Le Projet 1619, diffusé sur Hulu, en rajoute à sa falsification racialiste de l’histoire, de la politique et de la culture

Ceux qui connaissent le Projet 1619 ne seront pas surpris d’apprendre que le World Socialist Web Site n’a pas été invité à examiner à l’avance sa dernière incarnation, la série documentaire en six parties récemment diffusée sur Hulu, le service de streaming appartenant à Walt Disney. De toute évidence, la courtoisie a été accordée aux médias sur lesquels on pouvait compter pour produire des articles dithyrambiques, y compris le New York Times, qui, comme on pouvait s’y attendre, qualifie sa progéniture d’«urgente» et de «révolutionnaire».

Nikole Hannah-Jones arrive à la première du film The 1619 Project, le jeudi 26 janvier 2023, à l’Academy Museum of Motion Pictures à Los Angeles, en Californie [AP Photo/Richard Shotwell/Invision/AP]

La productrice de la série, le magnat des médias Oprah Winfrey, qui est sans aucun doute une femme d’affaires avisée, savait qu’elle ne devait pas s’attendre à une telle flatterie de la part du WSWS, qui, avec les éminents historiens qu’il a interviewés, a joué un rôle décisif en sapant le saccage du Times à travers l’histoire lors de sa première parution en août 2019. L’intervention socialiste n’a pas seulement servi à démontrer que le Projet 1619 était une contrefaçon de l’histoire, elle a fait mentir l’affirmation, poussée par la «créatrice» du Projet, Nikole Hannah-Jones, selon laquelle toute critique était, ipso facto, de droite, voire raciste.

Pour les lecteurs qui ne connaissent pas le Projet 1619, il s’est développé autour d’une série d’affirmations sur l’histoire américaine avancées par le Times. Ces affirmations étaient les suivantes 1) L’esclavage est un «péché originel» spécifiquement américain; 2) La Révolution américaine a été lancée comme une contre-révolution pour préserver l’esclavage contre les plans d’émancipation de l’Empire britannique; 3) Abraham Lincoln était raciste et les Blancs de la Guerre de Sécession ne voyaient dans l’esclavage qu’un «obstacle à l’unité nationale»; 4) Les Noirs se sont toujours «battus seuls» pour racheter la démocratie américaine; 5) Tous les problèmes sociaux de l’Amérique contemporaine, de l’obésité aux embouteillages, sont le résultat de l’esclavage; 6) Le «racisme anti-noir» est «endémique» et fait partie d’un «ADN» national qui ne pourra jamais être éradiqué; 7) La véritable histoire de l’esclavage n’a jamais été racontée, occultée par ceux que Hannah-Jones a qualifiés sur Twitter d’«historiens blancs»; et 8) Le fondement historique de l’Amérique est l’esclavage.

La présente critique n’est pas le lieu pour passer en revue l’ensemble des arguments dévastateurs contre le Projet 1619. Il suffit de dire qu’aucune des affirmations précédentes n’est vraie, et qu’elles ont été démolies par le WSWS, ainsi que par un certain nombre d’éminents chercheurs qu’il a interrogés, notamment Victoria Bynum, James McPherson, Gordon Wood, James Oakes, Delores Janiewski, Clayborne Carson, Richard Carwardine et Adolph Reed Jr. Tous ces travaux sont compilés dans un important volume disponible chez Mehring Books, The New York Times’ 1619 Project and the Racialist Falsification of History.

Mais un point doit être souligné. Le fondement de l’histoire américaine n’est pas l’esclavage. Ce sont les deux révolutions: la guerre d’indépendance (1775-1783) et la guerre civile (1861-1865). La transformation politique et sociale provoquée par la première révolution américaine a déclenché des processus qui ont conduit à la deuxième. Cette révolution, à son tour, a détruit l’esclavage après seulement «quatre-vingt-sept» ans de la nouvelle république.

Le célèbre tableau de John Trumbull (1818) représentant la présentation de la Déclaration d’indépendance

Les révolutions n’ont pas, et ne pouvaient pas, résoudre tous les problèmes historiques. Elles en ont même créé de nouveaux à la place des anciens, préparant le terrain pour la création d’une société capitaliste moderne, avec tout ce que cela implique. Ainsi, les révolutions ont donné naissance, dans les années 1870, à une classe dirigeante capitaliste puissante et impitoyable et à la classe ouvrière la plus puissante et la plus métissée du monde. Le patrimoine démocratique et égalitaire de ces révolutions revient à la classe ouvrière d’aujourd’hui – et à son destin historique – de mener une révolution socialiste aux États-Unis, dans le cadre d’un mouvement massif de la classe ouvrière internationale. C’est pourquoi nous avons défendu les révolutions contre la falsification historique du Projet 1619.

