Un travailleur du Canadien Pacifique explique comment l’entreprise ignore les questions de sécurité et licencie les travailleurs qui soulèvent des préoccupations

Cette interview fait partie des efforts du World Socialist Web Site pour soutenir la construction du Comité des travailleurs de la base du CP, qui a été établile mois dernier par des cheminots au Canada pour lutter pour leurs revendications après que leur dernière grève ait été trahie par le syndicat des Teamsters.

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Des locomotives du Canadien Pacifique à Fort Edward, N.Y., le vendredi 10 juin 2011. (AP Photo/Mike Groll)

Le World Socialist Web Sites’est récemment entretenu avec un ancien mécanicien du Canadien Pacifique au sujet du mépris de l’entreprise pour la sécurité au travail et de ses tentatives de faire taire les travailleurs qui soulèvent des préoccupations en recourant à son régime disciplinaire draconien.

Le travailleur nous a dit que, lorsqu’il a été embauché au CP après avoir terminé ses études secondaires, il a d’abord travaillé comme chef de train pendant trois ans avant de suivre un cours de formation de six mois pour se qualifier comme mécanicien de locomotive.

Les chefs de train du CP doivent s’en remettre aux tableaux de réserve qui sont censés les informer des horaires des trains, afin qu’ils sachent quand ils doivent commencer à travailler. L’amélioration des horaires est une revendication majeure des cheminots dans leur lutte en raison du refus de la compagnie de fournir des horaires de train précis.

Le travailleur nous a dit: «J’ai été placé comme chef de train dans une équipe où je devais surveiller deux tableaux de réserve, donc je regardais constamment les horaires. Elles étaient complètement erronées, 90% du temps. C’est comme s’ils lançaient des fléchettes sur un tableau. Vous ne savez pas si un mécanicien va se déclarer malade avant d’être appelé et vous recevez l’appel alors que vous êtes censé vous reposer. Ou, juste avant de se coucher, le téléphone sonne et on attend de vous que vous soyez là dans deux heures pour opérer un train alors que vous n’êtes pas complètement reposé.»

Si les travailleurs sont appelés pour un quart de travail sans repos, le travailleur a expliqué qu’ils n’ont guère d’autre choix que d’y aller. «Il y a la peur de représailles si vous ne prenez pas l’appel», a-t-il dit. «Avec le système de démérite au CP, ils peuvent vous donner des “mauvais points” parce que vous n’avez pas attaché vos bottes ou que votre veste n’est pas boutonnée. C’est scandaleux dans le sens où il n’y a aucune marge de manœuvre. Et parfois, il n’y a pas d’avertissement. Il peut s’agir de votre première infraction et on vous demande une déclaration. La déclaration est envoyée aux RT [Relations de travail] qui examinent le cas et reviennent avec une décision. Nous appelons cela un tribunal kangourou parce qu’il n’y a aucune chance de gagner, quel que soit l’argument présenté par le syndicat. Je n’ai jamais entendu parler d’un travailleur qui sortait gagnant.

«Si vous vous absentez pour cause de maladie dans les deux heures qui précèdent le début d’un service, c’est une déclaration garantie et 25 mauvais points. Et les points ne sont même pas standard, complètement arbitraires. Ce qu’ils font, c’est vous attribuer 55 mauvais points, de sorte que vous êtes sur les nerfs et risquez de perdre votre emploi. Après 55, ils peuvent utiliser n’importe quelle excuse – performance, sécurité ou présence – pour vous licencier.»

«Si vous vous absentez pour cause de maladie entre le mercredi et le dimanche, c’est comme si vous travailliez le week-end. Vous avez donc maintenant une cible sur le dos. Si vous avez deux absences sur une période de 6 ou 12 mois, c’est considéré comme une habitude, alors les gars arrivent au travail malades, fatigués et stressés par des problèmes personnels parce qu’ils n’ont pas la possibilité de prendre congé.»

La fatigue chez les mécaniciens et les chefs de train est un problème chronique, qui crée les conditions propices à l’avènement d’accidents tragiques. «Un mécanicien peut se trouver sur l’unité de la locomotive un kilomètre derrière le chef de train pour effectuer des tâches d’aiguillage», commente le travailleur. «Parfois, il fait d’énormes mouvements, et se fie au contact radio, donc il ne peut pas voir visuellement ce que le chef de train fait au sol, et il se fie à lui pour prendre des décisions. Mais s’il oriente le mauvais aiguillage, cela coûte 300 dollars à la compagnie pour le réparer. Et s’il a déjà 55 mauvais points, il va probablement être licencié.

