Bloodlands de Timothy Snyder: de la propagande de droite déguisée en recherche historique – Première partie

La famine soviétique faussement présentée comme une politique « délibérée » de meurtre de masse

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Timothy Snyder, Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin, 2nd edition, New York: Basic Books, 2022.

Sauf indication contraire, toutes les références de pages renvoient à ce livre.

Introduction

En avril, Basic Books a publié une deuxième édition du livre Bloodlands (Terres de sang) de Timothy Snyder, paru en 2010, le présentant comme le « contexte historique essentiel de la guerre en Ukraine ». Le rôle remarquable que Snyder joue dans la justification de la guerre impérialiste menée par procuration contre la Russie en Ukraine et l'alliance de l'impérialisme américain avec l'extrême droite ukrainienne rendent impératif d'examiner ce livre de plus près.

Depuis le début de la guerre, en février, Snyder est apparu d'innombrables fois à la télévision, a publié plusieurs articles dans le New York Times et la New York Review of Books et a pris la parole lors de nombreux événements universitaires. Dans ses interventions, ses fils Twitter et d'autres écrits, il a étayé la propagande de guerre impérialiste américaine contre la Russie par des déformations et des mensonges historiques, allant de fausses allégations de « génocide » à un prétendu « plan de la faim » de Poutine en passant par l'existence d'un « régime fasciste » en Russie. Comme le WSWS l'a documenté, ses fils Twitter ont cherché à plusieurs reprises à nier ou à minimiser le rôle des fascistes ukrainiens tant dans la politique et dans l'armée ukrainiennes contemporaines que dans l'anéantissement de 900 000 Juifs ukrainiens pendant l'Holocauste dirigé par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

La plupart de la propagande de guerre actuelle de Snyder s’appuie sur Bloodlands. Au cœur de Bloodlands il y a l'affirmation que les crimes du nazisme en Europe étaient une réaction aux crimes de Staline en Ukraine soviétique en 1932-1933, qui « ont commencé l'ère européenne des massacres » (p. vii), et à la « terreur nationale » que Staline aurait lancée contre les Polonais en Union soviétique en 1937-1938.

La couverture du ‘Bloodlands’ de Timothy Snyder. [Photo : Livres de base] [Photo: Basic Books]

Le livre se concentre, selon Snyder, sur les 14 millions de personnes qui furent assassinées « par les régimes nazi et soviétique» en Europe de l'Est. Excluant délibérément la majeure partie de l'ex-Union soviétique, il ne prête attention qu'à ce qu'il appelle les « Bloodlands » qui s'étendent « du centre de la Pologne à l'ouest de la Russie, en passant par l'Ukraine, la Biélorussie et les États baltes ». (p.viii)

Aucune explication cohérente n’est fournie au lecteur quant à l'origine de cette concentration sur ces « Terres de sang » et pourquoi une grande partie de l'ex-Union soviétique a été exclue. Snyder invente simplement cette nouvelle catégorie géographique sans même tenter d’avancer une justification historique.

Aucune explication n'est donnée non plus pour justifier pourquoi, soudainement, la famine de 1932-1933 en Ukraine soviétique devrait être considérée comme le début de « l'ère européenne des massacres ». Pourquoi pas la Première Guerre mondiale de 1914-1918, où au moins 20 millions de personnes ont été tuées, et qui a conduit à la fois à la Révolution d'Octobre et à l'émergence de mouvements fascistes dans toute l'Europe ? Le fait que pendant la seule Seconde Guerre mondiale, au moins 27 millions de citoyens soviétiques ont péri, soit près du double du nombre de victimes sur lequel Snyder choisit de se concentrer, est lui aussi simplement ignoré. Excluant de son récit plus de 12 millions de victimes du nazisme dans l'ex-Union soviétique, Snyder insiste pour dire que « le bilan de Staline en fait de meurtres de masse était presque aussi imposant que celui d'Hitler. En effet, en temps de paix, c'était bien pire ». (p. x)

L'importance de ces affirmations ne peut être comprise que dans leur contexte historique et politique plus large. En avançant ces arguments, Timothy Snyder reprend, pour l'essentiel, les positions de l'historien allemand d'extrême droite Ernst Nolte. À partir de 1980, Nolte a soutenu que les crimes du nazisme, dont l'Holocauste, avaient été causés par la «violence» déclenchée par la Révolution russe de 1917. Nolte a explicitement parlé d'un «lien de causalité» entre la Révolution russe et le nazisme. Il a insisté pour dire que les crimes du nazisme ne pouvaient être compris que comme une « réaction de peur aux actes d'anéantissement ayant eu lieu pendant la Révolution russe ». Ces « actes d'anéantissement » étaient, selon Nolte, la guerre de classe du régime bolchevique contre la bourgeoisie et plus tard contre les paysans dans la campagne de collectivisation forcée qui a commencé à la fin des années 1920. Ces « actes d'annihilation » étaient « l'original », affirmait Nolte ; ceux du nazisme « une copie déformée ». La Révolution russe, selon ses mots, était la « condition préalable la plus importante » du régime nazi. [1]

Les affirmations de Nolte suscitèrent le soi-disant Historikerstreit (querelle des historiens) et furent réfutées et rejetées par l'écrasante majorité des historiens allemands de l'époque. À la suite de l'Historikerstreit, la carrière de Nolte se limita largement à donner des conférences dans des cercles ouvertement d'extrême droite et néofascistes. Reprendre ses arguments revenait à reconnaître une affinité politique et intellectuelle avec le fascisme.

Dans sa postface à la nouvelle édition, Snyder reconnaît que « l'ombre de Nolte planait sur mon projet, plus descriptif et empirique ». Sans rejeter les affirmations centrales de Nolte, qu'il décrit avec désinvolture comme une « série de liens entre l'Union soviétique et l'Allemagne nazie », Snyder reproche au révisionniste d'extrême droite de les avoir avancées « sans connaissances linguistiques ni sources de base ». Contrairement à Nolte, Snyder se vante de ce qu’il «connaissait les langues d'Europe de l'Est (ainsi que l'allemand et le français, etc.), j'utilisais des sources d'Europe de l'Est et je traitais l'interaction comme une hypothèse à tester plutôt que comme une sorte de dialectique rêveuse ». ( pp. 416-417)

Timothy Snyder [Photo by Frauemacht / CC BY 4.0] [Photo by Frauemacht / CC BY 4.0]

Comme cette critique le montrera, ce que Snyder présente dans Bloodlands n'est pas un projet « empirique ». En fait, on ne peut pas l'appeler de l’« histoire» au sens propre du terme. Exploitant son prestige de professeur à l'Université de Yale, l'une des institutions les plus élitistes du monde, Snyder présente un récit de certaines des expériences historiques les plus importantes du XXe siècle, basé sur un amalgame de demi-vérités, de mensonges, de déformations et des histoires d'horreur. Son axe central est la reprise de la justification du fascisme fournie par Ernst Nolte, avec des modifications et des ajouts issus principalement de l'arsenal idéologique de l'extrême droite polonaise et ukrainienne.