Le Times, pour des raisons qu’il n’a jamais expliquées, a refusé de répondre franchement aux critiques du WSWS ou d’éminents historiens, et ne l’a toujours pas fait à ce jour. Au lieu de cela, il s’est lancé dans une série d’attaques personnelles, de déviations, de retraites et de modifications subreptices, orchestrées par le rédacteur en chef du New York Times, Jake Silverstein. Ces aveux tacites de sa propre faillite auraient dû suffire à faire tomber le rideau sur cette triste affaire. Mais c’est l’Amérique, après tout, où l’argent et la politique dictent qu’on ne peut pas laisser échouer quelque chose d’aussi important. L’encre avait déjà séché sur les contrats de franchise lucratifs, y compris la série documentaire actuelle avec Lionsgate. Et, dans des conditions de guerre, de pandémie et d’inégalité sociale explosive, l’idéologie racialiste toxique du Projet 1619 avait encore du travail à faire. Le spectacle doit continuer!

Et c’est ce qui s’est passé, sur Hulu.

La série réinterprète la structure de base du Projet 1619 pour la télévision. Une fois de plus, on nous dit que les problèmes sociaux actuels sont le résultat de l’esclavage. Cette théorie – toujours posée mais jamais démontrée – est ce qui confère à la série, plus encore que le livre et le magazine qui l’ont précédée, sa qualité frénétique, presque vertigineuse et essentiellement incohérente. Les épisodes sautent d’un endroit à l’autre et font des allers-retours entre le passé et le présent. Hannah-Jones est partout à la fois. En plus d’être coproductrice avec Winfrey, elle est la narratrice et l’unique intervieweuse, et un fil entier du documentaire traite de son éducation et de l’histoire de sa famille.

L’importance primordiale accordée à Hannah-Jones – c’est elle qui est la vedette, pas l’histoire – prolonge et approfondit une caractéristique clé du Projet 1619. Dès le début, le Times a insisté sur le fait que l’ensemble du projet était l’idée d’une journaliste intrépide qui voulait seulement «enfin dire la vérité» sur l’histoire des États-Unis: une affirmation qui s’appuyait sur la négation d’un immense corpus historiographique, ainsi que sur des réalisations populaires majeures telles que la série documentaire sur le mouvement des droits civiques, Eyes on the Prize (1993), et la dramatisation de l’esclavage en plusieurs séries, Alex Haley’s Roots (1977), qui ont toutes deux été vues par des millions d’Américains.

Quoi qu’il en soit, il est évident qu’il n’a pas été facile de faire d’une simple journaliste, qui n’avait réussi à écrire qu’une poignée d’articles en l’espace de quatre ans avant le Projet 1619, l’avatar de ce qui pourrait être le projet le plus coûteux jamais lancé par le Times.

Les nouveaux «experts de la race», de gauche à droite: Nikole Hannah-Jones, Ibram Kendi et Ta-Nehisi Coates [Photo by abraji_/Oregon State University/Eduardo Montes-Bradley / CC BY 2.0]

Hannah-Jones incarne et parle au nom d’une couche de la classe moyenne supérieure que le Times reconnaît comme la base du Parti démocrate. Elle n’est pas la seule. Un certain nombre de journalistes et de penseurs partageant les mêmes idées ont vu le jour ces dernières années: on pense notamment à Ta-Nehisi Coates et Ibram Kendi. Tout comme la reine pouvait créer des chevaliers du royaume, le capitalisme américain peut accorder ses propres distinctions, plus mornes. Les nouveaux «experts de la race» sont devenus millionnaires, ont reçu des prix Pulitzer, des subventions d’entreprises, des instituts, des chaires de recherche, des honoraires à cinq chiffres pour des conférences et des contrats d’édition de la part des «institutions blanches» qu’ils décrient. Ces sommités, ainsi que de nombreuses étoiles plus pâles de la galaxie racialiste, insistent sur le fait que le problème fondamental de la société, de la violence policière à la distribution des Oscars, n’est pas la classe, mais la race. La race hier, la race aujourd’hui, la race pour toujours!

Le temps est venu d’abandonner la prétention que tout cela est de gauche ou «radical», et encore moins marxiste, comme on le voit dans les imaginations enfiévrées des commentateurs et des politiciens de droite qui le manipulent pour attaquer les programmes scolaires publics dans des dizaines d’États. L’objectif du marxisme est d’unir la classe ouvrière au-delà de toutes les lignes raciales, ethniques et de genre, non seulement dans tel ou tel pays, mais dans le monde entier. Le Projet 1619 a exactement le but opposé. Il vise à diviser la classe ouvrière.

