Critique de livre

Le Projet 1619 du New York Times – A New Origin Story: l’histoire comme émanation de la race

The 1619 Project: A New Origin Story, édité par Nikole Hannah-Jones, Caitlin Roper, Ilena Silverman et Jake Silverstein. New York, One World, 2021.

Un vieil idiome conseille de ne jamais juger un livre à sa couverture. Pourtant, la couverture du livre récemment publié sur le Projet 1619 du New York Times en dit autant en quelques mots que les 600 pages de texte qui suivent. Le projet, lit-on en surtitre, est «une nouvelle histoire d’origine» créée par Nikole Hannah-Jones». Le rabat de la jaquette ajoute une touche de clairvoyance, expliquant que le volume «offre une vision profondément révélatrice du passé et du présent des États-Unis».

Le Times, qui souhaite que les lecteurs prennent au sérieux le Projet 1619 en tant que «recontextualisation de l’histoire américaine», en a dit plus qu’il le voulait.

Les récits d’origine relèvent du domaine du mythe et non de l’histoire. Les sociétés prémodernes ont produit, mais n’ont pas «créé», des histoires d’origine. Ils étaient l’œuvre de cultures entières, émergeant de traditions orales qui ont d’abord humanisé la nature, puis naturalisé les relations sociales. Mais à l’époque moderne, des récits d’origine ont bel et bien été créés. Étroitement liés au nationalisme en politique et à l’irrationalisme en philosophie, les récits d’origine visent à fusionner des groupes de personnes en élevant «la race» au-dessus des rapports de classe matériels de l’histoire. En effet, du point de vue racialiste, l’histoire n’est que «l’émanation de la race», comme l’a dit Trotsky dans des mots qu’il destinait à la mythification raciale nazie, mais qui servent tout aussi bien à incriminer le Projet 1619, qui classe les acteurs de l’histoire en deux catégories: «les Blancs» et «les Noirs», et déduit les motifs et les actions de cette classification raciale a priori. [1]

Le fait que le Projet 1619 soit une falsification racialiste de l’histoire a été la principale critique que le World Socialist Web Site lui a adressée immédiatement après sa sortie en août 2019, moment ostensiblement choisi pour commémorer l’arrivée des premiers esclaves en Virginie 400 ans plus tôt. Toutes les erreurs, distorsions et omissions du Projet 1619 – son insinuation que l’esclavage était un «péché originel» uniquement américain; son affirmation que la Révolution américaine était en réalité une contre-révolution lancée pour défendre l’esclavage contre l’abolition britannique; son utilisation sélective de citations dans le but de présenter Abraham Lincoln en tant qu’un raciste indifférent à l’esclavage; sa censure du caractère interracial des mouvements abolitionnistes, des droits civiques et ouvriers; son insistance sur l’esclavage comme étant à l’origine de tous les problèmes sociaux actuels; sa position selon laquelle les historiens ont ignoré l’esclavage – tout cela découle de l’effort singulier du Timespour imposer un mythe racial sur le passé, afin de mieux «apprendre à nos lecteurs à penser un peu plus» de manière raciale, selon les mots fuités du rédacteur en chef du Times, Dean Baquet. [2]

Le Timesn’a jamais abordé franchement la critique du Projet 1619 par le WSWS et les principaux historiens qu’il a interviewés. Au lieu de cela, Hannah-Jones, la journaliste-célébrité «créatrice» du projet, a encouragé les attaques racistes et racoleuses sur les médias sociaux contre les critiques, tandis que le rédacteur en chef du New York Times Magazine, Jake Silverstein, les a rabaissés dans les pages du Times en les traitant de carriéristes jaloux, alors même qu’il modifiait subrepticement le Projet. Pendant tout ce temps, les partisans du Projet 1619 disaient: «Attendez simplement le livre. Il effacera tous les doutes.» Ce roulement de tambour a duré deux ans.

Les montagnes ont eu leurs contractions et ont accouché d’une souris.

