Bloodlands de Timothy Snyder : de la propagande de droite déguisée en recherche historique – Quatrième partie

La minimisation par Snyder du rôle des fascistes d'Europe de l'Est dans l'Holocauste

Partie I | Partie II | Partie III | Partie IV | Partie V

Ceci est la quatrième partie d'une critique en cinq parties du livre Bloodlands de Timothy Snyder.

Sauf indication contraire, toutes les références de page renvoient à Timothy Snyder, Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin, 2e édition, New York: Basic Books, 2022.

L'élément le plus troublant peut-être de la relativisation des crimes du fascisme dans Bloodlands est la distorsion systématique par Timothy Snyder du génocide dirigé par les nazis de six millions de Juifs européens. Malgré toutes les descriptions détaillées de gazages et de fusillades de masse dans Bloodlands, Snyder propose la révision historique de droite la plus systématique de la compréhension établie des crimes du fascisme depuis des décennies, dépassant tout ce qu'Ernst Nolte a osé faire à la fin des années 1980.

Snyder minimise constamment la persécution de la population juive d'Europe occidentale et du sud-est par les nazis. Le meurtre de Juifs néerlandais, français, grecs et yougoslaves, ainsi que l'anéantissement d’une communauté juive hongroise d'un demi-million de personnes, sont mentionnés en quelques phrases, voire pas du tout.

Les autres victimes de la politique génocidaire des nazis sont également ignorées. Le meurtre de masse systématique d'environ 200 000 malades et handicapés mentaux, d'abord dans l'Allemagne nazie puis dans l'Europe occupée, est survolé par Snyder en un seul paragraphe. Le génocide d'un quart à un demi-million de Sinté et de Roms européens n'est pas du tout mentionné.

Un groupe de prisonniers roms dans le camp de concentration de Bełżec. Musée du mémorial de l'Holocauste des États-Unis, avec l'aimable autorisation d'Archiwum Dokumentacji Mechanicznej

Les arrestations menées par l'État et le meurtre de masse de communistes et de socialistes par les nazis en Allemagne et dans les pays occupés ne sont pas mentionnés. De plus, l'énorme complexe du travail forcé mis en place par les nazis est quasiment ignoré. Il impliquait au total plus de 20 millions de travailleurs esclaves de toute l'Europe, non seulement de l'Union soviétique et de la Pologne occupées, mais encore de pays comme la France, l'Italie, la Belgique et les Pays-Bas. Snyder insiste au contraire encore et encore pour dire que les camps nazis en Europe – qui furent finalement plus de 40 000, non seulement des camps de la mort, mais encore des camps de concentration, de travaux forcés et de prisonniers de guerre – n'étaient pas si importants que ça. [1]

Il est impossible d'aborder toutes ces questions dans le cadre de cette critique. Nous nous concentrerons sur deux aspects des falsifications de Snyder qui ont pris une importance décisive dans le contexte de la guerre par procuration menée par l'OTAN contre la Russie en Ukraine, le réarmement massif de l'Allemagne et la réhabilitation des forces fascistes sur tout le continent. Il s'agit de la minimisation délibérée par Snyder de la persécution des Juifs allemands et de sa tentative tant de minimiser que de justifier la collaboration des fascistes d'Europe de l'Est dans le génocide dirigé par les nazis.

La minimisation par Snyder de la persécution des Juifs allemands par les nazis

Dans sa préface, Snyder écrit :

La plupart des Juifs allemands qui ont vu Hitler gagner les élections en 1933 sont morts de causes naturelles. Le meurtre de 165 000 Juifs allemands était un crime horrible en soi, mais seulement une très petite partie de la tragédie des Juifs européens: moins de trois pour cent des morts de l'Holocauste. (p.ix)

Dans un autre passage, essayant de prouver à quel point les méthodes de persécution des Juifs employées par Hitler étaient tellement « inférieures » au prétendu « génocide » des Ukrainiens par Staline en 1932-1933 (voir la première partie de cette critique), Snyder allègue que le boycott du1eravril 1933 n'a eu « qu'un effet limité; la principale conséquence fut l'émigration de quelque 37 000 juifs allemands en 1933. Il fallut encore cinq ans avant que des transferts substantiels de propriété des juifs aux non-juifs allemands – ce que les nazis appelèrent ‘l'aryanisation’ – n'aient lieu » (pp. 62-63). Cette affirmation extraordinaire suggère que, comparée aux Polonais de l'Union soviétique, la population juive de l'Allemagne nazie n'avait vraiment pas de quoi se plaindre.