Rendre les travailleurs blancs responsables de l’effondrement des syndicats

Ce sinistre objectif apparaît au grand jour dans le quatrième épisode de la série, «Capitalisme». L’épisode a changé par rapport aux versions précédentes du magazine et du livre, qui étaient axées sur une fausse présentation de l’économie de l’esclavage par le sociologue Matthew Desmond. Selon le point de vue de Desmond, qui est maintenant brièvement présenté par Seth Rockman de l’Université Brown, un enthousiaste du Projet 1619, l’esclavage de plantation était l’aspect le plus dynamique du capitalisme américain, tant pour le Nord que pour le Sud. Cette position, distinctive de l’école de pensée prétentieusement nommée «les nouveaux historiens du capitalisme», rend incompréhensible à la fois la guerre civile et la victoire du Nord dans celle-ci. Détails!

Rockman cède rapidement sa place et l’épisode se transforme en un hymne à la bureaucratie syndicale américaine. Le déclin des syndicats depuis des décennies, explique Hannah-Jones aux téléspectateurs, est une des causes principales de l’inégalité sociale et raciale. L’épisode se concentre sur l’échec des efforts du Retail, Wholesale and Department Store Union (RWDSU) pour organiser le site de distribution d’Amazon à Bessemer, en Alabama, et sur les efforts à peine couronnés de succès du Amazon Labor Union (ALU) pour organiser un site à Staten Island. Environ un million d’Américains travaillent pour Amazon, et 600.000 autres dans d’autres pays. Partout, ils sont exploités au maximum pour remplir les poches du troisième homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, et d’autres actionnaires et dirigeants. On pourrait s’attendre à ce qu’une telle main-d’œuvre soit un matériau de choix pour les organisations syndicales. Mais les travailleurs de Bessemer ont rejeté le RWDSU à deux reprises.

Robin D.G. Kelley [Photo: University of California Los Angeles] [Photo: University of California Los Angeles ]

L’historien chargé d’expliquer tout cela est Robin D.G. Kelley de l’Université de Californie, Los Angeles. Kelley attribue d’abord l’échec de Bessemer au «soft power» d’Amazon, c’est-à-dire à son utilisation de l’argent et de l’influence pour éviter la syndicalisation. Parmi les exemples de «soft power» mentionnés dans l’épisode, citons la distribution de cartes d’instructions de vote portant la mention «votez non» sur un côté, et la modification des feux de signalisation pour gêner le démarchage syndical.

Il ne fait aucun doute que ces choses se sont produites. Mais il est certain qu’en tant qu’historien du travail, Kelley sait que les travailleurs américains ont bravé bien pire pour organiser des syndicats: injonctions des tribunaux, espions, mafieux, police, milice d’État et armée américaine, pour ne citer que quelques outils de «hard power».

Kelley sait en effet mieux que quiconque, et la cause doit donc être recherchée ailleurs. Il identifie le coupable idéal pour les besoins du Projet 1619: les travailleurs blancs. Voici le dialogue:

Hannah-Jones: Certains diront qu’aujourd’hui encore, trop de travailleurs blancs choisissent la solidarité raciale plutôt que leurs propres intérêts économiques, alors que les luttes syndicales se déroulent dans tout le pays.


Kelley: La blancheur a sa propre valeur, mais comme le dit W.E.B. Du Bois, c’est un salaire dérisoire. Ce qu’ils obtiennent en s’accrochant à la blancheur est si minuscule par rapport à ce qu’ils pourraient obtenir en s’accrochant à la solidarité. Ensemble, ils pourraient prendre l’usine. Ils pourraient vraiment se battre et gagner un salaire décent. Mais en restant séparés, ce qu’ils obtiennent, c’est la fierté d’être blancs.

Par cet acte de transmutation historique, Hannah-Jones et Kelley déplacent tous les problèmes de la classe ouvrière sur les épaules des «travailleurs blancs». Kelley ne dit rien des décennies de trahison de tous les travailleurs aux mains de la bureaucratie syndicale pour laquelle ils sont maintenant censés voter. Il ne propose aucune analyse de la viabilité des syndicats de droite à orientation nationale à l’ère de l’économie mondiale. Sans surprise, pas un mot n’est prononcé sur la subordination totale des syndicats au Parti démocrate. Kelley ne semble même pas se demander comment il se fait que les travailleurs de Bessemer puissent avoir confiance dans un syndicat qui a été soutenu par le président Biden, autrefois connu sous le nom de «sénateur de Du Pont» qui, moins d’un an après avoir appelé à l’organisation de l’usine Amazon, a utilisé son bureau pour passer outre les votes de grève des travailleurs du rail!

