Critique de livre

James P. Cannon et l’émergence du trotskisme aux États-Unis, 1928-1938 de Bryan Palmer

James P. Cannon et l’émergence du trotskisme aux Etats-Unis, 1928-38 de Bryan D. Palmer, livre de poche, 1208 pages. Edition Haymarket Books, 2023

Le deuxième volume paru, d’une série prévue de trois, de l'historien Bryan Palmer sur le pionnier trotskyste américain James P. Cannon couvre la période allant de 1928, lorsque Cannon a été expulsé du Parti communiste américain (PC) pour avoir défendu les positions de Léon Trotsky, jusqu'en 1938, quand il a joué un rôle de premier plan dans la fondation de la Quatrième Internationale et de ce qui était alors sa section américaine, le Socialist Workers Party (Parti des travailleurs socialistes).

James P. Cannon

Le premier volume, (article en anglais) publié en 2007, traitait de la contribution de Cannon au développement du communisme américain à ses débuts. Palmer a conclu cet effort en traitant de l’obtention par Cannon, par hasard, d’une copie traduite de la «Critique du projet de programme du Komintern» de Trotsky, préparée pour le Sixième Congrès tenu à Moscou en 1928, auquel le futur dirigeant du trotskisme américain était délégué. Avant de lire ce document, Cannon n’avait pas compris les enjeux critiques de la stratégie révolutionnaire internationale qui sous-tendaient la lutte menée par l’opposition de gauche, dirigée par Trotsky, contre la bureaucratie stalinienne qui contrôlait le Parti communiste et l’État soviétique.

Cannon, ainsi que le Canadien Maurice Spector (1898-1968), étaient d'accord avec l'analyse dévastatrice du stalinisme de Trotsky et défendirent ses positions dès leur retour en Amérique du Nord, soutenus par Max Shachtman (1904-1972) et Martin Abern (1898-1949). Bien que l'Opposition de gauche ait été dès le début une tendance internationaliste, l'adhésion de Cannon à son programme en 1928 et sa fondation de la première organisation trotskyste aux États-Unis, la Ligue communiste d'Amérique (CLA), marquèrent son émergence en tant que mouvement international et contribuèrent à établir les bases de la formation de la Quatrième Internationale. Ces faits à eux seuls confèrent une immense importance au sujet traité par Palmer.

Ce deuxième volume est une source d’informations indispensable sur les débuts de l’histoire du trotskisme aux États-Unis – il s’agit en effet plus d’une histoire du trotskisme américain que d’une biographie de Cannon. Avec 1 153 pages de texte, James P. Cannon et l'émergence du trotskysme est véritablement encyclopédique.

La longueur due à un travail ardu est à mettre au crédit de l'auteur: Palmer utilise 19 collections d'archives distinctes, 35 journaux historiques, près de 200 écrits publiés par Cannon et quelque 500 livres, dont 40 de Trotsky. Tout est soigneusement référencé dans les notes en bas de page.

[Photo: Haymarket] [Photo: Haymarket ]

Cependant, certains problèmes se posent étant donné l’échelle même des recherches. Le lecteur est confronté à une quantité de détails considérable et parfois écrasants. Dans un tel livre, il est facile de perdre le fil de la signification historique dans le dense fourré de branches que créent les nombreux événements et individus discutés.

Les questions historiques, politiques et théoriques centrales sur lesquelles le mouvement trotskyste s’est concentré entre 1928 et 1938 passent au second plan, parmi les nombreux sujets traités, généralement de manière assez approfondie, et parfois de manière très détaillée.

Ceux-ci incluent, sans toutefois s'y limiter, les efforts de Cannon et de ses partisans, après leur expulsion, pour reconstituer un mouvement à partir de fragments épars du Parti communiste et de la gauche américaine, et pour commencer à publier [1] et à tenir des réunions dans les États-Unis face à une persécution violente, voire meurtrière, de la part des staliniens; [2] les «dog days» du début des années 1930, lorsque les trotskystes luttaient pour prendre pied dans la classe ouvrière – et que Cannon luttait contre le factionnalisme du parti dans des circonstances personnelles difficiles; la lutte de Cannon au début des années 1930 pour sortir de l'isolement et pénétrer la classe ouvrière, en particulier parmi les mineurs de charbon de l'Illinois; la grève des Teamsters (chauffeurs) de Minneapolis en 1934, menée par les trotskystes; «l'entrisme», d'abord dans le Parti ouvrier américain d'AJ Muste (1885-1967), puis le «French Turn» [tactique employée déjà par les trotskistes français] l’entrée dans le Parti socialiste de Norman Thomas (1884-1968); le travail de Cannon parmi les travailleurs maritimes de Californie; la mise en place de la Commission Dewey pour enquêter sur les calomnies portées contre Trotsky lors du procès de Staline à Moscou; la lutte pour gagner de l'influence parmi les travailleurs de l'automobile à la fin des années 1930; les défis posés par le travail au sein de la Fédération américaine du travail (AFL) et les difficultés à pénétrer son rival, le Comité des organisations industrielles (CIO – appelé plus tard le Congrès des organisations industrielles); et enfin l'effort pour construire le Socialist Workers Party ainsi que la Quatrième Internationale, y compris le voyage de Cannon en Grande-Bretagne en 1938 en tant qu'émissaire de Trotsky dans le but d'unifier les différentes factions anglaises qui continuaient à adhérer au trotskisme.