Des membres des SA montent un piquet devant un établissement juif lors du boycott nazi des entreprises juives, 1er avril 1933. [Photo by Bundesarchiv , Bild 102-14469 / CC-BY-SA 3.0 / CC BY-NC-SA 3.0 ] [Photo by Bundesarchiv, Bild 102-14469 / CC-BY-SA 3.0 / CC BY-NC-SA 3.0]

Pour «étayer» ce qu'il écrit, Snyder fait référence à l'éminent historien de l'Allemagne nazie, Richard J. Evans. Mais le passage cité d’Evans se lit très différemment de ce que Snyder a concocté. Décrivant l'assaut rapide lancé par les nazis d'abord contre les opposants politiques, puis contre les Juifs après la nomination d'Hitler comme chancelier, le 30 janvier 1933, Evans écrit :

Le 1er avril 1933, des membres de la SA se tenaient menaçants devant ces locaux, avertissant les gens de ne pas y entrer. La plupart des Allemands non juifs obéissaient, mais sans enthousiasme. Les plus grandes entreprises juives n'ont pas été touchées parce qu'elles contribuaient trop à l'économie. Réalisant qu'il n'avait pas suscité l'enthousiasme populaire, Goebbels a annulé l'action après quelques jours. Mais les coups, la violence et le boycott ont eu un effet sur la communauté juive d'Allemagne, dont 37 000 membres avaient émigré à la fin de l'année. L'épuration des Juifs par le régime, qu'il définissait non pas par leur appartenance religieuse mais par des critères raciaux, a eu un effet particulier dans la science, la culture et les arts. Des chefs d'orchestre et musiciens juifs tels que Bruno Walter et Otto Klemperer ont été sommairement renvoyés ou empêchés de se produire. L'industrie cinématographique et la radio ont été rapidement purgées des juifs et des opposants politiques des nazis. Les journaux non nazis ont été fermés ou placés sous contrôle nazi, tandis que le syndicat des journalistes et l'association des éditeurs de journaux se sont placés sous la direction nazie. Des écrivains de gauche et libéraux, tels que Bertolt Brecht, Thomas Mann et bien d'autres ont été empêchés de publier; beaucoup ont quitté le pays.[ ...] Au total, environ 2 000 personnes actives dans le domaine des arts ont émigré d'Allemagne en 1933 et les années suivantes. […] En 1934, quelque 1 600 professeurs d'université sur 5 000 avaient été chassés de leur emploi, un tiers parce qu'ils étaient juifs, le reste parce qu'ils étaient des opposants politiques aux nazis. [2]

Hormis le nombre de 37 000 juifs contraints à l'émigration, aucun de ces faits n'est mentionné dans Bloodlands. Cela devient encore pire lorsque Snyder entre dans le domaine des aspects les mieux étudiés et les plus notoires de la politique anti-juive des nazis. Les lois de Nuremberg sont balayées d’un revers de main en trois phrases comme foncièrement insignifiantes.

Les lois allemandes de Nuremberg de 1935 excluaient les Juifs de la participation politique à l'État allemand et définissaient la judéité en fonction de l'ascendance. Les autorités allemandes utilisaient en effet les registres des synagogues pour déterminer quels grands-parents étaient juifs. Pourtant, en Union soviétique, la situation n'était guère si différente. (p.110)

Au contraire, elle l’était. Cette critique a déjà discuté des falsifications grossières de l'opération polonaise du NKVD aux mains de Snyder. Mais même son résumé en quelques phrases des lois de Nuremberg est trompeur. Les Juifs n'étaient pas classés « selon l'ascendance », comme il le dit par euphémisme, mais selon la catégorie fabriquée de la « race ». Et prétendre que les lois de Nuremberg n'ont fait qu'exclure « les Juifs de la participation politique à l'État allemand » est une minimisation tout aussi grossière de la réalité de l'Allemagne fasciste.

Comme Evans l'a expliqué :

La loi sur la citoyenneté du Reich définissait les citoyens du Reich exclusivement comme des personnes de «sang allemand ou apparenté». De manière tout aussi cruciale, il déclarait que seul quelqu'un qui, « par sa conduite, montre qu'il est à la fois désireux et apte à servir fidèlement le peuple allemand et le Reich » avait le droit d'être citoyen du Reich. Seuls les citoyens pouvaient jouir pleinement de leurs droits politiques. Toutes les autres personnes, notamment les Juifs, mais aussi potentiellement tous les opposants au régime, voire ceux qui s'en distançaient silencieusement par leur manque d'enthousiasme pour sa politique, n'étaient que des « sujets de l'État ». Ils avaient des « obligations envers le Reich » mais ne pouvaient prétendre à aucun droit politique en échange. [3]

Tous les aspects de la vie sociale dans l'Allemagne nazie étaient désormais imprégnés d'antisémitisme. Bâtiments et parcs publics, piscines et commerces, presque tout est devenus inaccessibles à ceux qui étaient classés comme « juifs » par le régime nazi. De nombreux enfants juifs ont dû changer d'école et ont désormais été contraints de fréquenter des écoles juives. La vie personnelle des individus a également été massivement affectée. Les lois de Nuremberg interdisaient les « relations sexuelles illicites » qui comprenaient pratiquement toutes sortes de contacts physiques entre ceux classés comme « Juifs » et ceux classés comme « Aryens », y compris les baisers et les embrassades. Quel que soit le chauvinisme grand-russe de la bureaucratie stalinienne, il n'y avait pas loin s’en faut un article de législation soviétique comparable à l'égard d'une quelconque minorité nationale ou ethnique. Mais pour Snyder, rien de tout cela ne vaut la peine d'être mentionné.