La principale réussite de la version livre du Projet 1619, publiée en décembre, semble être qu’elle est plus grosse. Pesant près d’un kilo et coûtant 23 dollars, le livre est probablement dix fois plus lourd que le magazine distribué gratuitement par milliers, avec ses erreurs, aux écoles publiques à court d’argent. Malheureusement pour le Times, ce poids supplémentaire ne confère aucun sérieux de plus au contenu. Ce dernier, malgré toute la rhétorique noble sur le fait de «dire enfin la vérité», les «nouveaux récits» et la «recontextualisation», reste sans originalité jusqu’à la banalité. Le livre ne va pas beaucoup plus loin que l’essentialisme racial réchauffé qui est depuis longtemps la marque de commerce du nationalisme noir de droite qui a toujours eu un attrait particulier pour les sentiments de culpabilité des riches libéraux. Le regretté rédacteur en chef d’Ebony, Lerone Bennett, Jr, reste indubitablement l’influence intellectuelle dominante sur Hannah-Jones et sur l’ensemble du projet. [3]

Nikole Hannah-Jones (Photo: Wikimedia Commons/Associação Brasileira de Jornalismo Investigativo)

Le Timesn’a pas lésiné sur les moyens pour maintenir à flot son projet phare. Cela se voit. L’ouvrage est joliment présenté. Les 18 chapitres du livre comprennent sept nouveaux essais historiques, entrecoupés de 36 poèmes et nouvelles, ainsi que de 18 photographies. Si quelque chose justifie le livre, ce sont ces photographies, qui, à elles seules, parviennent à transmettre quelque chose de vrai sur la société américaine. Pourtant, dans leur représentation artistique d’hommes, de femmes et d’enfants noirs au quotidien, les photographies expriment en fait l’humanité partagée, ce qui contredit les objectifs racialistes du Projet 1619.

Le reste du volume, la poésie et la fiction incluses, porte les marques fatales de la perspective racialiste. Il en ressort une interprétation encore plus sombre et inflexible de la race en Amérique que celle présentée dans le magazine. Le livre est truffé de passages ouvertement anhistoriques, tels que: «Il n’y a jamais eu de moment dans l’histoire des États-Unis où les rébellions noires n’ont pas suscité une peur existentielle chez les Blancs…» (p. 101); «Aux yeux des Blancs, la criminalité des Noirs était largement déterminée». (p. 281) On pourrait continuer. Chaque contributeur se livre à ce genre de réductionnisme racial grossier. Il n’y a pas d’immigrants, d’Asiatiques, de Juifs, de catholiques ou de musulmans, et seulement quelques pages sur les Amérindiens. Le Projet 1619 ne voit que des «Américains blancs» et des «Américains noirs». Et ces monolithes, non divisés par la classe ou tout autre facteur matériel, étaient déjà apparus dans la Virginie coloniale en 1619 sous leur forme actuelle, prêts à jouer leur destin défini par leur «race».

Une nouvelle préface de Hannah-Jones tente de motiver le livre en notant que les Américains connaissent mal l’esclavage. Elle cite une étude du Southern Poverty Law Center selon laquelle seuls 8 pour cent des lycéens peuvent citer l’esclavage comme cause centrale de la guerre de Sécession. Cette statistique n’est pas surprenante. Il ne serait pas non plus surprenant d’apprendre que moins de 8 pour cent des jeunes diplômés du secondaire savent, même approximativement, quand la guerre du Vietnam a eu lieu, ou si «Gatsby le magnifique» est un roman ou une sorte de sandwich. Ce n’est pas la faute des élèves ou des enseignants. Les républicains et les démocrates ont privé les écoles publiques de financement. Ils ont particulièrement malmené l’histoire et l’art favorisant des «priorités de financement» prétendument plus pratiques.

Quoi qu’il en soit, le Projet 1619 n’aidera personne à comprendre pourquoi la guerre de Sécession a eu lieu. Le thème dominant du livre est que tous les «Américains blancs» étaient (et sont toujours) les bénéficiaires de l’esclavage. Cela rend la guerre civile incompréhensible. Pourquoi le pays a-t-il été divisé en 1861? Pourquoi a-t-il mené une guerre sanglante pendant les quatre années suivantes, livrant des batailles dont le nombre de morts a stupéfié le monde entier? Pourquoi 50.000 hommes sont-ils tombés morts ou mutilés à Gettysburg au cours des trois premiers jours de juillet 1863, six mois après la publication de la Proclamation d’émancipation par Lincoln? L’historien James McPherson, dans des ouvrages tels qu’«Abraham Lincoln and the Second American Revolution» et «For Cause and Comrades», répond à ces questions. Le Projet 1619 ne le peut pas.