Au milieu de tout cela, Cannon se distingue comme le principal dirigeant des trotskystes américains, mais néanmoins comme un dirigeant constamment entraîné dans la lutte contre le reste de la direction interne du parti.

Il y eu toujours une opposition à Cannon au bureau central du mouvement, le Comité national résidant à New York. Ceux qui s’opposaient à lui ont quelque peu fluctué, mais Abern est resté constant dans son hostilité à partir de 1930 environ – et dans son recours aux méthodes de clique en coulisses pour parvenir à des fins factionnelles. Au début des années 1930, Shachtman, Spector et Albert Glotzer (1908-1989) se sont rangés contre Cannon. Les camarades que Cannon a cultivés, dont Hugo Oehler (1903-1983) et Tom Stamm, se sont ensuite retournés contre lui, et il y a eu une période d'acrimonie même avec son principal allié de la direction, Arne Swabeck (1890-1986). À la lumière de l’ensemble de la carrière de Cannon – depuis les Travailleurs industriels du monde (IWW) jusqu’aux diverses scissions des années 1940 et du début des années 1950 – on se rend compte que la perte politique de tant de camarades et de collaborateurs a eu des conséquences néfastes. «Il semble que mon destin en politique ait toujours été de me brouiller avec mes amis personnels proches à cause de divergences politiques», a déclaré Cannon à un intervieweur tard dans sa vie. «Cela pose un problème à la fois émotionnel et politique.» (797)

James Cannon, à gauche, avec Martin Abern, au centre, et Max Shachtman à New York, 1938

Dans la biographie, comme dans tout écrit historique, nous considérons inévitablement l’importance des individus et des tendances en fonction d’événements ultérieurs, résultats inconnus des acteurs dans les premiers moments de leur vie. Il y a un danger à regarder la carrière de Cannon dans les années 1930 à partir des sommets politiques qu'il a atteints plus tard grâce à son étroite collaboration avec Trotsky dans la lutte contre Shachtman, Abern et James Burnham (1905-1987). Cela aboutit à des polémiques critiques menées en 1939 et 1940, des écrits rassemblés dans les livres de Trotsky et de Cannon, qui révélèrent l'orientation nationaliste petite-bourgeoise des principaux opposants de Cannon et renforcèrent considérablement la position de Cannon en tant que dirigeant principal du SWP. Cette rupture définitive avec Shachtman survient après la clôture de ce deuxième volume.

Avant cela, Shachtman et Cannon se sont rapprochés à plusieurs reprises, notamment en 1938, lorsqu’ils se sont unis derrière la formation de la Quatrième Internationale et du SWP. Et au début des années 1930, Schachtman a sans doute contribué autant que Cannon au mouvement trotskyste – et probablement davantage en ce qui concerne les journaux et autres publications du parti, comme Palmer l’admet. Trotsky, pour sa part, avait un immense respect pour les deux principaux dirigeants des trotskystes américains. Méfiant face à la menace d'une scission non clarifiée entre eux, Trotsky a critiqué Cannon pour l'utilisation de méthodes organisationnelles pour résoudre les problèmes politiques (« La leçon la plus difficile que j'ai eu à apprendre de Trotsky», dira plus tard Cannon, «a été de laisser les questions d'organisation attendre que les questions politiques soient pleinement clarifiées» (305).

Léon Trotsky

Pendant ce temps, Trotsky critiquait Shachtman en partie à cause des manœuvres de ce dernier parmi ses camarades européens lors de ses visites sur le continent (274). «Le comportement du camarade Shachtman me dérange extrêmement et je ne peux pas facilement séparer la lutte américaine des questions internationales», écrivait Trotsky dans une lettre à Glotzer en 1932, tandis que dans une autre lettre aux camarades américains, il avertissait à propos de Shachtman que «ce n'est pas facile de supposer qu’on a raison sur les questions nationales les plus importantes si l’on a toujours tort sur les questions internationales les plus importantes» (308). Trotsky a repoussé les tentatives de Shachtman, Spector et Abern de solliciter son approbation dans leurs combats avec Cannon.