PARTIE 1 : La fausse présentation de la famine soviétique comme une politique « délibérée » de meurtre de masse

La famine soviétique de 1931-1933 a coûté la vie à environ 7 millions de personnes, dont environ la moitié en Ukraine soviétique. Même en excluant l'Oural, la Sibérie et l'Extrême-Orient – qui ont également souffert de la famine – plus de 70 millions des 160 millions d'habitants de l'URSS vivaient dans des zones de famine. Cela comprenait non seulement le Kazakhstan et l'Ukraine soviétiques, mais aussi les régions de la Volga inférieure et centrale, la région centrale de la Terre noire et le Caucase Nord. [2]

Pourtant, même si Snyder admet avec désinvolture que «la collectivisation a été un désastre partout en Union soviétique» (42), sa propre discussion sur la famine se limite presque entièrement à l'Ukraine soviétique. Snyder affirme que « les preuves de meurtres de masse clairement prémédités à l'échelle de millions sont les plus évidentes en Ukraine soviétique. […] La famine avait frappé des parties de la Russie soviétique ainsi qu'une grande partie de l'Ukraine soviétique en 1932. Néanmoins, la réponse politique à l’égard de l'Ukraine était spéciale et meurtrière. (p.42, italiques ajoutés)

Tout au long du livre, Snyder met la famine sur un pied d'égalité avec la politique meurtrière des nazis, affirmant qu'elle a servi d'inspiration à ces derniers. Reprenant les affirmations de Nolte selon lesquelles les crimes des nazis étaient une « copie » de ceux du stalinisme, il écrit: « Il est utile de savoir que les planificateurs nazis savaient que la politique soviétique avait provoqué une famine dévastatrice en Ukraine en 1933, parce que nous comprenons alors qu’ils ont cherché à faire la même chose. » (p. 415)

Alors que Snyder lui-même se garde bien de ne pas utiliser expressément le terme « génocide » pour la famine en Ukraine soviétique, il insinue clairement qu’il est approprié de le faire. Il mentionne ainsi que Rafał Lemkin, « l'avocat international qui a inventé le terme de génocide, appelerait le cas ukrainien 'l'exemple classique du génocide soviétique’ ». (p.53-54)

Pourtant, Snyder ne parvient pas à produire un seul document prouvant l'intention de tuer un grand nombre de personnes, sans parler d'un grand nombre d'Ukrainiens spécifiquement, de la part des dirigeants soviétiques. Ceci serait cependant la condition préalable nécessaire pour étayer l'allégation très grave et l'évaluation historique d'un « génocide », sur la base de la définition fournie par les Nations Unies. Il faut souligner que de tels documents prouvant l'intention de tuer existent en abondance pour les politiques nazies de meurtre de masse des Juifs d'Europe, plusieurs autres groupes de victimes, ou, d'ailleurs, la Grande Terreur de Staline en 1936-1938.

Snyder ne cite pas de tels documents car ils n'existent pas. Malgré de nombreux volumes de collections documentaires et d'études historiques sur le sujet depuis l'ouverture des archives de l'ex-Union soviétique en 1991, pas un seul document suggérant que les dirigeants soviétiques avaient l'intention de tuer un grand nombre de personnes, et encore moins sur une base ethnique, n’a été trouvé. La famine était le résultat de politiques criminelles, mais ces politiques étaient d'une nature très différente du génocide perpétré par le régime nazi contre les Juifs d'Europe.

La Révolution russe et la société soviétique dans les années 1920

Pour comprendre le phénomène de la famine soviétique, il faut avant tout le replacer dans le contexte historique du développement de l'Union soviétique et de l'émergence du stalinisme. C'est précisément ce type d'analyse que Snyder rejette. Dans la mesure où il discute du tout un contexte historique de cette famine, il se livre à un mélange de diatribes anti-communistes, de commentaires sarcastiques et de demi-vérités.

Insinuant que la politique stalinienne ayant conduit à la famine avait ses racines dans la révolution de 1917 et le marxisme, Snyder dénonce la Révolution d'octobre comme un coup d'État provoqué par un Lénine financé par l'Allemagne. Il écrit que les bolcheviks cherchaient « la maîtrise à la fois des paysans et des nations » et qu'ils étaient « les ennemis de leurs propres peuples, qu'ils soient définis par la classe ou par la nation. Ils croyaient que le peuple qu'ils gouvernaient était historiquement défunt, un signet à retirer avant qu'une page ne soit tournée ». (11)

Ce n'est pas là de l'histoire mais une diatribe politique. Snyder ne tente pas d’étayer une seule de ses affirmations, comme c’est le devoir de tout historien. Il n'aborde ni ne réfute les travaux historiques qui ont montré que les bolcheviks avaient été portés au pouvoir dans une révolution sociale, après avoir gagné la confiance politique de la classe ouvrière et de sections de la paysannerie. [3]

Léon Trotsky à la tête de l'Armée rouge durant la guerre civile qui a suivi la Révolution russe

Est également dénuée de fondement historique l'accusation que les bolcheviks étaient « les ennemis de leurs propres peuples ». En réalité, le premier gouvernement bolchevique a lancé les mesures démocratiques et socialistes sans doute les plus radicales de tous les gouvernements de l'histoire mondiale. En prenant le pouvoir à Petrograd, le gouvernement révolutionnaire sous direction bolchevique a immédiatement mis fin à la participation de la Russie à la Première Guerre mondiale et a accordé tous les droits démocratiques – y compris le droit à l'autodétermination nationale – aux nationalités opprimées de l'Empire tsariste. Les propriétaires furent expropriés et la terre fut nationalisée.

Le gouvernement soviétique a également nationalisé les grandes banques et la plupart de l'industrie lourde et des transports, annulé la dette extérieure et établi un monopole du commerce extérieur garantissant que le capital privé international ne pourrait pas saper les fondements de l'État ouvrier nouvellement créé et de son économie. La journée de travail de huit heures fut introduite et l'Union soviétique, malgré sa relative pauvreté, mit en place l'un des systèmes sociaux et de santé publique les plus avancés du monde.

Les conquêtes de la révolution ont été étendues à une grande partie de l'ancien Empire russe, y compris la partie orientale de ce qui est aujourd'hui l'Ukraine, dans une guerre civile de près de quatre ans contre les armées d'invasion impérialistes et les forces nationalistes, remportée par l'Armée rouge dirigée par Léon Trotsky. Durant ces années de guerre civile, des révolutions et des insurrections ont éclaté en Allemagne (1918-19), en Hongrie, en Slovaquie et en Bulgarie. Mais contrairement aux attentes des bolcheviks, la classe ouvrière – surtout à cause de la trahison de son ancienne direction social-démocrate – n'a pas réussi à prendre le pouvoir dans d'autres pays. La fin de la guerre civile en 1921-1922 a coïncidé avec un reflux relatif des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière au plan international.

