises dans les débuts qu’ils n’étaient pas au courant de ce qui se passait dans les CHSLD [résidences pour personnes âgées], ce qui est faux. À l’université Laval, il y a plusieurs années, j’ai fait partie de projets d’étude qui dénonçaient les conditions dans ces résidences. On a tenu des rencontres annuelles avec les employeurs à grande échelle pour soulever les éléments problématiques. Or, devant les caméras, le PM continue de dire qu’il n’était pas au courant. On aurait dû apprendre du passé, mais à la place, les responsables ont fait la sourde oreille et fermé les yeux».

Questionné sur les raisons de cette hypocrisie et des mensonges du gouvernement, Julien a fait référence à la déclaration du Parti de l’égalité socialiste «Construisons des comités de base dans les usines et sur les lieux de travail! Il faut empêcher la transmission du virus Covid-19 et sauver des vies!»

«J’ai lu l’article que tu m’as demandé de lire. Il y a la haute société, et les personnes du gouvernement comme Legault sont des personnes qui viennent de la haute société. Ils ne pensent pas en termes de vie et de santé de la population, mais pensent à l’argent dans leur poche et celle de la haute société. Des personnes comme nous, travailleurs et population générale, notre valeur monétaire est très basse. Investir de l’argent dans la santé publique ne rapporte aucun argent. Les gens de la haute société peuvent se payer des soins de grande qualité au privé. Ils ne sont pas touchés par ça, donc ils ne veulent pas mettre de l’argent dans les services publics. Ils coupent pour ensuite aller faire des dons de grosses sommes sans garantie à des grandes entreprises comme Bombardier ou le Cirque du Soleil».

Julien s’est opposé vigoureusement à la volonté du gouvernement de vouloir repartir une économie au profit des «millionnaires». Il a souligné qu’«il y a des services réellement essentiels pour la santé générale comme les soins dentaires. Mais la manière et la raison pour lesquelles le gouvernement a relancé l’économie n’étaient pas bonnes. Les choses ont été faites trop rapidement, à l’encontre de ce que la majorité de la population demandait».

Selon lui, «c’est seulement pour bonifier l’élite, qui profite au niveau économique de tout ça. Le travailleur moyen, qu’il travaille ou reçoive la PCU [prestation canadienne d’urgence], ça ne change pas grand-chose pour son portefeuille, mais les personnes en haute gestion avaient des pertes significatives, car il n’y avait plus de travailleurs qui faisaient rentrer l’argent. Des millionnaires et des multimillionnaires regardaient leur portefeuille et voyaient que les millions diminuaient un peu. Ils ont poussé le gouvernement disant que l’argent devait continuer à rentrer».

Selon l’infirmier, «on doit se concentrer sur les personnes qui font vraiment tourner l’économie, les travailleurs de tous les jours qui travaillent et donnent des services à la société. Il faut penser à son prochain et pas seulement l’économie. Il faut régler la pandémie avant de relancer l’économie».

Julien a aussi noté que le principe d’ «immunité collective» qui est toujours à la base des politiques du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) de Legault, même si celui-ci n’ose plus l’admettre publiquement, n’a aucune base scientifique: «Ce que j’ai entendu de nombreux médecins où je travaille, ils n’y croient pas de façon générale. Il peut y en avoir une à courte durée, on parle de 3 à 4 mois, mais pas d’immunité générale à long terme. Il n’y aurait pas de protection face à une deuxième et une troisième vague, car la personne 0 (première contaminée) ne serait plus immunisée lorsque la personne X (dernière personne) serait contaminée. La personne X pourrait donc contaminer à nouveau la personne 0».

Julien a également démonté la campagne démagogique du gouvernement qui cherche ultimement à diviser les travailleurs dans le cadre des négociations collectives et imposer des reculs majeurs. «En offrant une légère augmentation aux préposés en CHSLD uniquement, le gouvernement tente de faire croire à la population qu’il s’implique pour la société, ce qui est faux. Ce n’est qu’un "band-aid" qui cache le problème sans le régler», dit-il, ajoutant: «les offres proposent des augmentations de salaire sous l’inflation pour tout le reste des travailleurs. On a déjà accumulé du retard salarial au cours des dernières années».

Pour Julien, il s’agit d’une stratégie pour frayer la voie à plus de privatisations et permettre à des entreprises de faire des profits aux dépens de la santé publique. «Le gouvernement essaie de tourner la population contre nous, en nous présentant comme des enfants gâtés qui se plaignent le ventre plein. Il va ensuite privatiser, disant que tout a été essayé mais le personnel de la santé est vraiment trop exigeant, que c’est de leur faute.»

Julien a exprimé son opposition aux offres patronales pour le renouvellement des conventions collectives. Il a cependant vécu de l’intimidation de la part de sa direction syndicale lorsqu’il s’est exprimé sur les réseaux sociaux. «Ma représentante syndicale m’a appelé et m’a demandé de me calmer, car je suis trop critique sur les médias sociaux, y compris sur le fait qu’on n’est pas au courant de ce que les syndicats négocient avec le gouvernement. Ils nous disent ce qu’on veut entendre, mais par en-dessous, ils discutent avec le gouvernement. Je serais curieux de savoir ce qui se discute derrière les portes closes. J’ai l’impression qu’ils sont très passifs. À la limite, c’est sans doute eux qui amènent les verres d’eau aux négociateurs patronaux», lance-t-il pour illustrer la soumission et la collaboration des chefs syndicaux.

Par rapport aux décrets gouvernementaux, qui vont être maintenus si le projet de loi 61du gouvernement Legault est adopté et que l’état d’urgence sanitaire est prolongé indéfiniment, Julien a expliqué que le gouvernement a décidé de retirer des droits aux travailleurs, y compris les vacances, pour gérer une situation dont il est responsable. «Il y a eu des coupures au fil des ans qui ont entraîné un manque d’équipement, d’installations, de personnel, des ratios complètement inadéquats».

Maintenant, dit-il, les travailleurs tombent malades et sont épuisés, «on va imposer encore plus de tâches sur les travailleurs qui vont rester, alors que la deuxième vague n’est pas encore arrivée. «Les gens sont complètement exténués et pensent à faire des démissions en bloc, pas par moyen de pression, mais vraiment parce qu’ils veulent changer d’emploi.» Pendant ce temps, «les patrons, comme les chefs d’unité, ont droit à leurs vacances estivales».

Julien conclut en disant: «Pour l’élite, les vies sont monnayables. L’argent qui sera économisé vaut pour les morts qui vont s’être accumulées. Le gouvernement va ensuite privatiser, disant que c’est la faute du personnel manquant, alors que c’est la faute de cette élite, avec ses coupures sociales, sa mauvaise gestion et son indifférence face au bien-être du personnel soignant».

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