Perspectives

La pseudo-gauche: des apologistes pour Biden et la faillite de la politique du «moindre mal»

Trois jours avant la fin du scrutin présidentiel, les États-Unis traversent une crise sociale, économique et politique sans précédent. La pandémie de coronavirus, qui a déjà coûté la vie à 235.000 Américains, se développe rapidement, avec un nombre de nouveaux cas à un niveau record. Des dizaines de millions de personnes sont au chômage et sont confrontées à la faim, à l’appauvrissement et à l’absence de domicile fixe. Trump, à la traîne dans les sondages, conspire pour rester au pouvoir en ignorant ou en renversant les résultats du vote populaire et en incitant à la violence fasciste dans les rues.

Dans ces conditions, le Parti démocrate et ses médias affiliés insistent pour que toute l’énergie des travailleurs et des jeunes soit dirigée vers l’élection de Joe Biden.

Le candidat démocrate à la présidence Joe Biden s’exprime dans un centre de formation syndicale à Hermantown au Minnesota, le 18 septembre 2020 [Source: AP Photo/Carolyn Kaster]

Cette ligne vient non seulement du Parti démocrate lui-même, mais aussi des organisations ostensiblement «socialistes» ou de gauche qui l’entourent. La direction des Democratic Socialists of America (DSA) a fait circuler une lettre au début du mois dans laquelle elle s’engageait à tout mettre en œuvre pour assurer la plus grande participation possible en appui à Biden. Lors d’une discussion en ligne avec le président du comité éditorial international du WSWS, David North, mercredi soir, Adolph Reed, un universitaire de gauche et membre des DSA, a insisté: «C’est évident que nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que Biden remporte la victoire».

On a résumé l’argument «de gauche» pour soutenir Biden dans un article publié dans le New York Times mardi. La chronique, écrite par le journaliste indépendant Zeeshan Aleem, dans l’édition imprimée du journal portait le titre «Pourquoi les socialistes devraient voter pour Biden en masse».

La décision du Times, le principal journal du Parti démocrate, de commander la colonne à Aleem exprime la crainte de la classe dirigeante face à l’opposition populaire croissante au capitalisme et à l’hostilité envers les partis républicain et démocrate. Il rassemble les arguments à utiliser pour contenir et détourner cette colère.

Rien d’original n’anime les arguments d’Aleem. La politique de la classe moyenne se trouve, en règle générale, déterminée par les calculs les plus myopes et les plus pragmatiques. Incapables de fonder leur politique sur une analyse scientifique des fondements économiques de la société; hostiles à tout examen sérieux des intérêts de classe qui déterminent les actions de l’État; opposés à un examen critique des programmes des partis politiques; et, surtout, irrités par toute tentative de tirer les leçons de l’histoire dans la formulation de la stratégie et de la tactique; les représentants politiques de la petite-bourgeoisie traînent dans le sillage de l’élite dirigeante.

Leur dépendance économique vis-à-vis de l’élite dirigeante se traduit par leur incapacité à formuler un programme et une orientation politiques indépendants. Ces caractéristiques réactionnaires bien connues de la politique de la classe moyenne, sur lesquelles les marxistes attirent fréquemment l’attention, trouvent généralement leur expression la plus misérable et la plus lâche dans leur attitude à l’égard des élections. Toutes les prétentions à l’indépendance politique par rapport à la politique de l’élite financière des entreprises – même celles qui ont été avancées avec des phrases socialistes – sont abandonnées. La politique du «moindre mal» est proclamée comme une nécessité incontournable.

«Si vous deviez imaginer un cauchemar pour la gauche socialiste», commence Aleem, «ce serait difficile de penser à quelqu’un de plus horrifiant que le président Trump». Cependant, il s’inquiète: «dans certains milieux de la gauche, il y a des signes d’hésitation à voter pour Joe Biden».