Les frontières de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) telle qu'elle fut constituée le 30 décembre 1922. [Photo : WSWS]

Le mélange d'isolement international et de retard relatif de l'économie soviétique a généré d'immenses pressions sociales et politiques sur l'État ouvrier naissant et son parti au pouvoir. Une bureaucratie avait déjà commencé à prendre forme pendant la guerre civile et gagnait maintenant en force sociale et politique. À la fin de 1923, un changement brutal de la situation politique internationale – la révolution avortée en Allemagne surtout – avait poussé l'aile internationaliste du parti, dirigée par Léon Trotsky, dans une opposition minoritaire contre la faction majoritaire autour de Joseph Staline, qui défendait les intérêts de la bureaucratie naissante. Cette faction allait, à l'automne 1924, articuler les intérêts sociaux de la bureaucratie par le programme nationaliste du « socialisme dans un seul pays ».

La lutte interne du parti qui se déroula au sein du Parti bolchevique est balayée par Snyder en quelques paragraphes et se termina, selon ses mots, lorsque « Trotsky a quitté le pays ». (p.14). De plus, Snyder insinue que la politique de collectivisation et d'industrialisation, qui, selon ses termes, ont abouti à la «famine massive de 1933», n'ont été adoptées que lorsque Staline s’est «associé à la politique de ces rivaux purgés [dans l'opposition de gauche] ». (p.13)

Cet assemblage d'omissions et de demi-vérités rend impossible la compréhension du contexte de la collectivisation et de la famine de 1930-1933. La politique de collectivisation forcée a été adoptée en 1929 dans le cadre d'un plan quinquennal qui prévoyait une industrialisation précipitée de l'Union soviétique et la fin de la nouvelle politique économique (NEP), introduite au printemps 1921.

Snyder se réfère cyniquement à la NEP en déclarant: « Les bolcheviks devaient d'abord accomplir le travail constructif du capitalisme » (p. 10). Encore une fois cette formulation est incorrecte et n'explique rien. La NEP impliquait en effet des concessions au marché capitaliste et à des couches de la paysannerie dans l'État soviétique, concessions sans lesquelles le gouvernement bolchevique aurait perdu le soutien d'une grande partie de la population encore majoritairement rurale, et sans lesquelles il aurait été impossible de redresser l’économie.

Mais l'industrie resta nationalisée et, surtout, le contrôle global de l'économie resta entre les mains de l'État ouvrier. La nature contradictoire et transitoire de l'économie soviétique était intrinsèquement liée aux problèmes objectifs auxquels était confrontée la révolution en Russie.

L'ancien Empire russe, un pays relativement arriéré économiquement, avait été le premier pays où la classe ouvrière put s'emparer du pouvoir d'État et commencer la révolution socialiste mondiale. Cet isolement international a non seulement privé l'économie soviétique d'une technologie et d'autres ressources économiques dont elle avait désespérément besoin, mais il a également approfondi et compliqué les relations socio-économiques au sein de l'Union soviétique. Alors que Snyder se réfère à plusieurs reprises à une «guerre contre les koulaks» ou à des tentatives de «subordonner la paysannerie à l'État», il ne propose pas à ses lecteurs la moindre explication de la société et de l'économie de l'Union soviétique et du problème de la paysannerie.

Sans une telle analyse, il est cependant impossible de comprendre les origines de la famine du début des années 1930.

Précisément à cause du développement tardif de l'économie russe et parce qu'il n'y avait pas eu de révolution démocratique bourgeoise, de nombreuses mesures révolutionnaires de la Révolution socialiste d'octobre étaient, en fin de compte, d'un caractère bourgeois et non socialiste. La terre avait été nationalisée, donnant à l'État le pouvoir de la distribuer et de l'allouer. Mais dans la pratique, cette mesure révolutionnaire consistant à donner des terres aux paysans avait conduit à une augmentation substantielle des petites exploitations privées. L'économie soviétique telle qu'elle s'est développée dans les années 1920 comportait à la fois un secteur « socialiste » – l'industrie lourde et les transports, quasi entièrement nationalisés – et un secteur « capitaliste », à savoir l'agriculture, où le capital privé jouait encore un rôle majeur. L'influence du capital privé était surtout contenue par le monopole de l'État soviétique sur le commerce extérieur, qui empêchait les relations commerciales directes entre les paysans plus riches, les commerçants et les entreprises à capitaux étrangers.

La politique de la période de la NEP, dans les années 1920, a accéléré une différenciation croissante au sein d’une paysannerie qui était divisée entre les couches les plus pauvres, les soi-disant bednyaks, les paysans moyens (serednyaks) et les paysans aisés, que l'on appelait les koulaks.

La collectivisation, la famine et la position de l'Opposition de gauche

À partir de 1923, l'Opposition de gauche avait préconisé de se concentrer sur l'industrialisation et le renforcement de l'industrie lourde, afin d'accroître le poids social et politique de la classe ouvrière industrielle dans la société soviétique. L'Opposition a averti à maintes reprises que les couches bourgeoises de la paysannerie pourraient devenir la base de l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie et de la restauration des relations capitalistes si elles parvenaient à établir des relations commerciales et politiques directes avec les capitalistes des pays capitalistes plus avancés. L'Opposition a donc insisté pour que le parti fonde son travail et son soutien dans les campagnes sur les masses des paysans les plus opprimés et les plus pauvres.

La faction stalinienne rejeta la politique de l'Opposition. Arguant explicitement contre la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui insistait sur le fait que les contradictions de la révolution sociale en Russie ne pouvaient être résolues que par son extension à l'échelle mondiale, le théoricien en chef de la faction stalinienne, Nikolaï Boukharine, affirma que les intérêts économiques de la classe ouvrière et des paysans riches pourraient être réconciliés et que l'Union soviétique pourrait évoluer vers le socialisme dans un seul pays « au rythme d'une tortue ». [4] Sur la base de ces conceptions, la faction stalinienne adopta une politique qui a effectivement sapé le développement de l'industrie soviétique, tout en renforçant les couches les plus privilégiées de la paysannerie.

Le corollaire international de cette orientation nationaliste et opportuniste fut la subordination des mouvements révolutionnaires de la classe ouvrière et des paysans aux forces bourgeoises, notamment en Chine en 1926-1927. Les défaites de la classe ouvrière résultant de cette orientation en Allemagne, en Angleterre et en Chine renforcèrent l'isolement international de l'État ouvrier, consolidant davantage la position de la bureaucratie et de sa faction politique dans le parti, en opposition à l'aile gauche révolutionnaire du parti.

Membres de l'Opposition de gauche en 1927. (Au premier rang de gauche à droite) Leonid Serebryakov, Karl Radek, Leon Trotsky, Mikhail Boguslavsky, Yevgeni Preobrazhensky; (Au second rang) Christian Rakovsky, Jacob Drobnis, Aleksander Beloborodov et Lev Sosnovski.

En décembre 1927, l'Opposition de gauche fut expulsée du Parti communiste soviétique. Ses dirigeants et une grande partie de ses membres furent arrêtés et exilés. En 1929, Trotsky fut exilé d'URSS, trouvant refuge dans un premier temps à Prinkipo, en Turquie.