Max Shachtman

Alors que Palmer offre de nombreux exemples d’un comportement de clique de la part de Shachtman dans les années 1930, les indications de sa future orientation vers la droite n'apparaissent qu'à la fin des années 1930. Avec Burnham et d'autres, Shacthman avait résisté aux appels répétés de Cannon et de Trotsky à préparer la «sortie» après l'«entrée» dans le Parti socialiste (SP). Shachtman, semble-t-il, s'était attaché au milieu intellectuel de gauche libéral qui entourait le SP. Quant à Burnham, le livre révèle qu’il entretenait l’illusion que les trotskystes pourraient prendre complètement le contrôle du SP, un parti qui, sous Norman Thomas, se dirigeait rapidement vers la droite à l’approche de la Seconde Guerre mondiale – tout comme Burnham finalement.

Ces questions n'étaient pas encore complètement clarifiées jusqu'en 1938, date à laquelle l'étude de Palmer se termine. Ce qui ressort clairement du livre de Palmer, c'est que Cannon a trouvé son soutien dans l'aile prolétarienne de la CLA. Sa principale base était les camarades ouvriers de Minneapolis – les frères Dunne (Vincent, Miles et Grant) et Carl Skoglund, entre autres, qui faisaient partie d'une couche de militants qui étaient initialement attirés par le trotskisme, selon les mots de Shachtman, «principalement grâce à au fait que les opinions de Trotsky étaient soutenues par un chef de parti [communiste] qui jouissait du prestige et de l'autorité incarnée par Cannon» (99).

Les dirigeants de la grève des Teamsters de Minneapolis à leur libération d'une palissade militaire en 1934. De gauche à droite, Grant Dunne, Bill Brown, Miles Dunne et Vincent Dunne. À droite, l’avocat de la Ligue communiste américaine (CLA), Albert Goldman.

On développe une sympathie plus profonde pour les grands défis auxquels Cannon a été confronté dans la lutte pour construire une direction révolutionnaire dans un mouvement isolé et à peine unifié, avançant sous les menaces combinées des staliniens, de la bureaucratie syndicale réactionnaire et de l’État américain. La difficulté était aggravée par les difficultés personnelles, en particulier à l’époque des «dog days» du début des années 1930. Son épouse et camarade, Rose Karsner (1890-1969), s'effondre mentalement, et le couple et leurs enfants vivent dans une véritable pauvreté. Fréquemment en proie à des ulcères d'estomac et confronté à des difficultés à payer les billets de bus, le gaz et électricité et la nourriture, Cannon se retournait vers ses proches pour demander de l’assistance, a accepté des pensionnaires et, pendant un certain temps, a accepté un emploi à l'extérieur. Palmer inclut des exemples de Cannon plaidant auprès de la direction du parti pour obtenir des sommes d'argent minimes pour poursuivre son travail. Les réponses n’ont pas toujours été favorables.

Il existe des preuves de l'alcoolisme réputé de Cannon. Mais il semble que sa stratégie privilégiée pour «échapper» à l’exécutif central du parti et à son factionnalisme était de superviser personnellement le travail dans la classe ouvrière. Cannon, l'ancien «Wobbly (IWW) en roue libre» et fils d'un cheminot du Kansas d'origine irlandaise, s'est toujours senti chez lui sur le terrain et parmi les ouvriers. Nous voyons le célèbre flair de Cannon pour les luttes ouvrières et sa confiance illimitée dans la classe ouvrière américaine. Il déploya de grands efforts auprès des mineurs de charbon de l'Illinois au début des années 1930, à Minneapolis parmi les chauffeurs de camion à partir de 1934 et parmi les travailleurs maritimes de Californie à la fin des années 1930. Mais la présence de Cannon pour un tel travail n’était pas sans conséquences. Son absence a laissé à ses rivaux à l’exécutif du parti une marge de manœuvre pour finalement s’adapter au libéralisme américain, qui, à son tour, s’adaptait au stalinisme de l’ère du Front populaire du milieu des années 1930.

Alors Cannon a été souvent «rappelé» pour s’occuper des problèmes politiques à la direction, en dernier lieu par Trotsky qui, comme le texte le montre clairement, était souvent exaspéré par la direction de la CLA et en vint, au cours de la décennie, à dépendre de Cannon, non seulement pour son travail aux États-Unis mais aussi pour la fondation de la Quatrième Internationale. «Je ne doute pas que la situation sur la côte soit critique et importante», a écrit Trotsky dans un appel demandant que Cannon quitte la Californie et assiste à la conférence fondatrice de la Quatrième Internationale à Paris. «[M] ais il s’agit néanmoins d’une situation locale, qui se répétera demain dans d’autres régions des États-Unis. La question en Europe a un caractère universel: c'est peut-être la dernière réunion avant la guerre; les conférences donneront également à la section américaine une autorité renforcée pour son action en Californie comme ailleurs» (1130).