«Même si vous n’êtes qu’un membre de l’équipe lorsqu’il y a un problème, peu importe que vous soyez proche d’être responsable ou non, vous êtes frappé d’un démérite ou d’un test de drogue aléatoire. Nous appelons cela en plaisantant «le plan familial». Des erreurs humaines se produisent tous les jours. Peut-être qu’il s’agit d’une simple erreur de jugement ou que le chef de train n’était pas reposé, mais les représailles font boule de neige et s’aggravent.»

Notre entretien a eu lieu alors que le rapport du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) sur le déraillement de Field en 2019 était publié. Le déraillement, qui s’est produit en raison d’une défaillance des freins sur une pente raide par des températures extrêmement froides, a coûté la vie à trois cheminots. L’une des principales conclusions du BST est que le CP n’a pas donné la formation appropriée au chef de train de service la nuit du déraillement pour remplir son rôle.

«Le chef de train vous donne des instructions sur quels wagons vous devez ramasser et où vous devez les ramasser», a expliqué le travailleur. «Certains sont des mécaniciens qualifiés, mais d’autres ne sont que des employés de bureau qui ne participent pas à l’opération réelle du train. Ils sont assis dans un bureau et regardent les trains sur un écran d’ordinateur, puis ils vous donnent une liste de wagons à ramasser.

«Des employés très juniors, fraîchement sortis de leur formation de chef de train, sont placés dans ces emplois de bureau à la place de travailleurs qui sont là depuis 40 ans, qui ont tout vu et tout fait, et qui ont vu des choses bizarres. Mais ces employés verts n’ont aucune expérience du monde réel, et ils sont placés à des postes de direction alors qu’ils ne savent même pas mettre un frein à main. C’est tellement frustrant. Mais si vous proposez une approche différente, avec un argument différent, ils rejettent votre proposition dans 99% des cas. C’était décidé d’avance qu’ils avaient raison. Ainsi, au lieu d’écouter un mécanicien de locomotive ou un chef de train avec 30 ans d’expérience, vous devez écouter un gars qui n’a qu’un an à son actif.»

En ce qui concerne le déraillement de Field, le travailleur a poursuivi: «Le chef de train devrait parler au directeur de division ou au directeur des opérations, qui sont potentiellement des employés ayant peu ou pas d’expérience des trains. Ces postes ont tellement de noms différents, les titres changent constamment. J’ai eu affaire à de nombreux noms et titres de postes qui correspondaient essentiellement au même travail. Et leur expérience ne changeait jamais. Il s’agissait généralement d’employés débutants, non syndiqués, qui touchaient un salaire et avaient des jours de congé prévus. Ce sont des chasseurs de têtes. Ils sont là pour être les yeux de l’entreprise. Les rats de l’entreprise.

«Un directeur des opérations aurait dirigé cette subdivision. Le contrôleur du trafic ferroviaire (CTF) recevrait ses instructions du directeur des opérations. Le CTF prend la radio, il donne des instructions pour la mise en place du train. Parfois, il fait intervenir le superintendant. Même si vous savez au fond de vous que ce n’est pas la bonne décision, que c’est de la folie, si vous allez à l’encontre des instructions, vous êtes convoqué pour faire une déclaration parce que cela va à l’encontre de leur autorité. Les gars de Field étaient dans une situation de perdant-perdant.

«J’ai conduit des trains de charbon de 20.000 tonnes sur une distance de 32 miles [51 km] à partir de Sparwood, en Colombie-Britannique [une route de montagne similaire à celle de Field], sur une forte pente. Si vos freins n’étaient pas à 100%, il y avait un risque de déraillement. Il fallait être sur le qui-vive. C’était très énervant. Vous espérez et priez pour que tout se passe bien.»

«Je reconnais le mérite de l’équipe dans cette subdivision. Ils savaient ce qu’il fallait faire. Si quelque chose n’allait pas, ils en parlaient surement à la direction. Mais bien souvent, ils se contentent de répondre: “Faites descendre ce train, nous devons le faire sortir. Nous ne voulons pas entendre vos excuses”.»

Les problèmes de freinage sont courants dans l’industrie ferroviaire depuis quelques années, le BST reconnaissant que 189 «mouvements inattendus» lui ont été signalés entre 2010 et 2019. Le travailleur nous a dit qu’il pense que c’est le produit d’un mauvais entretien motivé par les efforts de la direction pour couper les coins ronds.