Mais juste au moment où la bureaucratie intensifiait la persécution de ses opposants marxistes, sa politique économique commença à se retourner contre elle. En 1928, une crise céréalière massive s’abattit sur l'économie soviétique. La crise a provoqué un tournant vers les réquisitions forcées de céréales de la part du régime. Ces réquisitions ne donnèrent pas les résultats nécessaires et la famine de masse menaça. En réponse à cette situation désespérée, en 1929, la direction stalinienne passa à une politique de collectivisation forcée de masse. Les petites exploitations paysannes privées, qui dominaient encore l'agriculture soviétique, furent rapidement transformées en fermes collectives, appelées kolkhozes, ou fermes socialisées, les sovkhozes.

Comme sa politique d’avant 1928-1929, la campagne d'industrialisation et de collectivisation reposait sur la conception que le socialisme pouvait être construit dans « un seul pays » ; c'est-à-dire que toutes les ressources nécessaires à un développement économique rapide au niveau le plus avancé pouvaient être tirées de la population soviétique et des ressources en matières premières. C'était là une illusion réactionnaire. Ni l'industrie ni l'agriculture soviétiques n'étaient proches du niveau technologique nécessaire à l'établissement d'une agriculture collectivisée à grande échelle, qui, entre autres, nécessitait la production industrielle d'équipements agricoles de pointe à grande échelle.

Si le gouvernement soviétique déclara la «guerre» aux «koulaks», la collectivisation elle, frappa souvent plus durement les ménages paysans les plus pauvres et ceux des paysans moyens ayant eux aussi souvent des exploitations très petites et pauvres. Les ménages paysans furent contraints de céder leur bétail aux fermes collectives dans des conditions où l'écrasante majorité des ménages possédant des animaux n’avaient qu'une vache ou un cochon et deux ou trois moutons. [5]

Cette politique a eu principalement deux conséquences: d’abord, les animaux prélevés dans différents foyers étaient désormais parqués ensemble dans des conditions souvent insalubres, sans abri ni nourriture suffisante. Le résultat fut une famine massive chez les animaux et la propagation de maladies épidémiques tant parmi le bétail que dans la population humaine. Ensuite, de nombreux paysans abattirent leur bétail en masse pour protester contre la collectivisation. Dans l'ensemble de l'URSS, le cheptel bovin et porcin a diminué de moitié en 1933. Il faudra attendre 1958, soit une génération entière, pour que le cheptel bovin et ovin soviétique retrouve son niveau de 1914. [6] La collectivisation précipitée des exploitations paysannes individuelles a aussi pratiquement détruit la rotation établie des cultures, sapant les récoltes futures. [sept]

En plus de cette politique désastreuse, les mauvaises conditions météorologiques ont rendu les récoltes soviétiques de 1931 et 1932 exceptionnellement mauvaises. Un historien a estimé que la combinaison de sécheresse, de pluie et d'infestation des cultures en 1931 et 1932 a détruit au moins 20 pour cent de la récolte et aurait « suffi à elle seule à causer de graves pénuries alimentaires ou même la famine ». Ainsi, même si les quotas de céréales pour 1932 étaient, en fait, nettement inférieurs à ceux des années précédentes – c'est-à-dire que moins de céréales furent réquisitionnées que les années précédentes – les paysans se sont retrouvés avec des réserves nettement plus faibles. [8]

Des victimes de la famine à Kharkov (Kharkiv) en 1933

Les mesures adoptées dans le cadre de la collectivisation forcée provoquèrent non seulement la famine mais aussi une quasi-guerre civile dans les campagnes, avec des soulèvements contre les réquisitions de nourriture et la collectivisation de la part de paysans désespérés et affamés, qui secouèrent en 1930 de grandes parties de l'Union soviétique. La bureaucratie répondit aux troubles sociaux de masse par une répression brutale et des déportations massives, souvent de familles paysannes entières. Dans le même temps, la famine commençait à frapper les villes, où les rangs de la classe ouvrière urbaine augmentaient à pas de géant en raison de la politique d'industrialisation rapide. Le résultat fut une baisse effroyable du niveau de vie et une famine dans la population urbaine et rurale.

La catastrophe de la collectivisation a eu un impact sur le développement politique et économique de l'Union soviétique durant des décennies. Outre l'énorme bilan humain d'au moins 7 millions de morts, la malnutrition a touché plusieurs générations, les épidémies se sont propagées à la fois aux humains et aux animaux et le bétail a subi un effondrement sans précédent. Politiquement, la collectivisation a porté un coup dur au prestige politique du socialisme tant dans la paysannerie soviétique que dans les masses opprimées du monde entier.

Insinuer, comme le fait Snyder, que cette politique aventuriste et irrationnelle, qui n'avait aucun fondement dans la réalité socio-économique, avait été lancée par l'Opposition de gauche et avait ensuite été «adoptées» par Staline est une falsification de l’histoire documentée. L'Opposition de gauche avait en effet préconisé la collectivisation des ménages paysans comme forme économique organisationnelle supérieure aux petites exploitations paysannes prévalentes. Mais elle avait toujours considéré celle-ci comme une politique graduelle, dont le rythme dépendait nécessairement du développement global de l'économie soviétique et d'un niveau beaucoup plus élevé de la productivité industrielle et agricole. Trotsky écrit en 1930:

Ce [nouveau] cours [de l'économie soviétique] est la négation et le complément aventureux du cours opportuniste qui a prévalu en 1923 et qui s'est particulièrement prononcé à partir de 1926-1928. Le cours d'aujourd'hui n'est en rien moins dangereux, et à certains égards un danger plus grave, que celui d'hier.[ ...] En substance, ce n'est pas une nouvelle théorie. C'est la vieille théorie du socialisme dans un seul pays, mais passée à la « troisième vitesse ». Auparavant, on nous avait appris que le socialisme se construirait dans une Russie arriérée « à pas de tortue », le koulak s’adaptant au socialisme.

Maintenant, le pas de tortue a été remplacée par une vitesse proche de celle d'un avion. Le koulak ne progresse plus vers le socialisme – à une telle vitesse ce n'est pas possible ! – mais est simplement liquidé par ordre administratif.