James P. Cannon, au centre, avec Max Eastman, à gauche, et Bill Haywood à Moscou, 1922.

Cannon était conscient de la menace d'un esprit de clocher parmi les camarades américains, y compris lui-même. «Aucun d'entre nous n'est internationaliste au vrai sens du terme, nous pensons seulement que nous le sommes», écrivait-il en 1938. «Dans notre cœur, nous avons tendance à considérer un séjour en Europe comme une période d'absence du travail dans le pays, c'est-à-dire notre propre arrière-cour» (1129). Pourtant, dès 1934, Cannon pouvait mettre en garde contre l’idée selon laquelle la construction d’une organisation américaine était l’objectif central: «La construction de nouveaux partis et de la nouvelle Internationale, qui sont inséparablement liées dans une seule tâche, sont considérées comme tâches distinctes, et la construction de partis nationaux est mise au premier plan.[ …] La position internationale de tout parti est aujourd’hui le premier test de son caractère révolutionnaire» (730).

Cannon était un écrivain extraordinaire. Il pouvait exploiter la couleur et l'humour terre à terre de la langue américaine sans affectation, d'une manière qui rappelle son compatriote du Midwest, Mark Twain. Mais son écriture la plus puissante est avant tout directe, démontrant une capacité à saisir l'essentiel d'une situation. On pense à sa Lettre ouverte de 1953 qui fonda le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) et commença le long combat contre le révisionnisme pabliste, qui confiait le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution à diverses autres agences, dont la bureaucratie stalinienne et les formations nationalistes du tiers-monde.

L'œuvre de Palmer apporte pour la première fois une partie de cette prose politique aux lecteurs. Dans un exemple, Cannon pressentait l'adaptation à la bureaucratie syndicale d'un futur dirigeant du pablisme américain, Bert Cochran (1913-1984), avertissant ce dernier en 1936:

Le travail au centre est la principale école de développement des camarades dirigeants. Une expérience dans le domaine est nécessaire; à mon avis, c'est presque indispensable à la formation complète d'un chef de parti. Mais un camarade actif arrive vite au point où le travail sur le terrain n'a plus rien à lui apprendre jusqu'à ce qu'il ait traversé une période d'expérience au centre où il doit concentrer de plus en plus son esprit sur les questions nationales et internationales et s'éprouver en collaboration avec d'autres camarades de la direction […] Le travail de terrain, trop long, tend à arrêter le développement politique de l'individu plutôt qu'à l'élargir. Cela est doublement vrai pour le travail syndical sur le terrain. On devient paroissial. Il s'enterre sous une multitude de petites choses et reporte l'examen des plus importantes. Il perd la perspective, le sens des proportions et même dans certains cas le sens de l'humour, prenant son irritation face à une série de petits ennuis pour une indignation révolutionnaire contre la monstruosité du capitalisme en tant que système mondial (1087-1088).

Comme le note Palmer, il y avait probablement quelque chose d’autobiographique dans ces lignes.

Les forces de Cannon et des trotskystes américains ont été mise en œuvre à Minneapolis en 1934. C’est l’une des sections les plus animées du livre, et elle contient de nombreuses leçons tactiques et politiques pour les travailleurs d’aujourd’hui. Il est à noter, par exemple, que Skoglund et les Dunnes ont promu «des comités sectoriels de base […] qui cultivaient la solidarité au sein d’une main-d’œuvre auparavant fragmentée» (554). Il s’agissait de travailleurs qui gagnaient le respect sur leur lieu de travail, de camarades qui savaient comment organiser des luttes dans une perspective de classe – ce qui n’était rendu possible, comme le notait Cannon, que par l’ancrage de leur perspective internationale. Les camarades de Minneapolis, sous la direction de Cannon, ont pris le dessus dans ce qui était alors la ville antisyndicale la plus réactionnaire du pays, battant la fascisante Alliance citoyenne. Plus que cela, ils ont combattu la bureaucratie syndicale nationale des Teamsters de Daniel Tobin, qui était aussi déterminée que l'Alliance des citoyens à détruire les trotskystes et le mouvement vers le syndicalisme de masse parmi les chauffeurs de camion.

«La bataille de Deputies Run», le 22 mai 1934, lors de la grève des Teamsters de Minneapolis.

La victoire de Minneapolis mérite sa stature comme l’une des grandes victoires de l’histoire du travail américain, et nous sommes particulièrement fiers qu’elle ait été menée par les camarades ouvriers du mouvement trotskyste. Mais certains problèmes politiques sont apparus et sont encore porteurs d'enseignements aujourd'hui. Comme Palmer le note à juste titre, il y avait une tendance, manifestée en particulier par Farrell Dobbs (1907-1983), à s'adapter au Farmer Laborism, une formation politique réformiste tierce qui tenait un discours de gauche et occupait le poste de gouverneur du Minnesota au cours de ces années. L'arrivée de Cannon à Minneapolis en 1934 a contribué à orienter les camarades vers une perspective de lutte de classe plus tranchante, qui reconnaissait que la grève «doit être politiquement dirigée parce qu'elle est confrontée à chaque instant au gouvernement» et dans laquelle «le pouvoir, et non la diplomatie, déciderait de l'issue du conflit». (604-605).