Bannière sur l’entrepôt Amazon à Bessemer, en Alabama

La tentative de Kelley de rendre les travailleurs blancs responsables du sort des syndicats est absurde si l’on se base sur l’«étude de cas» du Projet 1619 à Bessemer. Le RWDSU a certainement joué la carte du racisme. Il espérait qu’en faisant participer des militants de Black Lives Matter à la campagne d’organisation, il obtiendrait un soutien dans un établissement composé à 85 % d’Afro-Américains. Comme l’indique un reportage publié sur le site Payday Report, «le soutien étant le plus faible parmi les jeunes hommes noirs de l’usine, beaucoup espèrent que le mouvement Black Lives Matter pourra inciter les jeunes militants noirs à s’engager davantage en leur faveur».

Les appels racialistes lancés par le RWDSU et ses partisans n’ont pas pu surmonter l’héritage des trahisons de l’AFL-CIO. En fait, ils ont eu l’effet inverse.

La théorie racialiste de la musique

L’épisode III est une attaque racialiste d’une heure contre le seul domaine dans lequel l’unification des différents peuples qui composent la population américaine a donné les résultats les plus beaux et les plus prometteurs: la musique. L’universalité de la musique populaire américaine, sa «traductibilité» dans d’innombrables langues et cultures, doit, à un certain niveau, exprimer l’espoir, voire l’exaltation, à la perspective d’abattre les murs qui séparent les peuples du monde entier. Eux-mêmes victimes de la ségrégation, et pire encore, les musiciens noirs ont joué des rôles de protagonistes dans de nombreuses formes d’expression musicale américaine. Mais qu’il s’agisse de la coopération interraciale des musiciens, de la capacité de la musique à toucher et à enthousiasmer des publics divers ou de la forme et de la composition de la musique elle-même, à un niveau fondamental, des genres tels que le jazz et le rock-and-roll ont eu pour but de rapprocher les gens. C’est cette qualité de la musique populaire américaine, à son meilleur, qui a tant horrifié les conservateurs et les réactionnaires du monde entier.

Hannah-Jones ne veut rien entendre. Selon elle, la musique populaire américaine est en réalité de la «musique noire». Et l’histoire ne consiste en rien d’autre que «les efforts séculaires des Américains blancs pour déformer, s’approprier et voler notre musique».

C’est un truc dégoûtant. L’idée que les «races» «possèdent» des cultures que d’autres «races» pourraient «voler» est elle-même raciste. C’est la même position, en changeant ce qui doit l’être, qu’avait Hitler face à la menace que les usurpateurs juifs auraient fait peser sur «l’art aryen». La musique, comme toute expression artistique, ne peut jamais être la propriété d’une «race» et n’a, en soi, aucun pedigree racial. Quant à «l’appropriation culturelle», un concept racialiste favori, il convient de souligner que parmi les caractéristiques fondamentales qui distinguent l’espèce humaine de toutes les autres, au sens anthropologique, figure l’appropriation culturelle: la capacité d’apprendre socialement et d’agir en conséquence. Toute l’histoire du monde est un vaste tissu d’appropriation culturelle.

Le principal interlocuteur de Hannah-Jones est un autre chroniqueur du Times, Wesley Morris, qui pense tout à fait comme elle. Voici un échantillon du dialogue qui en résulte.

À propos des spectacles troubadours blackface:

Hannah-Jones: La fascination des Blancs pour la musique noire à l’époque de l’esclavage s’est rapidement traduite par une appropriation de notre son et une déformation grossière de notre image.

Morris: Je dirais que les spectacles de troubadours blackface sont la clé de tout en ce qui concerne la culture populaire américaine, à la façon dont les Blancs comprennent, ou pensent comprendre, les Noirs.

Sur la musique jazz:

Hannah-Jones: Mais même s’il était adoré à Londres ou à Paris, cela ne signifiait pas que cet amour se traduisait en Amérique.

Morris: Les blancs, euh, étaient inquiets que le jazz soit une force corruptrice, qui mènerait au mélange des races.

Sur les raisons de la popularité du genre Motown:

Morris: [Le producteur de musique] Berry Gordy a eu timing parfait. Il a créé cette société quand il y avait des caméras devant lesquelles il pouvait mettre ces personnes noires.

Sachez que: les spectacles de troubadours blackface, bien qu’ayant une importance historique certaine, ne sont pas «la clé de tout en ce qui concerne la culture populaire américaine»; il y avait, et il y a toujours, de nombreux musiciens de jazz blancs; et la beauté et l’énergie de la musique Motown n’ont rien à voir avec les caméras.