Expliquant les politiques de l'Opposition, Trotsky poursuivait :

À maintes reprises, nous avons résolument rejeté la tâche de construire une société nationale socialiste « dans les plus brefs délais ». Pour nous, la collectivisation et l'industrialisation sont connectées par un lien indéfectible à la révolution mondiale. Les problèmes de notre économie se décident en dernière analyse sur la scène internationale. [9]

Même quand Trotsky fut exilé et que tous les autres principaux opposants furent emprisonnés, l'Opposition de gauche soviétique produisit des analyses incisives du désastre en cours. Ainsi, en décembre 1932, les chefs de l'Opposition emprisonnés exigèrent « la fin de la politique de collectivisation complète », mettant en garde contre l'éruption d'une guerre civile. Ils attribuèrent à juste titre les causes du désastre économique au « manque de considération de la bureaucratie pour les ressources matérielles, et [son orientation] vers la construction d'une économie nationale fermée et isolée du marché mondial » qui se traduisait par une « violation totale du principe de planification ». Ils écrivaient:

La plupart des régions productrices – l'Oural et la Volga, le Caucase du Nord et l'Ukraine, principaux greniers de l'Union – se retrouvent presque assiégées. Les fusillades et l'exil des communistes et des fermiers collectifs deviennent partie intégrante du système et des principales méthodes d'approvisionnement en céréales dans les régions productrices de l'URSS. ... Nous devons faire comprendre non seulement aux ouvriers agricoles, mais aussi aux couches les plus importantes de la paysannerie, que l'opposition léniniste n'a jamais succombé à la frénésie de la collectivisation totale, n'a jamais été infectée par l'illusion d'éliminer les koulaks par des méthodes administratives. [10]

Ces documents réfutent l'affirmation de Snyder que la politique de collectivisation et d'industrialisation sous la forme adoptée par la direction stalinienne constituait une mise en œuvre de la politique de l'Opposition de gauche et du marxisme.

La déformation de la recherche historique par Snyder

Les documents d'archives publiés sur le sujet depuis 1991 – et ils sont nombreux – confirment pour l'essentiel l’estimation avancée par l'Opposition de gauche à l'époque. Parmi les études les plus importantes figurent les travaux des historiens Stephen Wheatcroft et Robert W. Davies. Snyder fait référence à leurs différentes œuvres pas moins de 27 fois dans le seul premier chapitre, donnant l'impression qu'il s'appuie sur leurs recherches pour faire avancer son affirmation de « politique délibérée de meurtre de masse ».

Rien ne saurait être plus loin de la vérité. En fait, Davies et Wheatcroft sont parmi les historiens les plus connus pour s’opposer à l'affirmation que la famine constituait un « génocide » ou était une politique « délibérée » du meurtre de masse. Snyder fait référence à leur volume de 2004 Years of Hunger une bonne vingtaine de fois dans son chapitre sur la famine. Contrairement à Snyder cependant Wheatcroft et Davies discutent de la famine comme d’un phénomène à l'échelle de l'Union, c’est à dire non d’un phénomène ukrainien, un phénomène provoqué par une combinaison de politiques désastreusement erronées, d’héritage d'une agriculture arriérée et de mauvaises conditions météorologiques.

Mais Snyder ne dit jamais ouvertement à ses lecteurs ce que Davies et Wheatcroft disent réellement. De plus, nombre de références à ce travail sont trompeuses dans Bloodlands.

Snyder fait ainsi référence au livre pour étayer l'allégation grave qu’en Ukraine soviétique, «Il était interdit [par des autorités] aux médecins et aux infirmières de soigner (ou de nourrir) les affamés qui atteignaient leurs hôpitaux ». (p. 22) Mais Davies et Wheatcroft n'écrivent rien de tel. À la page référencée par Snyder, ils discutent bien plutôt les décisions sans aucun doute horribles des autorités locales et centrales de privilégier ceux qui pouvaient travailler dans les fermes collectives à la distribution alimentaire. Ils citent une « décision glaçante du comité central du parti ukrainien du 31 mars » concernant des paysans de la région de Kiev hospitalisés à cause de la faim. Les travailleurs de l'hôpital avaient reçu cet ordre: « Divisez tous les hospitalisés en malades et en rétablissement, et augmentez considérablement la nourriture de ces derniers afin qu'ils puissent être libérés pour le travail le plus rapidement possible ». [11]

Dans un autre cas, Snyder se réfère à ce livre pour étayer l'affirmation que 2505 personnes ont été condamnées pour cannibalisme en Ukraine en 1932 et 1933. Aucun chiffre de ce type n'est fourni à la page donnée, qui ne fait aucunement référence au cannibalisme. Dans un autre exemple encore, Snyder prétend s'appuyer sur Wheatcroft et Davies lorsqu'il affirme que la famine a entraîné tant au Kazakhstan qu’en Ukraine un changement de «l'équilibre démographique […] en faveur des Russes». La page référencée dans Years of Hunger (p. 316) ne propose aucune discussion sur les changements démographiques dans la composition ethnique de l'Ukraine soviétique ou de toute autre partie de l'Union soviétique. [12]

En fait, Davies et Wheatcroft ont produit un volume après l’autre durant les 30 dernières années, dont plusieurs collections éditées de documents d'archives, réfutant toute la présentation de la famine comme une politique du meurtre de masse ethniquement ciblé.

Dans un essai référencé mais jamais résumé avec précision par Snyder, Wheatcroft a explicitement dénoncé les tentatives de Nolte et d'autres «d'établir un lien de causalité simpliste entre la répression et les massacres en Union soviétique et en Allemagne. Ces affirmations […] reposent généralement sur une compréhension mal définie de la complexité de ces phénomènes, une compréhension inexacte de leur ampleur et une faible appréciation de leur chronologie ». [13]

Wheatcroft fait la distinction entre la causalité de la mort prématurée de personnes par des politiques catastrophiques d'une part et les meurtres délibérés d'autre part. Alors qu'il discute les exécutions massives de la Grande Terreur et du génocide des Juifs d'Europe par Hitler comme des meurtres délibérés, il décrit avec précision les morts de la famine comme ayant été causées par le régime stalinien à travers une politique désastreusement incorrecte, mais pas une politique délibérée du meurtre de masse.

Davies, lui aussi, est un opposant bien connu de l'affirmation que la famine était un «génocide». Contrairement à toutes les affirmations de Snyder, Davies observe que Staline traitait la famine qui se déroulait « … comme un problème bureaucratique plus ou moins normal, dû à la distribution erronée du plan d'approvisionnement en céréales et à la nécessité pour les dirigeants locaux de ‘consacrer une attention renforcée’ à l'agriculture ». Davies conclut que la correspondance de Staline avec Lazar Kaganovitch, alors la deuxième figure la plus importante du Politburo soviétique, témoignait de sa préoccupation pour « l'activité routinière de l'appareil du parti et de l'État » qui « correspondait pleinement à sa conviction quant au pouvoir de l'État et des machines du parti, et des mesures administratives ». [14]

Ce passage est une condamnation dévastatrice de la bureaucratie et de son chef, mais il réfute également les affirmations selon lesquelles la politique de Staline avait été celle du meurtre de masse délibéré.

Le fait que Snyder n'ait pas reconnu que deux des experts les plus connus de la famine auxquels il fait référence à maintes reprises s'opposait en fait à ses affirmations ne peut être considéré comme une erreur innocente. Sa concentration obsessionnelle sur l'Ukraine soviétique et ses affirmations non fondées d'une politique «délibérée» de «tuerie de masse» ciblant les Ukrainiens ne sont pas non plus juste le résultat d'une mauvaise méthode historique.