Pourtant, même si la lutte à Minneapolis s'est développée comme un mouvement social des ouvriers non syndiqués des travailleurs de la logistique routière et des chauffeurs de transport routier, et comme une rébellion pure et simple contre l'AFL dont la bureaucratie nationale a fait tout son possible pour l'écraser, Cannon n'a pas perçu que le grand développement des travailleurs de production dans les années 1930 aurait lieu en dehors et contre l’ancienne «Maison du Travail» (AFL). Pour cette raison, les trotskystes américains ont reconnu trop tard les possibilités insurrectionnelles associées à la naissance du syndicat CIO, fondé à la fin de l'automne 1935 sous la direction de John L. Lewis (1880-1969) du United Mine Workers et de Sidney Hillman (1887-1946) des Amalgamated Clothing Workers (travailleurs du textile). Les dirigeants de l'AFL avaient considéré les travailleurs de l'industrie de production avec mépris – «des déchets à la porte des travailleurs», selon les mots d'un président de syndicat – et n'avaient fait aucun effort sérieux pour organiser les non-syndiqués.

Dans une certaine mesure, la lenteur de Cannon peut provenir de l'application mécanique des leçons que le vieux Wobbly (IWW) avait apprises sur le «double syndicalisme» une génération plus tôt, lorsque la croisade des IWW contre l'AFL n'avait pas réussi à atteindre les larges masses de travailleurs. Mais les recherches de Palmer suggèrent que les succès mêmes dont les trotskystes ont bénéficié dans seulement deux syndicats régionaux de l’AFL – les Teamsters de Minneapolis et le Sailors Union of the Pacific de San Francisco – ont contribué à retarder la reconnaissance de la nouvelle dynamique. En effet, même dans l’État où le trotskisme avait le plus d’influence, les camarades du Minnesota, à la fin des années 1930, n’ont pas vu la croissance explosive du CIO dans certaines sections de la classe ouvrière manufacturière, y compris parmi les machinistes de Minneapolis et les mineurs de fer de Mesabi Range, comme le note Palmer. Parmi ces travailleurs, les staliniens avaient l'initiative.

Derrière cela se cachait l’idée, jamais complètement élaborée, selon laquelle le parti pousserait les syndicats existants vers la révolution. Cannon a écrit, par exemple:

La lutte pour l’unité syndicale, la lutte pour un mouvement ouvrier révolutionnaire, doit s’exprimer en ce moment, à cette époque, dans le slogan «En avant plus profondément dans les syndicats AFL». Nous allons là où sont les masses et les gagnons pour la révolution… [S]i nous gagnons les masses ouvrières, nous aurons le mouvement et c’est le mouvement qui fera la révolution, pas l’étiquette – et sans le mouvement, représenté par les travailleurs syndiqués, il n’y aura pas de révolution… [L]a seule condition préalable à la création d’un noyau progressiste et militant dans les syndicats qui puisse leur donner un programme et les pousser à l’action est un parti révolutionnaire ( 692-693).

Prises séparément, les différentes affirmations de cette déclaration sont suffisamment vraies. Il était alors nécessaire, comme aujourd’hui, d’atteindre les travailleurs là où ils se trouvent. Pourtant, la pensée de Cannon indiquait l'illusion que, d'une manière ou d'une autre, on pourrait reprendre le contrôle des syndicats de l'AFL et les transformer en instruments de révolution.

La pire manifestation de cette tendance à s'adapter à l'AFL s'est produite en 1937 et 1938, avec l'effort fait par Bert Cochran et George Clarke (1913-1964) pour promouvoir Homer Martin (1901-1968), un bureaucrate de droite du début du mouvement UAW. Martin était, écrit Palmer, «déterminé à combattre les staliniens, mais pour des raisons très différentes de celles des trotskystes» (1090). Cannon a formulé quelques critiques à ce sujet dans des lettres privées à Cochran, mais il l'a tacitement soutenu. L’effort s’est poursuivi jusqu’à ce que, comme on pouvait s’y attendre, Martin pivote et attaque les trotskystes. Toute cette affaire a ralenti le développement du travail parmi les travailleurs de l’automobile, qui apparaissaient comme la section la plus cruciale de la classe ouvrière américaine.