La violence policière, une «peur blanche» innée

L’épisode V, «Fear» (La Peur), réduit la brutalité policière à la «race». Selon Hannah-Jones, elle est enracinée dans «la peur blanche du progrès, de la prospérité et de la liberté des Noirs». Le Projet 1619 voudrait faire croire aux téléspectateurs que la police blanche, en tuant des Noirs, ne fait qu’agir selon un besoin psychologique qui est presque inné chez les Blancs, Hannah-Jones et l’historienne Michelle Alexander soutenant qu’il a été transmis de génération en génération depuis l’époque coloniale. On nous dit que:

Être un bon membre de la communauté blanche, c’est être constamment à l’affût de tout type de comportement suspect chez les Noirs. Et c’est devenu une sorte de mémoire historique qui se transmet consciemment et inconsciemment de génération en génération [c’est nous qui soulignons].

Ailleurs, Hannah-Jones insiste sur le fait que «nous pouvons faire remonter cette épidémie de brutalité à l’esclavage, lorsque les Blancs cherchaient désespérément à contrôler ceux qu’ils asservissaient».

Ces affirmations sont absurdes. Les services de police modernes sont apparus avec l’industrialisation dans les villes du Nord, et non dans les plantations d’esclaves du Sud. Les Blancs ne sont pas intrinsèquement responsables de la violence policière à l’encontre des Noirs.

Mais même l’affirmation selon laquelle la violence policière est exclusivement raciale ne résiste pas à un examen élémentaire. Une pluralité de victimes de meurtres commis par la police aux États-Unis au cours d’une année donnée sont blanches, et environ un quart sont noires. Certes, il s’agit d’une «disparité raciale» dans le sens où les Noirs ne représentent qu’environ 12 % de la population. Mais ce n’est pas une disparité dans le sens où elle correspond étroitement à la «surreprésentation» des Noirs parmi les pauvres.

Quoi qu’il en soit, le fait qu’un si grand nombre de victimes soient blanches, ou d’autres origines ethniques, montre que la violence policière ne relève pas uniquement du racisme, bien que celui-ci soit indéniablement un facteur contributif. Le recours à la «force excessive» par la police n’a pas pour but de maintenir une hiérarchie raciale, mais de défendre le capitalisme américain, qui a produit l’une des sociétés les plus inégalitaires de la planète.

Si le problème n’était que racial, quelle serait la solution? Depuis les soi-disant «émeutes raciales» des années 1960, le Parti démocrate et le libéralisme américain ont répondu à cette question d’une seule et même manière: par la promotion de dirigeants politiques noirs et de chefs de police noirs, par l’embauche de policiers noirs, par la convocation de «conseils de révision communautaire» et par des propositions de modification des lois. Ce radotage sans fin n’a rien résolu.

L’épisode «Fear» a certainement été tourné avant que cinq policiers noirs ne battent à mort Tyre Nichols, 29 ans, le 7 janvier 2023, à Memphis. Le chef de la police qui avait créé ce commando de «forces spéciales», appelé «Scorpions», est également noir. Un tel événement ne peut être expliqué par le prisme racial.

Camoufler la crise des soins de santé en Amérique

L’épisode II, «Race», se concentre sur une autre disparité, l’horrible taux de mortalité infantile chez les femmes noires en Amérique. On nous dit que cette situation «est profondément liée à l’héritage de l’esclavage» et à «des siècles de fausses croyances sur la douleur et l’humanité des femmes noires», bien qu’aucune preuve ne soit apportée à l’appui de ces affirmations. Pour Hannah-Jones, il s’agit de «préjugés, qu’ils soient inconscients ou conscients», et principalement de l’idée que «les Noirs ne ressentent pas la douleur de la même manière». Dans une accusation saugrenue et non étayée, Hannah-Jones prétend même que «certains professionnels de la santé croient encore que les Noirs et les Blancs sont biologiquement différents». Peut-elle citer un tel «professionnel de la santé»?

Nikole Hannah-Jones

Selon la Dre Veronica Gillispie-Bell, obstétricienne, qui est interviewée par Hannah-Jones, les causes de la mortalité infantile telles que la pauvreté et l’effondrement du système de santé à but lucratif ne jouent aucun rôle. «Peu importe que vous soyez socioéconomiquement favorisé, socioéconomiquement défavorisé, que vous soyez éduqué, pas éduqué», dit-elle à Hannah-Jones. «Le seul lien est d’être une femme noire». La preuve offerte pour défendre cette affirmation est la difficile expérience de grossesse et d’accouchement de la superstar du tennis Serena Williams, dont la valeur nette est estimée à 250 millions de dollars.