Lincoln (au centre, sans son chapeau), prononçant le discours de Gettysburg

La négation par le Projet 1619 du rôle de l’esclavage dans la guerre civile est probablement plus claire dans les essais de Matthew Desmond, Martha S. Jones et Ibram Kendi. L’essai de Desmond, «Capitalisme», qui figurait dans la version originale, réapparaît maintenant sous une forme légèrement plus longue et soutient que l’esclavage du Sud était la partie dynamique de l’économie d’avant la guerre de Sécession, et que la richesse générée par celui-ci a également construit le capitalisme du Nord. Desmond présente la réalité à l’envers. La demande de coton dans le Nord, et en particulier en Grande-Bretagne – une demande elle-même subordonnée à la croissance économique capitaliste – a donné une nouvelle impulsion à l’esclavage dans le sud, et non l’inverse. Lorsque les maîtres d’esclaves ont fait sécession et ont déclenché la guerre civile, ils ont, entre autres, surestimé leur valeur dans l’économie mondiale, une erreur que Desmond répète.

Au cours des années 1861-1865, les planteurs du Sud ont été détruits en tant que classe. Pourtant, leurs clients en Grande-Bretagne et dans le Nord ont trouvé de nouvelles sources de coton et en sont sortis encore plus riches. Desmond, un sociologue de Princeton, a été chargé par le Projet 1619 de s’intéresser à l’économie. Mais il finit par nier une cause matérielle et un effet matériel de la guerre civile. La théorie de Desmond ne peut expliquer pourquoi la guerre a eu lieu, pourquoi le Nord a vaincu le sud esclavagiste supposé plus avancé, et pourquoi nous vivons aujourd’hui dans un monde dominé par l’exploitation de travailleurs salariés, et non d’esclaves.

Dans son essai intitulé «Citoyenneté», Martha S. Jones réduit la lutte pour l’égalité d’avant la guerre de Sécession à l’activité de la petite population noire libre du Nord, se concentrant sur le mouvement des «Colored Conventions» qui a débuté en 1830. Elle fait tout simplement disparaître le mouvement abolitionniste, qui était majoritairement blanc et a fini par atteindre même les petites villes du Nord. Le mouvement abolitionniste a sans aucun doute été un facteur politique majeur dans l’extension des droits civils aux Noirs libres – apparemment le sujet de Jones – et dans l’avènement de la guerre civile, fusionnant finalement avec le Parti républicain antiesclavagiste grâce à des personnalités telles que Frederick Douglass. Cela compte peu pour Jones et les historiens comme elle. Ils érigent un mur entre le militantisme anti-esclavage, qu’ils considèrent comme une simple couverture de l’intérêt racial blanc, et ce qu’ils appellent «l’antiracisme», une posture morale et politique contemporaine qu’ils imposent à l’histoire. Les «Américains blancs» du passé, même les opposants les plus dévoués à l’esclavage et partisans de l’égalité, ne seront jamais à la hauteur pour ces examinateurs.

Frederick Douglass, vers 1879

Cette «immense condescendance de la postérité», pour reprendre une expression de feu l’historien anglais E. P. Thompson, atteint de nouveaux sommets dans l’essai de Kendi, dont la carrière d’«antiraciste» a été un tel défi pour les pouvoirs en place qu’il a été couvert de millions de dollars par les «institutions blanches» du monde de l’édition, des universités et des entreprises. Kendi pense avoir découvert que le pionnier de l’abolition William Lloyd Garrison était un hypocrite condescendant qui «renforçait en fait le racisme et l’esclavage» (p. 430). Personne à l’époque de Garrison, ni ami ni ennemi, ne le pensait. Il convient de rappeler que Garrison a lui-même failli être lynché par une foule raciste en 1835. Frederick Douglass, dans son magnifique éloge funèbre prononcé en 1879, a déclaré que Garrison

ne s’est pas déplacé avec la marée, mais contre elle. Il ne s’est pas élevé grâce au pouvoir de l’Église ou de l’État, mais par une opposition audacieuse, inflexible et de défi au pouvoir puissant des deux. C’était la gloire de cet homme de pouvoir demeurer seul avec la vérité et d’attendre calmement le résultat… Gardons sa mémoire comme un héritage précieux, enseignons à nos enfants l’histoire de sa vie.

William Lloyd Garrison

Après avoir terni le «précieux héritage» de Garrison, Kendi passe à Lincoln. Il réitère l’affirmation totalement démentie selon laquelle la Proclamation d’émancipation, le plus grand document révolutionnaire de l’histoire américaine après la Déclaration d’indépendance, n’était qu’une simple tactique militaire. Selon Kendi, l’ordre de Lincoln n’a fait qu’inciter «les Noirs à s’émanciper». Il poursuit: «Et c’est précisément ce qu’ils ont fait, fuyant les esclavagistes vers les lignes de l’Union…» (p. 431).