Une autre section du livre qui mérite une attention particulière est le traitement par Palmer de ce qu'on appelait dans les années 1930 «la question nègre» – la double oppression de classe et raciale des travailleurs noirs à l'époque de la ségrégation de Jim Crow. En seulement 15 ans, les camarades américains ont largement dépassé la pensée de l'ancien Parti socialiste, qui consistait, d'une part, en un accommodement avec le racisme pur et simple des syndicats de l'AFL, associés à des personnalités comme Victor Berger (1860-1929) de Milwaukee, et d'autre part l'attitude passive selon laquelle l'oppression raciale serait résolue à l'avenir après l'instauration d'une société socialiste, la position d'Eugène Debs (1855-1926).

Le facteur décisif de ce changement fut la Révolution russe. Les avancées réalisées par les bolcheviks sur «la question nationale» et la direction de Lénine et de Trotsky au début du Komintern ont conduit à insister sur le fait que la lutte contre le chauvinisme faisait partie intégrante de la lutte contre l’exploitation capitaliste. Le parti révolutionnaire devait donc défendre le droit à l’autodétermination nationale des minorités opprimées. Mais la position léniniste, qui considérait l'autodétermination nationale comme un droit essentiellement négatif devant être défendu par l'avant-garde ouvrière – Trotsky continua à adhérer à ce point de vue dans les années 1930 – fut déformée par les staliniens américains, qui appelèrent à la formation d'un un État-nation à majorité noire, issu des régions les plus pauvres, enclavées et les plus rurales du sud des États-Unis. Le plan des staliniens n’attirait guère les travailleurs noirs, surtout dans les villes du nord. Mais leur réorientation du mouvement ouvrier vers la lutte contre l’oppression raciale l’a certainement fait – comme par exemple dans leur défense des Scottsboro Boys, (article en anglais) des jeunes noirs faussement accusés d’avoir violé des filles blanches en 1931.

Les Scottsboro Boys, avec l' avocat Samuel Leibowitz, 1932.

Dans ce cadre, les trotskystes américains ont entrepris un vaste débat visant à se différencier des staliniens. Parmi les personnes impliquées figuraient Cannon, Oehler, Shachtman , Glotzer, John G. Wright (1901-1956) et les premiers trotskystes noirs Simon Williamson et Ernest Rice McKinney (1886-1984). Palmer explique que les factions Cannon et Shachtman étaient d’accord sur le fait que «la lutte contre le racisme aux États-Unis devait nécessairement mettre l’accent sur l’égalité et la lutte des classes plutôt que sur l’appartenance nationale et l’autodétermination» (349), car, comme l’a souligné Oehler, la promotion stalinienne de la Black Belt Nation (périmètre de la Nation noire) a eu lieu «principalement dans le nord et dans les centres industriels», ce qui implique que les travailleurs noirs devraient retourner vers le sud et que les ouvriers semi-agricoles étaient «la partie décisive» de la population (348).

De plus, des divisions de classes existaient non seulement parmi les Blancs, mais aussi parmi les Noirs. Ainsi, Cannon, tout en soutenant initialement le droit à l’autodétermination, savait que «le travail au sein des masses noires doit dès le début être basé dans la direction du prolétaire noir et non vers la petite bourgeoisie noire» (338), parce que les travailleurs noirs ont «plus de raisons que quiconque d’être communiste» (353). Rien ne pouvait être concédé à aucune autre force politique: «Les communistes doivent être les hérauts d’une véritable solidarité entre les travailleurs exploités de race blanche et les Noirs doublement exploités», a déclaré Cannon (351). Le parti avait pour mission particulière d'organiser et de mobiliser les travailleurs blancs dans la lutte contre l'oppression raciale. Parce que, expliquait Cannon, pour convaincre les travailleurs noirs, «un acte des travailleurs blancs [valait] plus que mille arguments» (354).

Malheureusement, ces discussions ne se sont jamais concrétisées «dans une perspective programmatique cohérente», comme l’écrit Palmer, car elles sont apparues «à une époque où de nombreux autres développements… submergeaient la Ligue communiste américaine» (378). L'écrit le plus proche d'un résumé, celui de Max Shachtman Le communisme et le nègre, est resté inédit jusqu'en 1973.

Une autre section importante concerne le traitement par Palmer de la Commission Dewey [3]. Il révèle que Trotsky était de plus en plus en colère – on pourrait même dire désespérément – contre la lenteur des trotskystes américains lors de la formation de la Commission et contre ce qu’il percevait comme leurs concessions au libéralisme américain, alors sous l’emprise du stalinisme. Trotsky a exigé à plusieurs reprises que sa défense soit menée auprès de la classe ouvrière et a été indigné d'apprendre que la CLA n'avait fait que peu d'efforts pour vendre son pamphlet Mon enjeu est ma vie. Il dénonçait «l’irréflexion criminelle» des camarades américains (969) et appelait à se concentrer «sur le travail de masse et non sur les manœuvres personnelles avec les libéraux» (970). Le centre de la colère de Trotsky était George Novack (1905-1992), qui exerça les fonctions de secrétaire lors de la formation de la Commission Dewey. C’est à ce moment-là que Trotsky a demandé à Cannon de revenir de Californie à New York pour faire avancer les choses. Cannon l’a fait avec un certain succès, mais on se demande pourquoi il n’avait pas supervisé ce travail crucial dès le début.