Falsification historique des révolutions américaines

Le premier épisode, «Democracy», reprend l’affirmation originale du Projet 1619 selon laquelle la Révolution américaine était une conspiration lancée pour défendre l’esclavage contre l’émancipation britannique. Tout cet argument repose sur la plus improbable des épaules: Lord Dunmore, c’est-à-dire John Murray, 4e comte de Dunmore, le dernier gouverneur impérial de Virginie, dont la «Proclamation de Dunmore», publiée en novembre 1775, qui offrait la liberté aux esclaves déjà en rébellion, est, selon le Projet 1619, la cause de la révolution. L’historien Woody Holton, un autre partisan véhément du Projet 1619, est invité à donner une patine d’autorité à cette affirmation manifestement fausse.

Le «Grand Émancipateur» de Woody Holton: John Murray, 4e comte de Dunmore-Lord Dunmore, dernier gouverneur colonial de Virginie. Dunmore a ensuite supervisé la colonie des Bahamas, où les loyalistes vaincus lors de la révolution se sont enfuis – avec des esclaves à leur bord.

La dernière version du Projet 1619 présente une fois de plus Abraham Lincoln comme un raciste qui n’a joué aucun rôle progressiste dans la guerre civile. Pas plus qu’aucun autre Blanc, laisse-t-on entendre. Hannah-Jones va jusqu’à affirmer que les grands amendements à la Constitution américaine datant de la guerre de Sécession, les 13e, 14e et 15e, qui abolissent l’esclavage, établissent l’égalité de protection et la citoyenneté de naissance et garantissent le droit de vote, sont «nés de la résistance des Noirs». Ce sont les Noirs, dit Hannah-Jones, qui ont «poussé les législateurs à adopter» ces amendements. Aujourd’hui, grâce aux seuls efforts solitaires des Noirs, «lorsque d’autres groupes marginalisés revendiquent leurs droits, ils intentent des procès en vertu de la clause de protection égale du 14e amendement.»

En réalité, Lincoln s’est personnellement battu pour le 13e amendement, craignant que la Cour suprême ne revienne sur la Proclamation d’émancipation, qui était un ordre militaire fondé sur ses prérogatives de commandant en chef de l’armée en temps de guerre. Ce fut son dernier grand acte politique avant son assassinat par le suprématiste blanc John Wilkes Booth. Puis, en réaction aux efforts déployés par le nouveau président, Andrew Johnson, pour réhabiliter l’ancienne oligarchie sudiste, les républicains radicaux, dirigés par le député Thaddeus Stevens de Pennsylvanie, ont porté l’ère de la guerre civile à son apogée politique avec les 14e et 15e amendements, au cours de la période connue sous le nom de «Reconstruction du Congrès».

Rien de tout cela n’aurait été possible sans un mouvement politique antiesclavagiste massif qui a émergé dans les années 1830, s’est rassemblé autour du Parti républicain dans les années 1850 et a culminé avec l’élection de Lincoln en 1860, l’événement qui a précipité la sécession et la guerre du Sud. Ce n’est pas faire injure aux Noirs américains que de noter que les amendements n’auraient pas vu le jour sans la victoire de l’Union, une lutte pour laquelle quelque 400.000 soldats nordistes «offrirent le suprême sacrifice», celui de leur vie, comme l’a dit Lincoln à Gettysburg. Le nombre de morts a été un terrible traumatisme pour la société. Dans tout le pays, les pères, les fils et les frères partis au combat ne sont jamais revenus. Beaucoup d’autres ont été mutilés. Cet acte de souffrance collective, donné «au Nord et au Sud ... comme le malheur dû» à l’esclavage, comme l’a dit Lincoln dans son deuxième discours inaugural, est commémoré par des monuments et des bâtiments publics dans tout le pays, dont un grand nombre dans l’Iowa, l’État d’origine de Hannah-Jones, qui a consacré une part plus importante de sa population au service que tout autre État, du Nord ou du Sud.

Le Soldiers’ and Sailors’ Monument à Des Moines, Iowa, l’un des nombreux monuments de la guerre civile dans l’État

L’argent, ultime patrie du nationalisme noir

La vision racialiste du monde se caractérise par un manque total de curiosité pour l’histoire réelle. Hannah-Jones et les autres experts raciaux ont des idées bien arrêtées sur le passé. Pour eux, il s’agit d’une chaîne ininterrompue de perfidie blanche et de persécution des Noirs. Tout ce qui reste à faire, c’est d’arranger les chaises de l’histoire comme il faut.

Tout cela paraît bien dérisoire face à la puissance impressionnante de l’histoire afro-américaine réelle, ce que Clayborne Carson a appelé «la lutte pour la liberté». À la fois tragique, émouvante et infiniment fascinante, l’histoire afro-américaine ne peut jamais être séparée de la lutte plus large pour l’égalité et la pleine libération de l’homme, comme l’histoire de la guerre civile le montre si clairement.

