Le procès Johnny Depp-Amber Heard, #MeToo et la tragédie d’Hollywood

Le procès en diffamation de l’acteur Johnny Depp contre son ancienne épouse Amber Heard, d’un montant de 50 millions de dollars, est entré dans sa troisième semaine à Fairfax, en Virginie, et devrait durer encore plusieurs semaines.

Le procès implique immédiatement l’affirmation de Depp que l’article d’opinion de Heard de décembre 2018 dans le Washington Post, dans lequel elle se dépeint comme «une figure publique représentant les victimes de violence conjugale», a effectivement détruit sa carrière.

L'acteur Johnny Depp témoigne à la cour de circuit du comté de Fairfax, à Fairfax, en Virginie, le jeudi 21 avril 2022 (Jim Lo Scalzo/Partage Photo via AP)

Que Depp gagne ou non son procès, celui-ci a porté un coup sévère à la campagne #MeToo et aux mythologies intéressées qu’elle tente d’imposer aux relations entre les sexes, à Hollywood et au-delà. Reflétant les intérêts d’une couche aisée de femmes professionnelles au sein et autour du Parti démocrate, la campagne a créé un fantasme particulier, digne de l’âge victorien, d’une féminité impuissante, sans cesse lésée, entièrement à la merci d’hommes méchants. Il est impossible d’estimer le nombre exact d’adultes qui ont effectivement avalé cette absurdité, mais les deux premières semaines du procès Depp ont restitué les éléments d’une réalité bien plus complexe.

Des témoignages ont révélé qu’au minimum Heard a infligé des violences verbales autant ou plus qu’elle en a reçu, et l’affirmation de Depp selon laquelle elle était la plus violente physiquement dans cette relation torturée n’a pas encore été réfutée. La posture bien-pensante de Heard dans le Post en tant que survivante courageuse de «violence conjugale» a été discréditée. Depp a intenté son procès, comme il l’a suggéré, parce que «c’était la seule fois où j’ai pu me défendre et utiliser ma propre voix», mais cela a également mis en lumière des faits d’une portée plus large.

L’Associated Press a rapporté lundi que Depp a nié «avoir jamais frappé Heard, et l’a accusée de l’avoir frappé et de lui avoir lancé des objets, notamment des pots de peinture et des bouteilles de vodka». Dans un incident, il affirme qu’une bouteille lancée par Heard lui a sectionné une partie d’un de ses doigts. Les jurés ont entendu un clip audio dans lequel Heard, a noté l’AP, «semble le narguer [Depp] et suggère qu’il ne sera pas cru ou respecté s’il la présente publiquement comme une agresseuse. “Dis-leur, moi, Johnny Depp, je suis une victime de violence conjugale... et vois combien de personnes te croient ou se rangent de ton côté”, dit Heard dans l’enregistrement.»

Heard a également suggéré dans le clip que la raison pour laquelle personne ne voulait croire Depp était parce qu’il était un «homme». «Tu peux dire aux gens que c’était un combat loyal... vois ce que le jury et le juge en pensent», a-t-elle dit.

Ces paroles sont cruciales, et dévastatrices. La chasse aux sorcières #MeToo, qui a détruit des dizaines de carrières et même des vies, a avancé l’idée que la femme qui accuse doit toujours être crue, même en l’absence de toute preuve corroborée. Dans les commentaires qu’elle a enregistrés, Amber Heard s’est moquée de cette affirmation et en a révélé la fausseté. Il est clair qu’elle était bien consciente que les médias et l’opinion publique de la classe moyenne prendraient son parti. En fait, elle comptait bien là-dessus.

Ceux qui sont emportés par le torrent réactionnaire de la politique identitaire devraient écouter attentivement. Quelqu’un pense-t-il sérieusement que Heard était seule à Hollywood, dans l’industrie du divertissement et dans les médias à être assez rusée (ou cynique) pour compter sur la «présomption de culpabilité masculine»? Cela semble hautement improbable. Quelle lumière cela jette-t-il maintenant sur les affirmations non corroborées de Rose McGowan, Asia Argento, Mira Sorvino, Ashley Judd, Rosanna Arquette et bien d’autres? Pourquoi, en général, devrait-on prendre pour argent comptant les allégations non corroborées?

Le WSWS a insisté sur ce point dès le début de la campagne #MeToo en octobre 2017. Il y a plus de quatre ans, nous avons condamnéceux qui s’inclinaient devant les croisés de l’inconduite sexuelle et infligeaient «une punition instantanée pour les allégations non fondées transmises par les médias américains corrompus et sensationnalistes».

Après un an de campagne #MeToo, nous écrivionsque son objectif apparent était «de lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles, c’est-à-dire d’apporter une certaine mesure de progrès social. Cependant, les moyens répressifs et régressifs – y compris les dénonciations non fondées et souvent anonymes et les attaques soutenues contre la présomption d’innocence et l’équité procédurale – viennent démentir les revendications “progressistes”de la campagne.»

Ces positions ont été justifiées, non seulement par le procès Depp, mais aussi par toute l’évolution de la campagne #MeToo, qui continue à faire des victimes, et par le milieu social qui la promeut, aujourd’hui absorbé en grande partie par l’agressive campagne guerrière des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie.