«La gauche, insiste Aleem, ne devrait pas seulement voter pour Biden, elle devrait le faire avec enthousiasme. «La politique, écrit-il, est une question d’équilibre des pouvoirs dans la société, entre le capital et le travail, entre les élites et les marginaux».

Comment, exactement, un vote pour Biden va-t-il faire passer le pouvoir dans la société du capital au travail et des «élites» aux «marginaux»? La chronique d’Aleem ne contient aucune analyse réelle de ce qu’est le Parti démocrate et des intérêts de classe qu’il représente.

Le Parti démocrate est un parti de Wall Street et de l’armée. En effet, à l’approche des élections, la collecte de fonds de Biden au troisième trimestre a bénéficié d’un afflux d’argent de la part de l’industrie financière qui a contribué à la campagne des démocrates à hauteur de plus de 50 millions de dollars, tandis qu’elle n’a donné que 10 millions de dollars à Trump. Politico a publié à la une un récent article sur l’attitude des marchés face à l’élection: «Alors que Trump met en garde contre un désastre économique, Wall Street devient fébrile quand il est question de Biden».

Au cours des quatre dernières années, l’opposition du Parti démocrate à Trump s’est concentrée non pas sur sa politique fasciste, mais sur la demande des factions dominantes de l’armée et des services de renseignement pour une politique étrangère plus militariste contre la Russie et au Moyen-Orient, qui a culminé avec le fiasco entourant la tentative de destitution.

Biden a le soutien de certains des principaux criminels de guerre de l’impérialisme américain – qui ont fait des ravages parmi les «marginaux» du monde entier: John Negroponte, ancien ambassadeur des États-Unis au Honduras pendant la guerre contre les sandinistes soutenue par les États-Unis, ancien ambassadeur en Irak et ancien directeur du renseignement national; Michael Hayden, ancien directeur de la CIA impliqué dans la construction de centres de torture secrets sous Bush; Colin Powell, l’un des principaux architectes de l’invasion de l’Irak en 2003; et d’innombrables autres.

Et Aleem affirme que c’est cette campagne que les socialistes doivent soutenir «sans excuses ni embarras – et même avec de l’enthousiasme».

Selon Aleem, l’élection de Biden produira un «terrain politique plus propice au changement», créant les conditions pour que «les socialistes passent à l’offensive et fassent pression en faveur d’un système d’assurance-maladie pour tous» et d’un «New Deal vert».

La politique d'un gouvernement démocrate ne sera cependant pas une politique de réforme sociale mais d'austérité brutale. Aleem ne note pas que les huit années du gouvernement Obama, dont Biden a été vice-président, n'ont pas été des années de réforme sociale, mais un transfert massif de richesses vers les riches suite à la crise économique et financière de 2008. En effet, c'est l'héritage d'Obama, ainsi que le caractère de droite et militariste de la campagne d'Hillary Clinton, qui ont permis à Trump de se positionner de manière démagogique comme un opposant au statu quo.

Aleem – ni aucun des apologistes de Biden – ne mentionne pas non plus que le Parti démocrate a soutenu, à la quasi-unanimité, le renflouement de Wall Street à hauteur de plusieurs milliers de milliards de dollars en mars, la prétendue loi CARES. Pour payer ce transfert de richesse aux riches, la classe dirigeante exige que les travailleurs retournent au travail et risquent leur vie pour pomper les profits.

Les démocrates ne proposent rien pour faire face à la pandémie en expansion ou à la crise sociale et économique massive qu’elle a provoquée, si ce n’est que tout le monde devrait porter un masque. C’est significatif que parmi les mots qui n’apparaissent pas une seule fois dans la colonne d’Aleem, on trouve «pandémie», «coronavirus», «chômage», «pauvreté», «faim» ou «sans-abri». On ne fait aucune référence non plus de à la guerre et au militarisme.