Les affirmations de Timothy Snyder traitant la famine comme un acte «délibéré» de meurtre de masse visant les Ukrainiens ont une longue histoire qui remonte à l'extrême droite ukrainienne ayant collaboré avec l'occupation nazie de l'Ukraine soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans le cadre de leur occupation de l'Ukraine, les nazis ont encouragé les «révélations» des crimes staliniens par leurs mercenaires journalistes en Ukraine occupée. Beaucoup de ces « journalistes » étaient membres ou sympathisants de l'organisation fasciste OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens). Sans utiliser le terme de « génocide », qui n'était pas encore en usage, ils présentaient la famine comme telle, blâmaient « l'impérialisme moscovite », la « russification de l'Ukraine » et parlaient d'une « destruction de la culture ukrainienne par les bolcheviques ». [15]

La tradition de ce discours a toujours inclus un élément fortement antisémite, car la famine était régulièrement présentée comme le résultat de l’administration des « juifs communistes » de Moscou. Après la guerre, cette falsification d'extrême droite de l'histoire soviétique a été promue par des éléments d'extrême droite de la diaspora ukrainienne qui bénéficiaient du soutien des agences de renseignement occidentales et avaient des liens avec des institutions universitaires de premier plan aux États-Unis et au Canada.

La légitimation à grande échelle de ce discours d'extrême droite a commencé dans les années 1980 et a été avancée principalement par des universitaires américains étroitement liés à l'appareil d'État américain. En 1986, Robert Conquest de l'Université de Stanford a publié le livre Harvest of Sorrow. C'était le premier livre d'un universitaire occidental bien connu qui affirmait que la famine constituait un « génocide » dirigé contre les Ukrainiens sous la forme d'une « terreur-famine ». Conquest niait que la famine avait des origines naturelles et l'a au contraire comparée explicitement aux crimes nazis. [16] Il convient de noter que Conquest a ensuite lui-même révisé ses affirmations et refusé de parler de « génocide » au début des années 2000. [17]

Le travail de James Mace, qui était affilié à l'Université de Harvard et dirigeait une commission du Congrès américain sur la famine en Ukraine, a sans doute été encore plus important pour la réhabilitation du discours d'extrême droite ukrainien sur la famine. En 1988, Mace a présenté un rapport au Congrès sur ses « conclusions », affirmant que « l’ « enquête » avait établi que la famine constituait un « génocide ». Il a explicitement comparé la famine à l'Holocauste, allant jusqu'à prétendre que c'était encore pire, avec 7 millions présumés de morts contre 6 millions. [18]

Dans le cadre de cet effort délibéré pour mettre la famine sur un pied d'égalité avec l'Holocauste, le terme « Holodomor », qui signifie littéralement meurtre par famine, a été utilisé par la diaspora ukrainienne. [19]

En Union soviétique, où la bureaucratie se dirigeait vers la restauration à grande échelle du capitalisme, les intellectuels nationalistes ukrainiens et les anciens écrivaillons staliniens étaient impatients de répéter les mensonges historiques de la diaspora ukrainienne et de ses alliés universitaires.

Le récit du « génocide » dans le contexte de l'élargissement de l'OTAN dans les années 2000

La plus forte promotion de l'affirmation que la famine constituait un « génocide » se fit dans le contexte de l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est et de l'intervention agressive des États-Unis dans la politique ukrainienne au début des années 2000. En 2003, le Parlement ukrainien, le Congrès américain et le Parlement canadien ont tous adopté des résolutions condamnant la famine comme un « génocide », adoptant effectivement comme récit officiel celui des fascistes ukrainiens.

En 2004-2005, le gouvernement pro-OTAN de Viktor Iouchtchenko arriva au pouvoir après les manifestations, soutenues par les États-Unis, de la soi-disant «révolution orange». Le gouvernement mena d'importants efforts pour réhabiliter les collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine et leurs falsifications historiques. L'« Holodomor » devint une matière enseignée dans les écoles aux enfants, et le gouvernement soutint la publication d'une collection documentaire qui appelait explicitement la famine « l'Holocauste ukrainien ». [20]

Monument de Stepan Bandera à Lviv [AP Photo/ Bernat Armangué ] [AP Photo/Bernat Armangue]

Cette campagne s'étendit au-delà de l'Ukraine et impliqua également des historiens internationaux, qui affirmaient tous maintenant que la famine constituait un « génocide », ignorant entièrement toutes les preuves du contraire. [21]

Le récit de Snyder est largement basé sur des ouvrages issues de cette campagne. Parmi ses sources les plus importantes figure ainsi The 1932-1933 Famine as Genocide de historien ukrainien en vue Stanislav Kulchytsky. Ce livre, ignorant toutes les conclusions contraires, réitère l’affirmation de Robert Conquest que la famine était un génocide visant les paysans ukrainiens de la république ukrainienne soviétique, ainsi que du Kouban. [22] (Kulchytsky avait lui-même rejeté l'affirmation que la famine était un « génocide » jusqu'en 2003.)

Un autre point de référence important pour Snyder est celui de Robert Kuśnierz, L’Ukraine dans les années de collectivisation et la Grande Famine (1929-1933), publié en polonais en 2005 et référencé pas moins de 28 fois dans les 99 notes de Snyder pour le chapitre sur la famine. Dans ses références à cet ouvrage, Snyder non seulement commet de nombreuses erreurs, mais il introduit encore de manière subreptice la propagande de la droite ukrainienne.

Kuśnierz est l'une des sources préférées de Snyder pour ses nombreuses «histoires d'horreur» sur le cannibalisme et d'autres aspects de la collectivisation avec lesquelles il entend choquer et déranger ses lecteurs. Dans plusieurs cas cependant, il résume de manière inexacte cette source et ajoute ou omet des détails cruciaux. [23]

Ainsi, dans un passage, Snyder décrit, en s'appuyant sur Kuśnierz, des crimes atroces commis par des brigades du parti et des membres du mouvement de jeunesse, le Komsomol. Il les dépeint comme riens moins que des bandits en maraude qui violaient et tuaient des gens au nom de l'État.

Comme une armée d'invasion, les militants du parti s’emparaient de tout ce qu'ils pouvaient trouver, mangeant à leur faim, avec comme unique résultat de leur travail et de leur enthousiasme, la misère et la mort.[…] Ils urinaient dans des barils de cornichons, ou ordonnaient aux paysans affamés de se boxer pour le sport, ou les faisaient ramper et aboyer comme des chiens, ou les forçaient à s'agenouiller dans la boue et à prier.[ …] Dans un village, la brigade s'est saoulée dans la hutte d'un paysan et a violé collectivement sa fille. Les femmes qui vivaient seules étaient régulièrement violées la nuit sous prétexte de confiscations de céréales – et leur nourriture leur était effectivement prise après le viol de leur corps. Ce fut là le triomphe de la loi de Staline et de l'État de Staline. (p. 39-40)

Pourtant, même Kuśnierz, qui est un anti-communiste acharné, reconnaît que les membres du Komsomol ont été expulsés pour leur « attitude anti-bolchevique » et punis pour leurs crimes. En d'autres termes, contrairement à ce que suggère Snyder, leur comportement était tout sauf toléré. Kuśnierz note également que les membres des brigades qui s'étaient rendus coupables de crimes furent jugés et condamnés à la prison ou au camp. On ne trouve aucune mention de cela dans Bloodlands. [24]

Il y a un autre cas révélateur. Dans l'une de ses nombreuses descriptions épouvantables de la famine, Snyder écrit : « Dans un village de l'Ukraine soviétique, l'arc de triomphe construit pour célébrer l'achèvement du plan quinquennal était entouré de cadavres de paysans. » (p. 54)

Comme source de cette affirmation, Snyder se réfère à Kuśnierz (p. 178) qui nous dit que cette description est basée sur le récit d'un « témoin oculaire » censé être cité dans le numéro en anglais de 1976 d'Ethnocide of Ukrainiens in the URSS, du journal Ukrainian Herald, un journal « clandestin » de dissidents ukrainiens de droite, publié avec l'aide de Robert Conquest.