Kendi ne semble pas comprendre que la Proclamation d’émancipation a rendu ces hommes et ces femmes légalement libres lorsqu’ils ont fui vers les lignes de l’Union, plutôt que des esclaves en fuite avec les droits de propriété de leurs maîtres toujours en vigueur. Mais là encore, Kendi ne se demande même pas ce que l’armée de l’Union faisait dans le Sud. Son essai s’intitule «Le Progrès». On doit y voir de l’ironie. Kendi ne voit aucun progrès dans l’histoire.

L’inclusion de Jones, de l’Université Johns Hopkins, et de Kendi, de l’Université de Boston, a pour but de revêtir le Projet 1619 d’une immense autorité. On a fait quelques autres efforts dans ce sens. Ici aussi, la loi des rendements décroissants semble s’être imposée au Times.

Ibram Kendi

Piquée au vif par la critique selon laquelle elle n’avait pas de sources dans la publication originale, Hannah-Jones a injecté, a posteriori, 94 notes en fin de texte à son «essai de recontextualisation», auquel les éditeurs ont donné le titre de «Démocratie». Peu d’autres changements ont été apportés à la version originale, qui a reçu le Prix Pulitzer du commentaire – et non d’histoire – pour ce que le comité du Prix a charitablement appelé le style «très personnel» d’Hannah-Jones. Les nouvelles notes de bas de page renvoient à de nombreuses URL ainsi qu’à des conversations personnelles avec des historiens, dont Woody Holton, de l’université de Caroline du Sud, qui a mis sa réputation professionnelle au service du Projet 1619.

Mobilisé pour fournir une expertise, Holton est responsable de la nouvelle erreur la plus visible introduite dans le présent volume. Hannah-Jones cite Holton qui affirme que la Proclamation de Dunmore du 7 novembre 1775, une offre britannique de liberté aux esclaves de maîtres déjà en révolte, «a déclenché le virage vers l’indépendance» pour les pères fondateurs de la Virginie, George Washington, Thomas Jefferson et James Madison (p. 16), prétendument parce qu’ils craignaient de perdre leur propriété humaine. Malheureusement pour Holton, à ce moment-là, Washington commandait déjà l’armée continentale en guerre, Jefferson avait rédigé son traité «A Declaration of the Causes & Necessity for Taking Up Arms», et Madison, qui n’avait alors que 24 ans, avait rejoint un organe révolutionnaire, l’«Orange County Virginia Committee of Safety».

Woody Holton (Alcethron)

Il ne s’agit pas d’une erreur innocente. Holton et le Projet 1619 se trompent dans la séquence des événements pour soutenir une autre fiction: que la véritable motivation, jamais révélée auparavant (et non documentée!) des Pères fondateurs en 1776 était de défendre l’esclavage. Ce sont des erreurs fatales. Et pourtant, il y a un problème encore plus important. Quelles que soient les motivations individuelles de Washington, Jefferson et Madison – même si l’on pouvait trouver un jour une seule lettre, un seul article ou une seule entrée de journal parmi leurs volumineux écrits qui démontrent qu’ils ont «risqué leur vie et leur honneur sacré» pour défendre l’esclavage – bien plus que cela doit être pris en considération pour évaluer la signification de la Révolution américaine. Pourquoi la grande majorité des colons, sans esclaves, a-t-elle soutenu la deuxième guerre la plus sanglante de l’Amérique pendant six longues années? Pourquoi des milliers de Noirs libres se sont-ils engagés? Et encore, quelle était la relation entre la Révolution américaine et le siècle des Lumières, dont les contemporains croyaient qu’elle incarnait la pensée? Quel était son rapport avec ce que l’historien R. R. Palmer a appelé «l’âge de la révolution démocratique» qui a balayé l’Atlantique dans son sillage? Quel était son lien avec la destruction de l’esclavage aux États-Unis et ailleurs au cours du siècle suivant? Comment était-elle reliée, sur le plan idéologique, aux luttes anticoloniales ultérieures? Un manque total de curiosité pour ces questions et d’autres questions cruciales caractérise l’ensemble du volume.