Aleem affirme qu’un appui de masse pour Biden «pourrait également faire pencher la balance du côté des élections contestées moins connues» et «aider les démocrates à reprendre le contrôle du Sénat». Mais qui sont ces démocrates «moins connus»? Comme l’a largement documenté le WSWS, beaucoup de candidats et de représentants actuels du Parti démocrate au Congrès sont issus directement des agences du renseignement militaire.

Ensuite, on prétend que l’élection des démocrates est nécessaire pour contrer les «menaces uniques que Trump fait peser sur la démocratie». Notamment, par sa «politisation du ministère de la Justice et ses appels à la répression violente des manifestations». Une «mobilisation massive de la gauche» est nécessaire, écrit Aleem, «étant donné les tentatives de manipulation de [Trump] et sa remise en question de la légitimité du vote par correspondance».

En effet, Trump ne remet pas seulement en question la légitimité du vote par correspondance, il tente d’organiser un coup d’État pour instaurer une dictature présidentielle. Loin de s’opposer aux conspirations fascistes de Trump, les démocrates ont cependant fait tout ce qu’ils pouvaient pour dissimuler ce qui se passe et empêcher une mobilisation contre lui. Dans les dernières semaines de l’élection, les démocrates ne se sont pas opposés au passage en force d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême, où elle doit entendre les affaires de Trump qui contestera les résultats de l’élection.

Au cours des quatre dernières années, les démocrates se sont efforcés de bloquer l’opposition populaire à Trump. Cela a commencé par la tristement célèbre déclaration d’Obama selon laquelle les élections sont une «lutte interne» entre deux camps «d’une même équipe». Les démocrates sont terrifiés à l’idée de faire ou de dire quoi que ce soit qui puisse encourager la résistance populaire à Trump, car cette résistance menace de se développer en un mouvement plus large contre la classe dominante et le système capitaliste qu’elle défend.

Dans sa chronique du Times, Aleem fait référence à «une vision très marginale de la gauche» qui s’oppose au soutien à Biden. Ici, il fait clairement référence au Parti de l’égalité socialiste et au «World Socialist Web Site». Il falsifie cependant la position des véritables marxistes en affirmant qu’ils soutiennent «que l’élection de réactionnaires comme Trump intensifie la crise et incitera les gens à se tourner vers le socialisme et justifie le fait d’ignorer les sondages ou de voter pour des candidats tiers».

C’est un mensonge éhonté, et Aleem le sait. En fait, les marxistes insistent sur le fait qu’une véritable lutte contre le gouvernement Trump et la montée de l’extrême droite n’est possible que par la mobilisation indépendante de la classe ouvrière en opposition au Parti démocrate.

Enfin, Aleem affirme que la «gauche» «investit dans son propre avenir électoral en prenant le vote pour Biden au sérieux». En devenant «un électorat cohérent plutôt qu’une menace périodique pour les taux de participation, [la gauche] aura plus de poids sur la direction du parti».

C’est le pire argument. Alors que les démocrates font tout ce qu’ils peuvent pour bloquer l’opposition à Trump, ils sont impitoyables lorsqu’il s’agit de l’opposition de la gauche. Lors des élections de 2020, les démocrates sont intervenus pour bloquer les efforts du Parti de l’égalité socialiste pour se présenter aux élections dans le Michigan, en Californie et dans d’autres États, en insistant sur le fait que nous devions recueillir des dizaines de milliers de signatures en pleine pandémie. Dans le Michigan, le gouvernement de l’État contrôlé par le Parti démocrate, l’une des principales cibles du complot de Trump, cherche même à empêcher le comptage des votes par correspondance pour la campagne du PES.

Quant à l’affirmation d’Aleem selon laquelle des personnalités comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont réussi à faire basculer le Parti démocrate vers la gauche, c’est également un mensonge. En fait, plus Sanders s’incruste profondément dans la direction du Parti démocrate, plus on le traite avec mépris, lui et ses partisans. En effet, Biden profite de chaque occasion pour déclarer que c’est lui qui a «battu le socialiste».