L'histoire citée par Kuśnierz et Snyder se trouve à la page 47 de ce journal. L'article en question est rédigé par Maksim Sahaydak et intitulé « Le fascisme soviétique ». Il vitupère contre le prétendu génocide au ralenti des Ukrainiens sans même prétendre être une analyse objective de quoi que ce soit ou une source scientifique crédible. L'histoire avec l'arc de triomphe est mentionnée sans fournir aucune source (aucun témoin oculaire n'est référencé). En d'autres termes, il n'a aucune crédibilité scientifique. Kuśnierz a identifié cette source de manière inexacte dans un livre polonais. Ensuite, Snyder a simplement répété cette propagande de droite dans son travail soi-disant scientifique, bien conscient que la plupart de ses lecteurs ne pourraient pas vérifier ses références en langue polonaise. [25]

Il faut également souligner que dans plusieurs cas, Snyder fournit des numéros de page inexacts pour les chiffres et les citations qu'il prend de Kuśnierz. [26]

De plus, Snyder fait référence à plusieurs reprises aux traductions polonaises par Kuśnierz d'articles et de discours en russe de Joseph Staline. Cela inclut des références à des articles de Staline bien connus tels que « Dizzy with Success » (l’Euphorie du succès), qui est facilement disponible non seulement en russe mais aussi en anglais. C’est comme si un historien allemand de la Révolution américaine citait une traduction chinoise de la Déclaration d'indépendance américaine, au lieu de citer l'original largement disponible ou sa traduction allemande. C'est non seulement absurde, c’est illégitime.

Les historiens ont le devoir de rendre aussi facilement accessibles que possible les références qu'ils utilisent et en même temps de se rapprocher le plus possible du document original. Cela signifie que, à moins qu'il existe une traduction établie d'un document ou d'un texte, on doit citer l’original. L'objectif est de faciliter autant que possible la vérification des sources et de s'en tenir le plus possible aux documents écrits. Pourtant, Snyder ne cite ni l'une des nombreuses traductions anglaises de ces documents, ni l'original russe, mais bien plutôt la traduction difficilement accessible dans une troisième langue, le polonais.

Comme tout universitaire de sa formation et de son statut, Snyder est bien conscient des règles et principes qui guident l’usage des citations. Les historiens doivent non seulement étayer leurs affirmations par des références précises à d'autres historiens et documents primaires, mais encore identifier et résumer correctement les conclusions et les arguments des autres historiens, qu'ils soient d'accord avec eux ou non. Lorsqu’ils procèdent à une évaluation différente ou nouvelle d'un phénomène ou d'un événement historique, ils doivent citer les preuves historiques qui constituent la base de leurs conclusions et évaluations.

Les nombreuses erreurs de citations de Snyder et sa dépendance de sources dans des langues moins connues, même lorsque des traductions sont disponibles, ne révèlent pas seulement un remarquable degré de négligence. Elles rendent également difficile la vérification de ses affirmations comme de ses sources. Cela rend presque impossible à la majorité de ses lecteurs de comprendre que Snyder leur cache des faits essentiels qui ne s’accordent pas avec son «récit», et qu’il en invente d'autres pour lesquels il n'y a pas de documentation historique. Il ignore, falsifie ou réfute la recherche historique établie sans jamais le dire ouvertement, tout en empruntant ses principaux arguments à des propagandistes de droite.

À suivre

Notes

[1] Ernst Nolte, « Entre légende historique et révisionnisme ?» in Ernst Piper (Ed.). Toujours dans l'ombre d'Hitler ? Documents originaux de l'Historikerstreit, la controverse concernant la singularité de l'Holocauste , trad. par James Knowlton et Truett Cates, New Jersey : Humanities Press, 1993, p. 14.

[2] Stephen Wheatcroft, RW Davies: Les années de la faim: l'agriculture soviétique, 1931-1933, Palgrave/Macmillan 2004, pp. 410-411.

[3] Voir notamment l'étude d'Alexander Rabinowitch sur la Révolution de 1917 à Petrograd, The Bolsheviks Come to Power, Haymarket Books 2009. 1917: Coup d'État ou Révolution? », 17 avril 1995, World Socialist Web Site. URL: https://www.wsws.org/en/special/library/russian-revolution-unfinished-twentieth-century/01.html . Pour une discussion sur les mensonges concernant « l'argent allemand » derrière la révolution, une vieille affirmation de l'extrême droite russe, voir: David North, « Professor Sean McMeekin relances discredited anti-Lenin slanders », 30 juin 2017, World Socialist Web Site, URL: https://www.wsws.org/en/articles/2017/06/30/mcme-j30.html

[4] Voir : Nikolai Boukharine, « La théorie de la révolution permanente », https://www.marxists.org/archive/bukharin/works/1924/permanent-revolution/index.htm

[5] Wheatcroft, Davies, Années de faim, p. 312.

[6] Idem, p. 326.

[7] Idem, p. 110.

[8] Mark B. Tauger, Catastrophes naturelles et actions humaines dans la famine soviétique de 1931-1933 , Carl Beck Papers in Russian & East European Studies, Numéro 1506, 2001, pp. 6-8, 20.

[9] Léon Trotsky, « The New Course in the Soviet Economy », Écrits de Léon Trotsky [1930], New Yorl : Pathfinder Press, 1975, pp. 106, 111, 118.

[10] ' Polojenie v strane je zadachi bol'shevikov-lenintsev » [La situation dans le pays et les tâches des bolcheviks-léninistes], 10 décembre 1932, URL: https://www.kommersant.ru/doc/3656916 .

[11] Wheatcroft, Davies, Années de faim , p. 220.

[12] Quelques cas supplémentaires doivent être notés: une citation de Staline à la p.146 est incorrectement reproduite par Snyder, qui change le terme « démobilisateurs ukrainiens» en «déstabilisateurs ukrainiens » (p. 36). La référence au livre p. 187 pour une citation dans la note 63 ne mène nulle part; les références dans les notes 64, 66 et 67 conduisent toutes à des numéros de page qui n'ont rien à voir avec la période et les affirmations de Snyder. Dans la note 72, la référence est à p. 210 au lieu de 211, et la référence dans la note 91 à la p. 158 est entièrement trompeuse. Alors que Snyder discute de la famine en Ukraine, le passage référencé dans Wheatcroft et Davies traite d'une question entièrement différente, concernant la façon dont la famine se déroulait dans le Caucase Nord et la région de la Volga centrale.