George Novack

Il est révélateur que Trotsky, dans sa lutte pour se défendre et défendre le programme du socialisme international contre les calomnies et les menaces staliniennes, a failli accuser Novack de trahison. Novack est devenu plus tard l'un des opposants les plus virulents à l'enquête sur l'assassinat de Trotsky, menée par le CIQI. Il a couvert des individus qui se sont révélés être des agents du GPU, la police secrète meurtrière de Staline – devenant, se faisant, un complice après coup. Le livre de Palmer suggère implicitement une certaine continuité dans l'orientation de classe de Novack entre ces épisodes: alors que Trotsky vivait et cherchait de toute urgence à dénoncer les procès truqués de Moscou en portant le combat dans la classe ouvrière, la principale préoccupation de Novack était de ne pas perturber les relations avec le milieu libéral New Yorkais. Après la mort de Trotsky, Novack s'est opposé à toute enquête sur les circonstances de l'assassinat, alors même que les preuves s'accumulaient selon lesquelles les services de sécurité du révolutionnaire, fournis par le SWP, étaient infiltrés par des agents.

L’un de ces agents était Joseph Hansen (1910-1979), qui fut longtemps le dirigeant de facto du SWP après la semi-retraite de Cannon dans les années 1950. Hansen a été démasqué plus tard par Louis Budenz (1891-1972) comme ayant été un agent du GPU avant l'assassinat de Trotsky. Quant à la carrière de Hansen après l'assassinat, l'enquête de la Sécurité et la Quatrième Internationale a par la suite découvert des documents selon lesquels il avait eu des réunions secrètes avec le FBI, une liaison dont s'occupait personnellement le directeur de l'agence, J. Edgar Hoover (1895-1972). Il n’y a, en fait, aucune preuve que Hansen – la seule figure dirigeante du SWP à ne pas être poursuivi dans le cadre des procès du Smith Act – ait jamais rompu ses contacts avec le FBI, contacts qui étaient inconnus du reste de la direction du SWP [4].

Joseph Hansen

Hansen apparaît comme un personnage douteux. La plupart des informations de Palmer semblent provenir de l'essai de Hansen, «The Abern Clique». Selon ses propres récits, Hansen, qui était alors un «combattant de faction» d'Abern, fut envoyé de l'Utah à San Francisco à la fin de 1936, où il reprit la rédaction du journal du syndicat marin du Pacifique , le Seaman's Journal . L'initiateur de cette démarche a été une secrétaire du syndicat, Norma Perry, qui, pensait-on, était une membre mécontente du Parti communiste. De là, Hansen partit bientôt travailler comme secrétaire de Trotsky en 1937. Palmer reconnaît que cette série d'événements semble surprenante:

Ainsi, Cannon, sachant très bien que Hansen était un Abernite, a néanmoins plaidé pour que le jeune militant soit envoyé au Mexique pour servir comme l'un des gardes du corps et chauffeurs de confiance de Trotsky, à une époque où de tels emplois étaient à la fois extrêmement importants pour la sécurité de Trotsky et fournissaient aux camarades américains choisis une intimité privilégiée aux côtés du dirigeant mondial du mouvement révolutionnaire (941).

Le récit de Hansen sur ses origines et comment il est arrivé au Mexique doit être pris avec un haut degré de scepticisme [5]. Après tout, il s’agit d’un individu qui a passé le reste de sa carrière à protéger des agents staliniens connus impliqués dans le complot visant à tuer Trotsky. Pourtant, bien que Cannon ait compris l'importance de protéger Trotsky — «La défense de la vie de Trotsky à l'heure actuelle est un devoir imposé au mouvement ouvrier afin de se défendre», écrivait-il dès 1934 (954) — il a dû au moins avoir consenti à la décision d’envoyer Hansen à Mexico, après avoir connu ce dernier depuis seulement quelques mois.