Aleem conclut en déclarant: «Une gauche sophistiquée et stratégique – une gauche qui s’efforce de gagner le pouvoir – sait comment choisir ses combats et ses adversaires». Voter pour Biden, déclare-t-il, «est l’un des moyens les plus simples et les plus tangibles de faire pencher la balance et d’offrir une certaine protection aux personnes vulnérables»… «Les socialistes devraient se battre comme des diables pour faire entrer M. Biden en fonction – et ensuite le combattre comme des diables le jour où il deviendra président».

La tentative de subordonner l’opposition des travailleurs et des jeunes au Parti démocrate ne vise pas à «gagner le pouvoir» ou à atteindre le socialisme, mais à l’empêcher. En fin de compte, les «socialistes» dont parle Aleem, ceux qui «investissent» dans leur avenir, sont des agents aspirants au sein du Parti démocrate, qui veulent un «socialisme» qui n’implique aucun changement dans les relations de propriété; qui n’implique aucune redistribution des richesses; qui ne propose que des réformes mineures qui ne seront jamais réalisées; et qui cherchent avant tout à ramener les choses à leur état antérieur.

Si Biden arrive au pouvoir, ces gens ne le «combattront pas comme l’enfer». En réponse à cette déclaration lors de l’événement de l’Université d’État de San Diego (SDSU), North a déclaré: «Comment peut-on “se battre comme des diables” pour mettre au pouvoir un politicien capitaliste, dire aux travailleurs de voter pour lui, quel que soit son programme, et ensuite dire que l’on doit se battre comme des diables une fois qu’il est au pouvoir? Ensuite, l’argument sera que nous devons nous assurer que la droite ne revienne pas, parce que si Biden part, nous aurons les fascistes».

En fin de compte, l'argument d'Aleem et d'innombrables autres apologistes du Parti démocrate est le suivant: c'est tout ce que nous avons. Il n'y a rien de «sophistiqué ou stratégique» dans ce type de politique. C'est le même argument qui est utilisé à chaque élection depuis des décennies. Ainsi, la prosternation d'aujourd'hui devant le Parti démocrate est justifiée en référence aux conséquences de celle d'hier.

La situation à laquelle font face les travailleurs aux États-Unis et dans le monde entier lors de ces élections est urgente. Trump représente une faction de l’oligarchie qui, dans les conditions de crise sans précédent créées par la pandémie de coronavirus, se tourne ouvertement vers des formes de gouvernement fascistes et autoritaires. Cependant, Trump n’est pas sorti de nulle part. Ce n’est pas un démon venu de l’enfer, mais un produit du capitalisme américain.

Une résolution de la crise dans l’intérêt de la classe ouvrière dépend de la construction d’une direction politique socialiste. Toute l’expérience historique a démontré que rien n’est plus destructeur pour le développement de la conscience de classe de la classe ouvrière que de dire aux travailleurs, lors d’une élection, qu’ils devraient voter pour le parti capitaliste «du moindre mal».

Loin d’éviter le danger de la réaction et de la dictature, la politique du «moindre mal» l’intensifie à sa manière. Elle sert à désarmer la classe ouvrière et à la laisser complètement prise au dépourvu face à ce qui est à venir, quel que soit l’homme qui sera à la Maison-Blanche en janvier. La tâche n’est pas d’offrir des solutions superficielles et fausses à la crise, mais de fonder sa politique sur une analyse scientifique de la nature de la crise et des intérêts indépendants de la classe ouvrière.

Lors de ces élections, le Parti de l’égalité socialiste appelle tous ses partisans à voter par correspondance pour Joseph Kishore et Norissa Santa Cruz pour la présidence et la vice-présidence. Aussi on les appelle à prendre la décision de rejoindre le Parti de l’égalité socialiste et de construire un véritable mouvement révolutionnaire, internationaliste et socialiste de la classe ouvrière.

(Article paru en anglais le 31 octobre 2020)

Loading