Esther Bejarano, survivante d’Auschwitz et combattante du fascisme, est décédée

Des centaines de milliers de personnes pleurent la mort d’Esther Bejarano, survivante juive d’Auschwitz, décédée le 10 juillet à l’âge de 96 ans. Déportée au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau en 1943 à l’âge de 18 ans, elle n’a survécu à la machine meurtrière des nazis que parce qu’elle a été acceptée dans l’orchestre des filles d’Auschwitz en tant qu’accordéoniste.

Ce courageux témoin contemporain aux petits yeux alertes et à la voix envoûtante avait fait de sa vie l’œuvre de briser le silence sur les crimes des nazis et de lutter contre le retour du fascisme et de la guerre.

Jusqu’à sa mort, chaque fois qu’elle mettait en garde contre la dérive croissante vers la droite et qu’elle se présentait dans les écoles pour sensibiliser les jeunes aux horreurs du régime nazi ou qu’elle chantait des chansons antifascistes lors de concerts avec le groupe de rap «Microphone Mafia», elle avait toujours comme objectif en tête: Plus jamais ça!

Esther Bejarano chantant lors d’un concert avec le groupe de rap «Microphone Mafia».


«Le passé et le présent. Il faut les voir ensemble. Les étudiants le comprennent et ils me demandent toujours: Que peut-on faire? Que devrait-on faire? Je leur dis: surtout, il ne faut pas rester silencieux, il faut se lever contre ces partis de droite», a dit Bejarano en 2018 dans une entrevue avec Sven Wurm de l’International Youth and Students for Social Equality (IYSSE). Elle a exprimé combien la montée de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) d’extrême droite et la démonstration de force de l’impérialisme allemand l’horrifiaient.

Auschwitz et aujourd’hui: un entretien avec Esther Bejarano (2018)

Née Esther Loewy en 1924, elle grandit avec trois frères et sœurs dans une famille juive libérale de La Sarre. Son père, chantre dans une synagogue et vétéran de la Première Guerre mondiale, et sa mère, enseignante, éveillent très tôt chez Bejarano l’amour de la musique. Elle apprend le piano et chante lors de spectacles organisés par l’Association culturelle juive.

À l’âge de dix ans, elle vit comment la persécution des Juifs s’intensifiait d’année en année après la réintégration de la région de La Sarre dans le Reich (empire) allemand en 1935 et l’introduction des lois raciales de Nuremberg. Son frère et sa sœur aînés ont pu quitter l’Allemagne en 1937, mais le reste de la famille a tenté en vain d’émigrer.

Alors que son père est transféré à Breslau, Bejarano va d’abord à Berlin, puis dans le Brandebourg, où elle doit effectuer des travaux forcés dans un magasin de fleurs Fleurop à partir de juin 1941. Comme elle l’a appris après la guerre, ses parents ont été déportés la même année et fusillés par les nazis dans une forêt de Kaunas, en Lituanie. Sa sœur a été assassinée à Auschwitz en décembre 1942 – six mois avant qu’Esther ne soit également envoyée au camp de la mort.

Là, elle a réussi à entrer dans le soi-disant orchestre des filles d’Auschwitz. «C’était mon coup de chance», se rappelait Bejarano. «Auparavant, j’ai dû faire un travail très dur; porter des pierres. J’étais déjà épuisée. Physiquement, j’étais très mal en point. Et puis j’ai entendu dire qu’ils cherchaient des femmes qui savaient jouer d’un instrument.»

Elle ne fut pas acceptée comme pianiste, mais elle apprit rapidement l’accordéon. Bejarano joua pendant six mois dans l’orchestre de filles qui, en juin 1943, fut constitué et dirigé par la professeur de musique et prisonnière polonaise Zofia Czajkowska, sur ordre des SS. Plus tard, la violoniste autrichienne Alma Rosé, une nièce du compositeur Gustav Mahler, prit la direction de l’orchestre. Elle est morte dans le camp en 1944.

Les musiciennes, venues de toute l’Europe, étaient obligées de jouer lors du passage des colonnes de travail et de donner des concerts privés pour les officiers SS. Selon Bejarano, l’orchestre jouait également sur la rampe de la mort, où les nouveaux arrivants subissaient une «sélection» et où les personnes âgées, les enfants et les femmes enceintes étaient envoyés à la chambre à gaz. «Ils pensaient, là où il y a de la musique, ça ne peut pas être si mauvais. C’était la tactique des nazis», a déclaré Bejarano dans une interview vidéo accordée à la chaîne de télévision ARD.