«La direction réduit le nombre d’unités qui ont un freinage dynamique, qui aide votre facteur d’arrêt», a-t-il dit. «Elle limite le facteur total puisque que vous êtes à court d’unités. Parfois, il en manque une en tête de ligne, ce qui fait que vous n’avez pas la pleine capacité. Le freinage dynamique n’arrête pas le train, les freins à air s’en chargent, mais il facilite la conduite du train et le rend moins susceptible de dérailler. Parfois, vous disposez encore de la puissance du freinage dynamique, mais l’unité ne fonctionne pas à 100%. Cela arrive plus souvent qu’on ne voudrait le croire.

«Il y a un certain nombre de wagons qui n’ont pas besoin d’avoir des freins à air et ils poussent ce ratio à la limite. Pour ce qui est des wagons proprement dits, la capacité de freinage est loin d’être acceptable.»

Cet environnement dangereux pour la sécurité est maintenu par le CP grâce à un régime de travail dictatorial et à la menace de licenciement pour quiconque s’exprime. Le travailleur nous a expliqué comment son propre congédiement s’est produit à cause d’un problème de sécurité.

«J’avais quelques mauvais points pour cause d’absentéisme», a-t-il dit. «J’avais environ 35 à 40 mauvais points. J’étais mécanicien dans un train de charbon d’environ 20.000 tonnes et j’effectuais un changement de voie. Le chef de train était plus jeune, et on aurait dit qu’il venait de voir un fantôme. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas et il m’a répondu que son responsable-mécanicien, un gars sorti de son bureau, allait conduire ce train de charbon de 20.000 tonnes, pour la toute première fois. Les cadres sont qualifiés pour diriger des trains dans le cadre d’un programme de formation d’environ six semaines qui se déroule sur un simulateur à partir du bureau de Calgary, en Alberta.

«Le mélange des équipes, c’est-à-dire le fait qu’un cadre et un employé syndiqué travaillent ensemble au sein d’une équipe de train, est un problème énorme, et j’étais contrarié. Un cadre peut vous jeter sous le bus en une seconde, alors la confiance est à zéro, surtout que le cadre est un employé de bureau qui n’a jamais été sur le terrain. C’est donc une situation très inconfortable pour les travailleurs syndiqués.

«Après avoir parlé avec ce chef de train, je suis devenu frustré et en colère et j’ai confronté le cadre qui était dans la gare avec la coordonnatrice de trains. Il s’est montré insolent avec moi. Je lui ai demandé quelles étaient ses compétences et s’il avait déjà conduit un train de charbon de 20.000 tonnes.

«“Non”, a-t-il dit, “c’est mon premier voyage.” Je lui ai dit ce que je pensais des cadres qui conduisent les trains, qu’il ne devrait pas être là, et que le chef de train était effrayé. Je lui ai également dit ce que je pensais du programme de formation des cadres et que j’avais suivi une formation de six mois au cours de laquelle j’avais dû effectuer de nombreux voyages de formation et évaluations. Je lui ai demandé qui l’accompagnerait, et il a répondu qu’il n’y avait que lui et le chef de train.

«Je n’ai pas été dénoncé par le cadre stagiaire, mais par la coordonnatrice de trains qui était dans le secteur et qui m’a entendu. Elle m’a dénoncé pour avoir dit du mal du cadre et j’ai été licencié pour harcèlement et «conduite inconvenante». Le lendemain matin, j’ai été convoqué pour faire une déclaration sur l’incident, en compagnie de mon représentant syndical.

«L’instant d’après, j’étais licencié pour avoir défendu mon collègue, le chef de train junior qui n’était pas à l’aise pour parler par crainte de représailles. Je pensais qu’il était de ma responsabilité, en tant qu’employé senior, de défendre l’employé junior. Mais avec mon accumulation de mauvais points, j’avais une cible dans le dos et j’étais dans leur ligne de mire. Tout ce dont ils avaient besoin était un dernier clou dans le cercueil. Cet incident m’a fait franchir le seuil des 55 mauvais points, ce qui leur donnait une raison de me licencier.

«Peut-être que la conversation s’est un peu envenimée, mais je n’ai pas insulté verbalement ni juré contre le cadre. Je lui ai simplement posé des questions pour savoir ce qu’il pensait de la situation dans laquelle il avait mis ce chef de train et de la position dans laquelle la compagnie les avait mis tous les deux.