La juxtaposition entre la noblesse et le désintéressement de la lutte pour la liberté et les objectifs égoïstes et essentiellement pécuniaires du Projet 1619 apparaît de façon saisissante dans l’entretien de Hannah-Jones avec MacArthur Cotton, vétéran du mouvement des droits civiques, dans le premier épisode de la série. Cotton, âgé de 80 ans, est un ancien membre du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) qui s’est battu pour inscrire les électeurs dans le Mississippi dans les années 1960. Il a été arrêté et torturé pour ses efforts. Il aurait pu facilement être tué. Ce fut le sort d’autres militants des droits civiques, dont certains étaient blancs. Les noms de James Chaney, Andrew Goodman, Michael Schwerner et Viola Liuzzo – jamais mentionnés par le Projet 1619 – viennent à l’esprit.

C’est peut-être la raison pour laquelle, malgré son propre héroïsme, Cotton parle avec une véritable humilité. «J’étais une personne qui défendait les opprimés», dit-il à Hannah-Jones. «C’était donc tout naturellement que j’ai voulu faire partie du mouvement parce que, pour moi, le choix était d’accepter les choses comme elles étaient. Et ce n’était pas vraiment un choix.»

Hannah-Jones n’a certainement pas souffert comme Cotton. Pourtant, en voyant le monde à travers le miroir du racialisme, elle croit que sa souffrance est la sienne, et celle du milieu social privilégié dont elle parle. Les expériences brutales des esclaves de l’avant-guerre, des bagnards de l’ère Jim Crow, etc. font partie de l’opération marketing quasi-autobiographique. Ainsi, tout au long de la série 1619, comme c’était le cas dans les versions précédentes, Hannah-Jones utilise les pronoms de la première personne du pluriel pour s’insinuer dans le passé. Il s’agit d’un extrait assez typique:

Nous avons posé les fondations de la Maison-Blanche et du Capitole, et trimballé les lourds rails en bois des chemins de fer qui sillonnaient le Sud. L’achat, la vente, l’assurance et le financement incessants de nos corps contribuaient à faire de Wall Street et de New York City la capitale financière du monde [c’est nous qui soulignons].

Ou, comme le dit sa narration, à travers l’histoire, «nous avons forgé une nouvelle culture qui nous est propre, en donnant naissance à nous-mêmes». Le «nous», ce sont tous les Noirs américains, parmi lesquels, comme le Projet 1619 voudrait nous le faire croire, les classes sociales n’existent pas. La milliardaire Oprah Winfrey n’est pas différente d’un ouvrier noir de l’automobile.

C’est le langage incomparable et mystique du nationalisme racial.

Parmi la myriade d’idéologies nationalistes dans le monde – toutes essentiellement réactionnaires à l’époque de l’économie mondiale, comme Trotsky l’a expliqué il y a un siècle – le nationalisme noir est unique en son genre en ce sens qu’il n’a jamais exigé de «patrie», en dehors du mouvement mort-né du «retour en Afrique» de Marcus Garvey dans les années 1920 et de la brève agitation des années 1930 en faveur d’une nation séparée de la «ceinture noire» dans le Sud, une demande associée aux staliniens du Parti communiste. Dans les années 1960, les nationalistes noirs avaient renoncé à ce genre de discours. Que ce soit dans les sermons de musulmans noirs tels qu’Elijah Muhammad, dans les manifestes de militants tels que les Black Panthers ou sur les presses du magazine de droite Ebony, dont Lerone Bennett Jr. était le rédacteur en chef, l’ordre du jour était désormais le «nationalisme culturel» et le «contrôle des communautés noires par les Noirs». Rien de tout cela ne remettait en cause le statu quo et, en fait, cela allait de pair avec les plans du président Richard Nixon visant à développer le «capitalisme noir» afin de détourner la colère de la classe ouvrière au milieu de la dernière grande vague de grève du pays, qui a fait rage tout au long des années 1970.

Le Projet 1619, issu du nationalisme noir de droite, révèle tout ce qui reste après le long et impitoyable processus de distillation historique. Pas de patrie, ni même de «contrôle noir». Les épigones du nationalisme noir veulent de l’argent: 350 000 dollars par personne, pour être précis, comme nous l’apprenons dans le dernier épisode de la série, «Justice». L’objectif de ce paiement, souligne le documentaire, n’est pas de résoudre l’énorme inégalité sociale qui fait qu’environ deux tiers de la population américaine vit de chèque de paie en chèque de paie. Son but est de résoudre «l’écart de richesse raciale». Comme Hannah-Jones l’explique ailleurs, ces réparations seraient dues à toutes les personnes noires qui se sont identifiées comme telles dans le recensement: elle-même et Winfrey comprises!