On espère que Palmer, professeur émérite d'histoire à l'Université Trent, à Peterborough, en Ontario, abordera ce sujet et d'autres sujets importants dans son troisième volume. Cela couvrira la dernière période de la vie de Cannon, de 1938 jusqu'à sa mort en 1974 à l'âge de 84 ans. Les plus grands défis de Cannon l'attendaient encore au-delà de 1938, comme d'ailleurs pour son biographe: sa lutte, aux côtés de Trotsky, contre les petits-bourgeois. la faction dirigée par Shachtman et Burnham au sein du SWP, menée alors que Washington se préparait à la Seconde Guerre mondiale; l'assassinat de Trotsky en 1940; la poursuite et l'emprisonnement de Cannon en vertu de la loi Smith la même année, ainsi que d'autres dirigeants du SWP, pour s'être opposés à l'entrée en guerre de l'impérialisme américain; et la publication par Cannon de la Lettre ouverte de 1953 et sa fondation du CIQI qui a déclenché la longue «guerre civile» contre le révisionnisme pabliste. Le leadership de Cannon dans cette lutte est indélébile. Politiquement préparé par sa collaboration avec Trotsky contre Shachtman, Cannon a joué un rôle décisif dans la préservation de la continuité du trotskisme – c'est-à-dire du véritable marxisme – un héritage que toutes les sections du CIQI défendent encore.

James P. Cannon

Les dernières décennies de la vie de Cannon fournissent une coda tragique à une biographie politique extraordinaire. Au cours des années 1950, Cannon prit presque sa retraite politique, cédant la direction politique réelle du SWP à Hansen, bien que Farrell Dobbs soit nominalement le secrétaire du parti. Cannon capitula devant le pablisme au début des années 1960, au milieu de l'adhésion du SWP à la révolution cubaine, une révolution nationaliste petite-bourgeoise que l'ancien parti dirigeant du trotskisme adopta dorénavant comme l'œuvre des «marxistes naturels».

Le sort du SWP après la mort de Cannon mériterait également réflexion. Infiltrée par des gents du FBI arrivant via le Comité Fair Play pour Cuba et le programme COINTELPRO, la direction du SWP fut reprise dans les années 1960 et 1970 par un groupe d'étudiants du Carleton College, un petit collège du Minnesota, dirigé par Jack Barnes (1940- ). Au cours des années suivantes, Barnes et le SWP rejetèrent le trotskisme. Au début des années 1980, Barnes a chassé les cadres restants ayant des liens avec Cannon. Ce qui s'appelle aujourd'hui le Socialist Workers Party est la négation totale du parti que Cannon a construit au cours du quart de siècle entre 1928 et 1953. Il s'agit d'une secte grotesque de droite qui, entre autres positions, soutient Donald Trump et le nettoyage ethnique israélien des Palestiniens.

Mais ce volume n’a pas encore été écrit. Quant au présent effort, il y a bien sûr des faiblesses dans un livre traitant de sujets aussi complexes. Toute histoire qui traite des années 1930, semble-t-il, devrait capturer quelque chose de plus du drame et de la tragédie de cette période que ce que l'auteur parvient à faire. Dans son récit, les développements mondiaux de l’époque – la Grande Dépression, la montée d’Hitler, la guerre civile espagnole, les procès de Moscou, etc. – apparaissent comme une sorte de toile de fond devant laquelle Cannon et d’autres jouent leur rôle. Le récit de Palmer n'exprime pas suffisamment la manière dont les événements historiques objectifs agissent de manière dynamique et réciproque sur les acteurs. Le «sujet» est pour ainsi dire séparé de «l’objet». De même, Cannon lui-même ne «prend pas vie» en tant que personnalité distincte comparativement à la façon dont certains personnages historiques ont été décrits de manière vivante par leurs biographes – on pense, par exemple, à la biographie en trois volumes d'Isaac Deutscher sur Trotsky, avec la triologie du Prophète.

Dans une certaine mesure, les faiblesses émergent des difficultés de la carrière même de Cannon dans les années 1930, alors qu’il luttait pour développer une synthèse de la lutte pour le trotskisme à partir de luttes épisodiques, à la tête d’un parti divisé et dans un pays vaste et complexe. Et dans une certaine mesure, de telles faiblesses sont inévitables avec des recherches aussi volumineuses. C’est un livre qui vante les forces de ses propres faiblesses, pour ainsi dire. L'immensité des détails se fait au détriment d'une biographie plus littéraire.

Néanmoins, Palmer mérite un grand crédit pour avoir abordé son sujet, Cannon, alors que la fraternité universitaire continue de fonctionner dans le vieux cadre, établi pendant la guerre froide, selon lequel il n’y avait pas d’alternative de gauche au stalinisme – un mensonge promu tant par les anti-communistes que les staliniens. L’immense quantité de recherches disponible dans ses pages sera précieuse aussi bien pour les historiens sérieux que pour les travailleurs radicalisés alors que nous recherchons des leçons dans le passé pour faire face aux immenses défis du présent. C’est un volume qui mérite une étude attentive de la part des trotskystes et de tous ceux qui cherchent un compte rendu honnête de l’interaction entre la montée révolutionnaire de la classe ouvrière américaine et la lutte pour le marxisme dans les années 1930.

(Article paru en anglais le 12 février 2024)

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