Lorsque les «métis» ont été séparés dans le camp à la fin de 1943, Bejarano a saisi sa chance et a fait référence à sa grand-mère «aryenne». Elle a ensuite été transférée d’Auschwitz au camp de concentration de Ravensbrück, dans le Brandebourg, où elle a dû effectuer des travaux forcés pour Siemens.
Avec l’avancée des Alliés au printemps 1945, les nazis ont dissous les camps de concentration proches du front et ont forcé les prisonniers, dont Bejarano, à se rendre à l’intérieur du pays pour de longues marches de la mort sous le contrôle brutal des SS. «Tous ceux qui tombaient, qui ne pouvaient pas se relever très vite, ils les abattaient», raconte-t-elle. Ce n’est qu’après que les officiers eurent reçu l’ordre d’arrêter de tirer qu’elle et certains de ses compagnons de détention osèrent s’échapper.

C’est avec des mots émouvants qu’elle décrit dans ses mémoires comment elle a vécu la libération et l’invasion de l’Armée rouge en mai 1945 à Lübz, dans le Mecklembourg:

Les soldats américains et russes se sont salués, se sont étreints et se sont embrassés. Tout le monde était heureux que la guerre soit enfin terminée. Un soldat russe a apporté une énorme image d’Adolf Hitler et l’a placée au milieu de la place du marché. Un autre soldat russe a crié: «De la musique, qui va faire de la musique?» J’ai pris l’accordéon et je suis allée sur la place du marché. Tout le monde se tenait autour de l’image. Un soldat américain et un soldat russe y ont mis le feu ensemble. L’image d’Adolf Hitler brûlait. Les soldats et les gens du camp de concentration ont dansé autour du tableau. Et je jouais de l’accordéon. Je n’oublierai jamais ce spectacle. C’était ma libération du fascisme d’Hitler, et je dis toujours, «Ce n’était pas seulement ma libération, c’était ma seconde naissance.»

Elle a d’abord passé quelques semaines dans le «camp de personnes déplacées» de l’ancien camp de concentration de Bergen-Belsen près de Hanovre, puis à Geringshof près de Fulda, un lieu de préparation pour les émigrants juifs. En août 1945, elle part enfin pour la Palestine via Marseille. Là-bas, elle étudie le chant, devient chanteuse d’opéra et choriste, épouse le chauffeur de camion Nissim Bejarano et fonde une famille. Mais au bout de 15 ans, elle tourne le dos à Israël, dégoûtée par la politique de guerre du gouvernement israélien et l’oppression des Palestiniens.

Lors d’une conversation avec l’IYSSE, Bejarano s’est défendue contre les tentatives actuelles des politiciens et des médias d’assimiler la critique d’Israël et du sionisme à de l’antisémitisme. Elle a dénoncé les politiques inhumaines d’Israël et a déclaré: «Je suis contre. Alors pourquoi suis-je un antisémite si je parle contre les politiques d’Israël? C’est absurde.»

À partir de 1960, Bejarano a vécu avec son mari et ses deux enfants à Hambourg, où elle a ouvert une blanchisserie, puis une boutique. Pendant longtemps après la guerre, elle a gardé le silence sur ses expériences sous le national-socialisme (nazisme). Mais lorsqu’elle a été directement confrontée à des néonazis agressifs du Parti national allemand (NPD), protégés par la police, elle a décidé de devenir elle-même active.

Depuis lors, Bejarano n’a pas cessé de mettre en garde contre les forces d’extrême droite qui regagnent en influence. Ces dernières années, elle s’est élevée d’une voix forte contre la dérive croissante vers la droite et le développement de la guerre. Elle était active au sein du Comité international d’Auschwitz et en tant que présidente d’honneur de l’Association des persécutés par les nazis – la Ligue des antifascistes (VVN-BdA). En 2019, dans une lettre ouverte pleine de colère adressée au ministre des Finances Olaf Scholz (Parti social-démocrate, SPD), elle a protesté contre le fait que l’association antifasciste VVN-BdA s’était vu retirer son statut d’organisme à but non lucratif.

Plus récemment, Bejarano a exigé que le Jour de la Libération, le 8 mai, soit reconnu comme un jour férié. Elle a souligné à plusieurs reprises qu’il n’y a jamais eu d’«heure zéro» en République fédérale d’Allemagne et que de nombreux anciens nazis ont pu continuer à agir sans entrave dans l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre.

Lors de son dernier discours public, le 3 mai 2021, elle a déclaré: «Cette continuité et l’anticommunisme agressif sont également à l’origine des incidents racistes et antisémites dans les agences de sécurité qui sont maintenant connus presque quotidiennement. Il est honteux que des réseaux néofascistes puissent encore exister aujourd’hui dans ces structures.»

Mais comme l’a souligné Bejarano lors d’une conversation avec Sven Wurm, «Nous n’avons rien à attendre du gouvernement, c’est donc aux gens eux-mêmes de faire quelque chose.» Elle a placé tous ses espoirs dans la jeunesse. Elle n’a cessé d’appeler les jeunes, dont c’est le tour aujourd’hui, à ne pas retomber dans la barbarie et à se battre pour un avenir progressiste. Avec sa verve, sa détermination et sa joie de vivre inépuisables, Esther Bejarano est et restera une inspiration pour les luttes à venir.

(Article paru en anglais le 13 juillet 2021)

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