Afin de contester l’affirmation de Heard selon laquelle elle a été victime d’abus, Depp a été obligé de laisser le public découvrir sa vie et celle des célébrités hollywoodiennes en général, y compris certains de leurs aspects les plus sordides. Comme l’acteur le sait et l’admet, ce n’est pas un joli tableau à bien des égards. La complaisance et l’égocentrisme, l’immense gaspillage de temps et de talent, la mesquinerie trop fréquente, la rage et la frustration mal placées, le tout nourri par la toxicomanie...

Que Depp poursuive pour 50 millions de dollars a son caractère instructif. Ce chiffre n’a pas été choisi au hasard. L’acteur pourrait bien avoir perdu des dizaines de millions de dollars à la suite des allégations ou des rumeurs diffamatoires concernant sa conduite. Les conglomérats géants comme Disney, qui engrangent des milliards de bénéfices, peuvent se permettre de verser de grosses sommes à un nombre restreint d’artistes. Comme nous l’avons récemment noté dans un commentaire sur les agissements de Will Smith lors de la cérémonie des Oscars, «l’acteur appartient au monde des célébrités, dont l’immense richesse (Smith est estimé à 350 millions de dollars) et la célébrité les placent largement hors de portée des autorités ou des simples mortels en général – à moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse d’une transgression sexuelle présumée ou d’une “micro-agression”. Le culte de la célébrité a atteint un stade avancé et gravement préjudiciable en Amérique, ayant “prospéré”de manière spectaculaire au cours des dernières décennies.»

En outre, il est difficile de ne pas relier, dans une certaine mesure, le caractère cauchemardesque et mutuellement destructeur de la relation Depp-Heard à la vacuité et à la fausseté du matériau avec lequel les deux acteurs ont dû composer. Depp, qui a réalisé un certain nombre de films intrigants, tant au début de sa carrière que plus récemment (notamment Waiting for the Barbarians, City of Lies et Minamata), a été largement mis en avant à un certain moment pour la série Pirates des Caraïbes. Cette «franchise» n’a plus rien d’amusant à dire depuis le premier épisode sorti en 2003 et a simplement été maintenue ensuite – à travers quatre suites jusqu’à présent – par l’emprise mortelle de la soif de profits des grandes sociétés. (La lucrative série a rapporté plus de 4,5 milliards de dollars au box-office).

Heard est surtout connue pour sa participation au «DC [Comics] Extended Universe», en incarnant la «princesse atlante» Mera dans le film de super-héros Justice League (2017), puis en jouant le même rôle dans Aquaman (2018), Zack Snyder’s Justice League (2021) et Aquaman and the Lost Kingdom (2023).

Comment le fait d’apparaître dans ce genre d’inepties ne pourrait-il pas s’avérer démoralisant et psychologiquement dommageable à plus ou moins long terme, du moins pour les personnes ayant la moindre sensibilité ou ambition artistique? Jouer dans des œuvres vides et prétentieuses doit être le type d’activité le plus épuisant et le plus débilitant, exigeant toujours beaucoup d’énergie et de conscience de la part de l’individu, mais ne donnant rien – ou moins que rien dans certains cas – artistiquement ou moralement gratifiant en retour.

Même lorsque les studios de cinéma américains créaient leurs œuvres les plus intrigantes et réalistes, ils dévoraient leur matériel humain à un rythme alarmant. Les studios se sont toujours battus, qu’ils y parviennent ou non, pour que l’art et la personnalité de l’acteur, du scénariste ou du réalisateur soient strictement subordonnés aux intérêts de du patronat, y compris aux intérêts idéologiques et politiques. Les films individuels pouvaient être – et l’étaient – très critiques et perspicaces, mais Hollywood, en tant qu’institution, se consacrait à la création d’une image irréelle et fantaisiste de l’Amérique comme terre de beauté, de richesse et de succès. Ce «dilemme» au cœur de la production et de la distribution des films, dont l’artiste seul a généralement l’intuition, est à l’origine de grandes détresses et tragédies personnelles.

Si l’on fait abstraction du nombre non négligeable de victimes politiques directes de la liste noire anticommuniste, l’histoire du cinéma américain est encore jonchée de victimes, des plus célèbres (Marilyn Monroe, Roscoe «Fatty» Arbuckle, Frances Farmer, Margaret Sullavan, Montgomery Clift, Veronica Lake, Judy Garland, Natalie Wood, River Phoenix) aux moins connues (Barbara Payton, Constance Smith, Gail Russell et des milliers d’autres), de celles qui ont violemment mis fin à leurs jours ou se sont droguées jusqu’à l’oubli à celles qui ont souffert de manière moins spectaculaire.

En fin de compte, ce triste bilan est l’expression, dans les larmes et le sang, du conflit entre le besoin impératif et implacable de l’artiste sincère de révéler la vérité sur la vie et le besoin des grandes sociétés cinématographiques de la dissimuler, de l’incompatibilité essentielle de l’art et du commerce.

Le 29 juillet 1940, moins de cinq mois avant sa mort, alors qu’il travaillait à un roman sur un studio de cinéma (The Last Tycoon) et tentait futilement de gagner sa vie en écrivant des scénarios, F. Scott Fitzgerald commentait dans une lettre: «Hollywood n’est-elle pas un dépotoir: au sens humain du terme? Une ville hideuse, qui s’affiche avec les jardins insultants de ses riches, pleine de l’esprit humain à de nouveaux sommets de corruption.»

L’affaire Depp nous rappelle une fois de plus que si l’industrie cinématographique recèle d’immenses talents, ceux-ci nécessitent une autre orientation et un nouvel objectif, radicalement différents.

(Article paru en anglais le 28 avril 2022)

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