Quelques contributeurs parviennent à faire valoir certains points historiques valables. Jamelle Bouie, chroniqueur au Times, traite de l’ardent défenseur de l’esclavage, John C. Calhoun, de Caroline du Sud, «qui ne voyait aucune différence entre l’esclavage et les autres formes de travail dans le monde moderne» (p. 199). Khahlil Gibran Muhammad donne un aperçu utile du système des plantations de sucre. Mais dans l’ensemble, et en dépit de Bouie et Muhammad, les différents chapitres du livre sont extrêmement conventionnels. Ils identifient les problèmes sociaux, politiques et culturels actuels en termes exclusivement raciaux, puis, en effectuant chacun le même salto mortale, ils imposent le diagnostic actuel à l’histoire.

Les soins de santé, la population carcérale massive, la violence armée, l’obésité, les embouteillages: ces problèmes, et bien d’autres encore, le Times veut nous faire croire qu’ils trouvent leur origine dans un «racisme anti-noir» «endémique», inscrit pour la première fois dans un «ADN» national en 1619. Le Times, une société de plusieurs milliards de dollars étroitement liée à Wall Street et à l’appareil de renseignement militaire, ne veut pas que ses lecteurs considèrent des causes plus évidentes et beaucoup plus proches des maux sociaux et politiques de l’Amérique: par exemple, la polarisation extrême de la richesse qui a réduit 70 pour cent de la population à une existence de salaire à salaire, tandis que les rangs des milliardaires grossissent, leur richesse doublant à une fréquence stupéfiante.

Il s’avère que tout est une question de richesse, et plus particulièrement d’argent, comme l’admet Hannah-Jones dans son essai final: «Le manque d’opportunités est le manque de richesse… la caractéristique principale de la vie des Noirs», écrit-elle (p. 456). Cet essai est intitulé «Justice». Il appelle à des réparations fondées sur la race pour les Noirs – toute personne qui peut montrer «des documents attestant qu’elle est identifiée comme une personne noire pendant au moins dix ans…» (p. 472) – et a été publié à l’origine dans le New York Times Magazine le 30 juin 2020, sous le titre «Ce qui est dû» (What is owed).

«Le manque de richesse» n’est pas la caractéristique qui définit la «vie des Noirs» aux États-Unis. Il définit la vie de la grande majorité de la population américaine et mondiale. Mais Hannah-Jones n’appelle pas à une quelconque redistribution de la richesse entre les classes. Au contraire, si sa proposition était mise en œuvre, le gouvernement fédéral, qui n’a pas procédé à une réforme sociale substantielle depuis les années 1960, détournerait inévitablement le peu d’argent qui reste pour soutenir les étudiants, les pauvres, les malades et les personnes âgées de toutes races vers les Noirs, quelle que soit leur richesse, y compris à des personnes comme elle, pour qui le «manque de richesse» n’est pas une «caractéristique déterminante» de la vie. Récemment encore, par exemple, Hannah-Jones a facturé 25.000 dollars à un collège communautaire californien pour un engagement virtuel d’une heure: son charitable taux réduit de ses honoraires de conférencière.

En apposant son sceau d’approbation sur un appel à des réparations fondées sur la race, le Timesn’aurait pas pu trouver une «question» plus bénéfique pour le Parti républicain dirigé par Trump que si Stephen Bannon l’avait imaginée. Hannah-Jones, bien sûr, affirme que sa proposition n’a pas pour but de dresser les races les unes contre les autres. Elle considère simplement comme acquis que «les races» ont des intérêts séparés et opposés. Sur ce point, les nationalistes noirs et les suprémacistes blancs ont toujours été d’accord. En effet, Hannah-Jones semble complètement inconsciente des implications dangereuses du «gouvernement fédéral», qui distribuerait l’argent, en divisant les Américains en fonction de leur race (p. 472). La catégorisation des personnes en races par l’État a été le point de départ de certains des pires crimes de l’histoire: l’anéantissement des Juifs d’Allemagne par le Troisième Reich n’est que l’exemple le plus horrible.

L’existence de l’esclavage est également l’un des crimes monumentaux de l’histoire. Mais c’était un crime d’une manière inhabituelle, prémoderne. L’esclavage avait été hérité aveuglément, sans remise en question, du passé colonial. C’était le statut le plus dégradé dans un monde où la dépendance personnelle et le travail non libre étaient la règle, et non l’exception. Ainsi c’était un monde de servage, de servitude sous contrat, de travaux forcés, de corvée et de péonage. La Révolution américaine, pour la première fois dans l’histoire du monde, a fait de l’esclavage un problème historique: dans le sens qu’on pourrait désormais consciemment l’identifier comme tel, parce que son existence était contraire à l’affirmation de l’égalité humaine de la révolution, mais aussi parce que l’esclavage était en contradiction avec le travail salarié «libre», qui s’est rapidement développé après la révolution. Ces contradictions ont donné vie à diverses tentatives de mettre fin à l’esclavage de manière pacifique qui n’ont pas abouti. Par un cruel paradoxe, la croissance du capitalisme et sa demande insatiable de coton ont favorisé le développement de ce que les historiens ont appelé un «second esclavage» dans la période d’avant-guerre. Les problèmes historiques aussi profondément enracinés que l’esclavage ne se prêtent pas à des solutions simples.

