L’establishment québécois invoque le sort des poulets pour briser la grève des travailleurs d’Exceldor

Sans contrat de travail depuis le 30 juillet 2020, les 600 employés de l’abattoir d’Exceldor à Saint-Anselme ont déclenché une grève le 23 mai dernier après avoir rejeté deux offres de l’employeur. Les travailleurs réclament des meilleurs salaires et de meilleurs bénéfices relatifs aux congés et aux assurances collectives.

Exceldor est un géant agro-alimentaire avec des revenus de plus d’un milliard de dollars canadiens par année et des usines dans quatre provinces canadiennes.

Près d’un million de poulets sont abattus et transformés chaque semaine à l’usine de Saint-Anselme en temps normal. Exceldor n’ayant pris aucune mesure malgré les signes précurseurs de la grève, une proportion de ces poulets doit être euthanasiée faute de pouvoir être traitée ailleurs.

Dès le début de la grève, Exceldor avait évoqué le spectre de la perte de poulets pour demander au gouvernement du Québec de briser la grève en adoptant une loi pour la criminaliser ou encore en déclarant l’usine «service essentiel» pour forcer le retour au travail des employés.

Des travailleurs en grève d’Olymel rejoignant leurs frères et sœurs d’Exceldor sur leurs lignes de piquetage le 2 juin (source: page Facebook du STOVJ)

L’annonce mercredi qu’un million de poulets ont été euthanasiés depuis le début de la grève a provoqué une véritable frénésie au sein de l’establishment politique et médiatique, qui entend bien se servir de cela comme d’un prétexte pour mettre fin à la grève.

Le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation, André Lamontagne a d’abord exhorté le syndicat à participer au processus d’arbitrage proposé par le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), auquel Exceldor a accepté de participer. Invoquant la «responsabilité morale» des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) censés représenter les travailleurs, Lamontagne a déclaré qu’ils devaient accepter l’arbitrage pour mettre fin au «gaspillage». Sans fermer la porte à cette option, les chefs syndicaux ont dit vouloir donner la chance, pour l’instant, au processus de médiation en cours.

Notons que l’arbitrage est un mécanisme résolument pro-patronal au cours duquel un arbitre nommé par le gouvernement dicte le contenu de la convention collective aux parties. Durant le processus d’arbitrage, les parties doivent renoncer à tout moyen de pression, c’est-à-dire que les travailleurs sont privés de leur droit de grève.

Devant le refus des TUAC, le premier ministre du Québec, François Legault, est à son tour intervenu via les médias sociaux pour menacer publiquement les travailleurs. Legault a qualifié la situation d’indécente et indiqué qu’on «ne devrait pas avoir le droit de gaspiller aussi bêtement des quantités énormes de nourriture». Après une référence pour la forme au «droit de grève» des travailleurs (accompagnée d’une référence au «droit de lockout» des employeurs, pour faire bonne mesure), il a sommé le syndicat d’aller en arbitrage.

La sortie de Legault et celle d’un membre de son gouvernement de droite constituent une attaque contre le droit de grève des travailleurs d’Exceldor. Le premier ministre, un multimillionnaire et ancien PDG d’Air Transat, est bien connu pour ce type d’interventions publiques contre des travailleurs en grève.

Lors d’un lockout de 18 mois en 2018-2019, il avait vicieusement attaqué les courageux travailleurs de l’aluminerie ABI de Bécancour, en dénonçant leurs «gros salaires» et en prenant position en faveur des multinationales Rio Tinto et Alcoa, propriétaires de l’usine. En avril dernier, Legault et plusieurs ministres de son gouvernement ont exigé pendant des semaines que le gouvernement fédéral adopte une loi pour criminaliser la grève des 1.150 débardeurs du Port de Montréal et ont applaudi le gouvernement libéral de Justin Trudeau une fois la loi adoptée. Le gouvernement de la CAQ a également laissé planer la menace d’une loi spéciale contre autant les travailleurs du secteur public, que ceux de la construction, dont les conventions collectives sont échues.