Le plus extraordinaire est que c’est la seule revendication que Hannah-Jones et le Projet 1619 soulèvent. À une époque antérieure, les socialistes devaient faire face à des nationalistes noirs parlant de gauche. Mais dans le Projet 1619, il n’y a aucun appel à investir dans les écoles publiques, les hôpitaux, les infrastructures, les parcs et les musées. Au contraire, les réparations seraient inévitablement détournées de ces formes de dépenses. Il n’y a aucune demande d’augmentation des impôts sur les très riches ou sur les entreprises. Aucun appel n’est lancé pour que les énormes crédits alloués à l’armée américaine soient réorientés vers les dépenses sociales. Où sont les dénonciations furieuses du militarisme américain qui ont autrefois émaillé les discours de Malcolm X ou de Huey Newton? Il n’y a pas le moindre écho de ce «feu prophétique noir», comme l’a appelé l’historien Cornel West. Pas un seul cri de protestation contre le fait que l’administration Biden consacre plus de la moitié du budget discrétionnaire à l’armée, et encore moins une protestation contre la guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie en Ukraine, qui menace l’humanité tout entière.

En fait, le Projet 1619 ne tente même plus de séparer son nationalisme racialiste du nationalisme américain. Il demande seulement une place spéciale en son sein. L’un des résultats de cette poupée russe de nationalisme-dans-le-nationalisme est la confusion des pronoms. Par exemple, à quoi fait référence le mot «nos/notre» dans le passage suivant, très typique, de Hannah-Jones:

Sans nos efforts idéalistes, acharnés et patriotiques, notre démocratie aurait aujourd’hui un aspect très différent. En fait, notre pays pourrait ne pas être une démocratie du tout.

Ce point final pathétique pour le nationalisme noir était peut-être inévitable. Les rêves séparatistes de ses dirigeants se sont toujours heurtés à la même force irréductible qui a finalement fait échouer les plans d’exclusion des bureaucrates syndicaux racistes américains: la réalité. Il n’y a jamais vraiment eu de base objective dans la société américaine pour la division entre les travailleurs blancs et les travailleurs noirs. En effet, l’indivisibilité de leur destin était déjà claire pour Marx à l’époque de la guerre civile. «Le travail en peau blanche ne peut s’émanciper là où la peau noire est marquée au fer rouge», observait Marx quelques années plus tard, en 1866. Depuis lors, la tâche fondamentale a été de rendre consciente cette réalité, et d’unifier non seulement les travailleurs blancs et noirs, mais aussi les vagues successives de travailleurs immigrés – qui, une fois encore, ne sont pas mentionnés par le Projet 1619.

Marx a vu plus loin que les premiers socialistes américains, qui ont lutté pour surmonter, ou même identifier, les pressions de classe qui les ont souvent amenés à traiter la question raciale comme quelque chose qui pourrait être traité après la lutte des classes, plutôt que comme un aspect intégral de celle-ci, comme James Cannon l’a expliqué plus tard. La révolution russe et l’influence directe de Lénine et de Trotsky ont clarifié les choses. Elle a revigoré toute une génération d’artistes, de musiciens et d’intellectuels noirs associés à la Renaissance de Harlem – également non mentionnée par le Projet 1619. Plus fondamentalement, à travers l’exemple russe, les travailleurs avancés, blancs et noirs, ont appris que l’idéologie raciale était un aspect critique de l’idéologie de la classe dominante – comme c’est le cas aujourd’hui.

Ces conquêtes politiques du siècle dernier demeurent. Entre-temps, l’histoire a fait sa part du travail. Si les travailleurs blancs, noirs et immigrés étaient déjà unifiés en une seule classe, dans un sens objectif, à l’époque de Marx, combien plus le sont-ils aujourd’hui. La grande migration du 20e siècle a déraciné des millions de Noirs et de Blancs, les déplaçant de la ferme à l’usine, et du Sud au Nord. Le mouvement de masse des droits civiques qui a balayé Jim Crow est inconcevable sans cette évolution. Ce grand mouvement de population a également préparé la poursuite de l’intégration de la classe ouvrière. En effet, la vie même de Hannah-Jones témoigne de ce changement d’époque. Son père est né dans le Mississippi et a été transplanté à Waterloo, dans l’Iowa, où il a épousé une femme blanche. Hannah-Jones ignore tout cela.

Au cours du dernier demi-siècle, depuis le mouvement des droits civiques, la classe ouvrière américaine est devenue plus intégrée que jamais. Plus encore, même ses luttes les plus immédiates sont plus étroitement liées qu’elles ne l’ont jamais été à celles des travailleurs du monde entier. On ne gagnera jamais rien à diviser les travailleurs les uns des autres.

(Article paru en anglais le 12 février 2023)

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