Les condamnés anglais – hommes, femmes et enfants – sont enchaînés et envoyés dans la colonie pour y accomplir leurs «conditions de service»

Et pourtant, «quatre-vingt-sept ans» plus tard, la guerre civile, la deuxième révolution américaine, a mis fin à l’esclavage américain, accélérant sa disparition au Brésil et à Cuba également. Dans la longue durée de l’histoire de l’esclavage, qui remonte à l’Antiquité, il s’agit d’une période remarquablement comprimée. De nombreuses personnes encore en vie aujourd’hui ont 87 ans, un laps de temps qui nous sépare de 1935. Cette année-là, point culminant du réformisme social du New Deal de Franklin Roosevelt, la loi Wagner a été adoptée, garantissant le droit légal des travailleurs de former des syndicats de leur choix. Le New Deal n’a jamais réussi à mettre en place un système national de soins de santé, une réforme relativement modeste réalisée depuis par de nombreux pays, mais qui a échappé aux États-Unis pendant les 87 années écoulées. À titre de comparaison, au cours des 87 années qui séparent la Déclaration d’indépendance du discours de Gettysburg, les États-Unis ont détruit l’esclavage, un système entier de propriété privée de l’homme. Ils l’ont fait à un coût terrible. Lincoln n’était pas loin de dire, dans son deuxième discours d’investiture, que «chaque goutte de sang versée sous le fouet» pourrait être «payée par une autre versée par l’épée». Quelque 700.000 Américains étaient déjà morts lorsqu’il a prononcé ces mots.

Lincoln

Le génie politique de Lincoln réside dans sa capacité unique à relier l’énorme crise de la guerre de Sécession à la Révolution américaine et à la question encore plus vaste de l’égalité humaine, c’est-à-dire à extraire du maelström des événements ce qui est vrai, ce qui est essentiel. C’est ce qu’il a fait de la manière la plus célèbre à Gettysburg, lorsqu’il a expliqué que la guerre était un test pour savoir si le principe fondateur «que tous les hommes sont créés égaux… disparaîtra de la terre». Lincoln savait bien, comme il l’a dit dans un autre discours, que «l’occasion est chargée de difficultés, et nous devons être à la hauteur de la situation», avant d’ajouter rapidement: «Nous ne pouvons pas échapper à l’histoire».

Notre époque est également «remplie de difficultés», et nous ne pouvons pas moins échapper à l’histoire que ceux qui vivaient dans les années 1860. Près d’un million d’Américains sont maintenant morts de la pandémie de COVID-19, sur un total de quelque 6 millions de morts dans le monde, selon le décompte officiel. Le danger de guerre avec la Russie et la Chine, dotées de l’arme nucléaire, est bien réel. Les inégalités sociales atteignent des niveaux presque insondables. Les principes démocratiques fondamentaux sont mis à mal. Les changements climatiques provoqués par l’homme menacent l’écologie et, à terme, l’habitabilité de la planète. Ce sont là des problèmes historiques majeurs, c’est le moins que l’on puisse dire. Il était autrefois courant – et ce n’est certainement pas l’apanage des marxistes, comme le montrent les paroles de Lincoln – de reconnaitre que les problèmes majeurs ne puissent même pas être compris, et encore moins faire l’objet d’actions, sans une approche objective et honnête de l’histoire.

[1] «Léon Trotsky: Qu’est-ce que le national-socialisme? (1933)»

[2] «Inside the New York Times Town Hall». Slate. Consulté le 8 février 2022.

[3] Hannah-Jones a reconnu à plusieurs reprises l’influence de Bennett. Voir Before the Mayflower: A History of Black America. Chicago, Illinois: Johnson Pub. Co., 2007; et Forced into Glory: Abraham Lincoln’s White Dream. Chicago: Johnson Pub. Co., 2007.

(Article paru en anglais le 20 février 2022)

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