[13] Stephen Wheatcroft, « L'échelle et la nature de la répression et des massacres allemands et soviétiques, 1930-45 », dans : Europe-Asia Studies , décembre 1996, vol. 48, n° 8, p. 1319.

[14] Robert W. Davies, « Introduction », dans La correspondance Staline-Kaganovitch, 1931-1936, Yale University Press, 2003, pp. 12-13.

[15] Tanja Penter, Dmytro Tytarenko, « Der Holodomor, die NS-Propaganda in der Ukraine und ihr schwieriges Erbe» dans : Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte , 69 (2021) H. 4, pp. 646-648.

[16] Robert Conquest, La moisson du chagrin. La collectivisation soviétique et la terreur-famine, Oxford University Press 1986, p. 3. Il convient de noter que Snyder ne reconnaît pas que Conquest a par la suite révisé son allégation de 'génocide'. Dans une note de bas de page importante dans The Years of Hunger, Wheatcroft et Davies soulignent: « … en juin 2006, une délégation ukrainienne d'experts sur l'Holocauste et le Golodomor a rencontré Robert Conquest à l'Université de Stanford et s'est enquis de son point de vue, et a été informé directement par lui qu'il préférait ne pas utiliser le terme de génocide. Les années de la faim , p. xvii.

[17] En 2003, Conquest a écrit à Wheatcroft et Davies: « Staline a délibérément infligé la famine de 1933? Non. Ce que je soutiens, c'est qu’avec la famine imminente en résultant, il aurait pu l'empêcher, mais il a mis ‘l'intérêt soviétique’, au lieu de nourrir les affamés, en premier, l’encourageant ainsi consciemment ». RW Davies et Stephen G. Wheatcroft, « Staline et la famine soviétique de 1932-1933: une réponse à Ellman » dans: Europe-Asia Studies, Vol. 58, n° 4 (juin 2006), p. 629.

[18]James E. Mace, « Le secret du génocide ukrainien ne doit pas être oublié », The Vindicator, 22 août 1986, pp. 1, 9.

[19] La présentation de la famine comme un génocide comparable, voire supérieur à l'Holocauste, a été développée par la diaspora de droite et ses alliés universitaires, notamment en réponse au procès de John Demjanjuk, un collaborateur nazi ukrainien, qui a commencé en 1986, et la création d'une commission chargée d'enquêter sur les présumés criminels de guerre au Canada.

Expliquant les motivations derrière cette poussée, l'éminent spécialiste du nationalisme ukrainien, Jean-Paul Himka, a souligné que « certains pensaient que faire prendre conscience au public que les Ukrainiens étaient aussi des victimes à grande échelle » pourrait émousser l’impact des efforts déployés pour dépeindre les Ukrainiens comme des oppresseurs impitoyables des Juifs pendant l'Holocauste. De plus, présenter l'Union soviétique comme un régime criminel anti-ukrainien pourrait discréditer les preuves que les Soviétiques fournissaient aux procureurs lors d'audiences pour crimes de guerre. John-Paul Himka, « Donner un sens à la souffrance: Holocauste et Holodomor dans la culture historique ukrainienne, et Holod 1932-1933 rr. v Ukraini iak henotsyd/Golod 1932-1933 gg. v Ukraini kak genotsid [La famine de 1932-1933 en Ukraine comme génocide] (critique) » dans: Kritika Explorations in Russian and Eurasian History, Vol. 8, n° 3, été 2007, p. 687-688.

[20] Voir David Marples , Heroes and Villains: Creating National History in Contemporary Ukraine, Central European University Press, 2007, pp. 35-77.

[21] En France, il a été avancé par Nicholas Werth et en Italie par Andrea Graziosi . Voir l’essai de Nicholas Werth sur la famine que Snyder cite dans La Terreur et le désarroi. Staline et son système, Perrin 2007, pp. 117-134. L'essai a été écrit à l'occasion du 70e anniversaire de la fin de la famine en 2003, fait explicitement référence à la décision de la Verkhovna Rada et conclut en faisant écho à l'évaluation de Mace que «l'Holodomor» devait être vu à égalité dans son horreur et son ampleur avec le génocide des Juifs et celui des Arméniens. (Ibid., p. 132-134). L'essai d'Andrea Graziosi, également cité fréquemment par Snyder, est peut-être le cas le plus connu d'un historien occidental réhabilitant la thèse de « l'Holodomor ». « Les famines soviétiques de 1931-1933 et l'Holodomor ukrainien: une nouvelle interprétation est-elle possible et quelles en seraient les conséquences? », dans Harvard Ukrainian Studies , 2004-2005, vol. 27, n° 1/4 (2004-2005), p. 97-115.

[22] Stanyslav Vladyslavovitch Kul'chyts'kyi , Holod 1932-1933 rr. v Ukraini iak henotsyd / Golod 1932-1933 gg. v Ukraine kak génotsid [La famine de 1932-1933 en Ukraine comme génocide], Instytut istorii Ukrainy NANU, 2005. Pour une raison quelconque, Snyder ne cite pas l'original ukrainien mais la traduction polonaise. Stanisław Kulczycki, Holodomor: Wieki głód n / A ukrainie w latach 1932-1933 jako ludobójcstwo – problem swiadomosci, Kolegium Europy Wschodniej im. Jana Nowaka-Jeziorańskiego, Wrocław 2008.

[23] Dans un cas d'erreur de traduction évidente, il cite Kuśnierz comme source d'un incident où une « fillette de six ans, sauvée par d'autres parents, a vu son père pour la dernière fois alors qu'il aiguisait un couteau pour l'abattre ». (p. 50) La 'fille de six ans ' était en fait un garçon du nom d' Iwan Wołosenko, comme cela est clairement indiqué par Kuśnierz . Robert Kuśnierz , Ukraina w latach kolektywizacji je Wielkiego Głodu (1929-1933 ), Wydawnictwo GRADO, Toruń 2005, p. 168.

[24] Ibid., p. 119 et 146.

[25] Maksym Sahaydak , « Ethnocide des Ukrainiens en URSS », in: The Ukrainian Herald , 1976, n° 7-8, p. 47. Le journal référencé est disponible en téléchargement en ligne, et il aurait été facile pour Snyder et ses éditeurs de vérifier cette source – comme cela l'aurait été pour ses lecteurs, s'il l'avait indiqué avec précision comme source d'origine de son affirmation.

[26] C'est le cas des notes 18, qui devraient être à Kuśnierz, p. 41, pas p.40 ; la note 47 où le numéro de page 139, fourni comme source pour une citation de Snyder n'inclut pas cette citation ; et la note 81 qui devrait être p.158, pas p.157.

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