«Il faut de l’expérience pour savoir ce que fait le mécanicien à côté de vous. Les premières années, vous ne faites que vous promenez. Il y a tellement de choses à savoir avant de se sentir à l’aise dans le train. Tant que vous n’êtes pas derrière la manette des gaz et que vous ne sentez pas 152 wagons vous pousser dans une côte, il n’y a aucune théorie ou quoi que ce soit que vous puissiez lire ou dont vous puissiez parler qui soit proche de l’expérience de la conduite d’un tel moteur.

«Le conducteur du train a été appelé à faire une déclaration et il m’a soutenu à 100%. Il a dit dans sa déclaration que je veillais à ses intérêts.»

Le travailleur a noté que le CP justifie le fait de mettre des cadres mal formés dans une équipe de train avec un chef de train en invoquant «l’efficacité.» Si aucun mécanicien n’est disponible, ils préfèrent envoyer un cadre plutôt que d’attendre 30 minutes l’arrivée du mécanicien de garde. «S’ils refusent ou se plaignent, parce qu’ils ne sont pas syndiqués, ils n’ont même pas droit à une déclaration», ajoute le travailleur. «Ils sont simplement licenciés.»

«Ils parlent d’efficacité, mais ces cadres n’atteignent jamais les vitesses normales sur les rails. Ils avancent très lentement à 15 miles à l’heure [24 km/h] dans ces subdivisions parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. C’est dur pour l’équipement, et l’heure d’arrivée prévue est très décalée. Ils ne connaissent pas le profil de la voie, mais il y a beaucoup d’endroits où vous devez connaître la configuration du terrain. Nous savions tous combien de temps il fallait pour aller d’une station à l’autre, et nous attendions, attendions et attendions ce type. Il avançait lentement à une vitesse de 5 à 10 miles à l’heure, alors l’équipe qui attendait dépassait ses heures et était maintenant sous pression pour faire sortir le train. Mais vous ne pouviez rien dire à ce sujet par radio.

«À l’époque, chaque cadre devait savoir faire rouler un train. Même la secrétaire de 50 ans devait savoir comment faire rouler le train ou faire partie de l’équipe du train. Ils faisaient leur travail de jour et étaient de garde pour le reste de la nuit. Et il y avait une forme de respect entre les cadres et les employés du train. Puis ça s’est transformé en haine et en manque de respect. Et il n’y a aucune confiance.

«Les chefs de train sont toujours sur les nerfs par peur de faire une erreur. On appelle ça le “pucker effect”. Juste pour que Creel puisse avoir son salaire de fou et ses bonus. Des sommes inouïes. Et maintenant, mettre les employés en lockout pour une poignée de point de pourcentage d’augmentation? Les équipes méritent mieux.»

L’ouvrier a conclu: «C’est la productivité qui prime. La sécurité est plus bas sur le totem que de faire de l’argent.

«Ne prenez pas de raccourcis, disent-ils. Mais réduire la formation de six mois à six semaines est un énorme raccourci. Vous pouvez prêcher tout ce que vous voulez sur la sécurité et la santé mentale des employés, ce n’est que du vent, l’essentiel est qu’ils ont besoin de ce train de A à B aussi vite que possible.

«L’une des subdivisions les plus difficiles au Canada est celle de Revelstoke à Field, et pourtant c’est l’un des territoires les plus juniors au Canada. Que c’est une subdivision difficile! Les pentes et la neige sont folles. Les travailleurs plus âgés s’en sortent aussi vite qu’ils le peuvent. Le CP n’essaie même pas de recruter des mécaniciens seniors dans les pires subdivisions, il y envoie les employés les plus juniors.

«Donc, vous devez apprendre rapidement. Il n’y a pas de marge de manœuvre ou de temps pour s’adapter. Vous devez simplement le faire. Félicitations à ces gars parce qu’ils font un excellent travail pour ce qu’on leur donne.

«Mais tout peut arriver. En tant que mécanicien, je n’ai pas inspecté visuellement chaque wagon. Vous faites confiance à l’employé dans sa position, et si, à cause de la réduction des coûts et des raccourcis, il n’a pas fait son travail, alors vous devez faire avec. Mais quand il y a une erreur, le CP est à la recherche d’un bouc émissaire.

«J’ai entendu plus d’une fois des cadres dire que la sécurité est le prix à payer pour faire des affaires. Mais la vie de quelqu’un est-elle vraiment le coût de faire des affaires? Les équipements peuvent être remplacés, mais pas les vies.»

(Article paru en anglais le 15 avril 2022)

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