La sortie publique de Legault a aussi donné lieu à une série d’articles et de textes d’opinion de la part de chroniqueurs-vedettes des grands médias, d’Antoine Robitaille du Journal de Montréal à Isabelle Hachey de La Presse. Renchérissant d’évocations hystériques de gaspillage de «millions de repas» et d’appels mélodramatiques à avoir de la pitié pour les poulets, ces articles adoptent tous, plus ou moins explicitement, la demande d’Exceldor que le gouvernement force le retour au travail des employés.

Pour tenter de couvrir leur hostilité à l’égard de la classe ouvrière, les journalistes intègrent des demandes hypocrites que l’on respecte en même temps le droit de grève, mais il est bien évident que ces deux demandes sont irréconciliables, comme le démontre ce passage de la chronique de Hachey: «Il [Legault] doit arrêter l’hémorragie et forcer le retour au travail des syndiqués, tout en incitant les deux parties à négocier». Un retour au travail forcé signifiant la fin de la grève, la poursuite des négociations dans un contexte où les travailleurs sont privés de leur seul moyen de pression sur l’employeur ne peut que profiter à celui-ci, ce qui est, ultimement, ce que désirent ces journalistes et leurs maitres capitalistes.

L’élément le plus remarquable de cette débauche de moralité bourgeoise est l’absence totale de référence aux conséquences de la pandémie de COVID-19 sur la classe ouvrière en général et les travailleurs de l’industrie alimentaire en particulier, parmi les plus touchés par le coronavirus.

Les politiciens, Legault en tête, qui pleurent le sort des poulets sont ceux-là mêmes qui, en privilégiant le profit aux vies humaines et en refusant de prendre les mesures scientifiques qui auraient pu enrayer la pandémie, sont directement responsables de la mort de plus de 11.000 Québécois. La décrépitude de la classe capitaliste québécoise est à ce point avancée que son principal représentant politique n’est même pas capable de camoufler le fait que les vies de travailleurs lui importent moins que celles de poulets.

De la même façon, aucun des journalistes et chroniqueurs richement compensés qui ont consacré des milliers de mots à décrire en détail l’euthanasie des poulets et à réclamer de la pitié en leur nom n’a quoique ce soit à dire sur le destin tragique des 26.000 Canadiens morts de la COVID, pas plus qu’ils n’ont le courage de pointer du doigt la responsabilité des élites politiques.

Où étaient donc les appels d’Antoine Robitaille à la pitié lorsque les travailleurs d’Olymel, de Cargill et d’Exceldor étaient contaminés par dizaines dans des usines non sécuritaires maintenues ouvertes simplement pour continuer l’accumulation des profits? Qu’est-ce que Hachey a exigé des gouvernements lorsque des travailleurs d’Exceldor au Manitoba, de Cargill en Alberta et d’Olymel au Québec sont morts du coronavirus?

Leur dénonciation du «gaspillage alimentaire» est toute aussi risible. Selon l’ONU, le Canada est l’un des pays au monde où il se gaspille le plus de nourriture: des millions de tonnes à chaque année. Une étude publiée en 2019 a conclu que 55% de ce gaspillage se produit au niveau de la production, de la distribution, du conditionnement et de la transformation.

Ce gaspillage «normal» fait cependant partie des coûts prévus par les entreprises comme Exceldor et n’émeut personne puisqu’il n’a pas d’impact sur les profits. Par contre, l’euthanasie des poulets destinés à l’usine de Saint-Anselme provoque une telle rage au sein de la classe dirigeante parce qu’elle est imprévue et qu’elle affecte donc négativement les profits.

La cause de la réaction virulente de la classe dirigeante à la grève chez Exceldor est la même qui l’a amenée dans les dernières décennies à réprimer ou criminaliser tout signe de rébellion de la classe ouvrière: elle craint une contre-offensive plus large de la classe ouvrière contre l’assaut patronal sur les emplois et son mépris pour la vie humaine, ce qui poserait une menace directe aux profits des grandes entreprises et de leurs richissimes actionnaires.

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