Les origines de l'antisémitisme fasciste en Allemagne et en Europe de l'Est

Dans un livre comportant des centaines de pages sur le régime nazi et l'Holocauste, Snyder ne fournit en fait aucune explication sur les racines idéologiques et politiques ou sur le contenu de l'antisémitisme nazi. S'il le faisait, tout l'édifice de sa fausse comparaison du fascisme et du stalinisme, sans parler du communisme, s'effondrerait. La recherche sur ce sujet est trop vaste pour être citée, mais tous les historiens sérieux s'accordent à dire que l'antisémitisme violent des nazis constituait un élément central de l'idéologie fasciste allemande. Les nazis ont partagé cet antisémitisme violent avec l'extrême droite d'Europe de l'Est. Les deux, en fait, avaient des origines historiques et politiques similaires.

L'antisémitisme politique moderne est apparu pour la première fois dans le cadre de la réaction politique contre la Révolution française, qui avait accordé des droits démocratiques à la population juive du pays. Il avait des racines particulièrement profondes dans l'Empire tsariste, qui devint le rempart de la réaction contre la Révolution française en Europe. Discriminée par l'État et opprimée économiquement, la population juive de l'Empire russe – la plus importante d'Europe – était pour la plupart confinée à vivre dans la Zone de résidence (comprenant à peu près ce qui est aujourd'hui l'Ukraine, les pays baltes et certaines parties de la Pologne) et était privée de droits civils. L'État russe, la famille tsariste et l'Église orthodoxe russe devinrent sans doute les pires propagateurs de l'antisémitisme.

Avec le développement des rapports capitalistes et l'émergence de la classe ouvrière, surtout à partir des années 1880, cet antisémitisme officiel se confond de plus en plus avec la réaction politique contre le marxisme et le mouvement ouvrier organisé. L’épouvantail du «révolutionnaire juif» et, surtout à partir de la révolution de 1905, du « communiste juif », est devenu central dans l'incitation à la violence anti-juive, utilisée à maintes reprises par l'État pour diviser la classe ouvrière multinationale de l'empire russe. Dans les révolutions de 1905 et 1917, il est devenu un élément central de la violence anti-révolutionnaire en général.

En Allemagne, les Juifs ont obtenu les droits civiques bien plus tard qu'en France. Cependant, contrairement à la population juive de l'Empire russe, les Juifs d'Allemagne ont finalement obtenu tous les droits civiques en 1871, facilitant leur assimilation à grande échelle. Dans les décennies suivantes, l'antisémitisme est devenu une composante particulièrement forte de l'envie des classes moyennes craignant pour leurs «propres» entreprises et positions.

Fondamentalement, cependant, en Allemagne, comme en Russie, l'antisémitisme politique est devenu un instrument central de la réaction contre le puissant mouvement marxiste de la classe ouvrière allemande qui était dirigé par le Parti social-démocrate d'Allemagne – le seul parti en Allemagne ayant combattu l'antisémitisme dans le Kaiserreich allemand. [4]

Konrad Heiden , l'un des premiers et des plus perspicaces biographes d'Adolf Hitler, a souligné que la haine violente d'Hitler contre les Juifs provenait de sa haine violente du mouvement ouvrier. Il écrit:

… le mouvement ouvrier ne l'a pas rebuté [Hitler] parce qu'il était dirigé par des Juifs; les Juifs le rebutaient parce qu'ils dirigeaient le mouvement ouvrier. Pour lui, cette inférence était logique.[ …] ce n'est pas Rothchild, le capitaliste, mais Karl Marx, le socialiste, qui a attisé l'antisémitisme d'Hitler. Pas de justice! Pas d'égalité des droits pour tous ! [5]

Au lendemain de la Révolution d'octobre 1917 et de la Révolution allemande de 1918-1919, cette fusion de l'anti-marxisme et de l'anticommunisme d'une part, et de l'antisémitisme de l'autre, est devenue l'élément central de la politique d'extrême droite contre-révolutionnaire à travers l'Europe. La guerre civile, au cours de laquelle les armées impérialistes ont soutenu les forces nationalistes bourgeoises en Pologne, en Ukraine et dans tout l'ancien Empire russe contre l'Armée rouge, a été témoin du plus grand massacre de Juifs de l'histoire avant l'Holocauste. Jusqu'à 200 000 Juifs, la plupart en Ukraine, ont été brutalement assassinés dans des pogroms principalement perpétrés par les forces contre-révolutionnaires blanches, ainsi que par les armées nationalistes polonaises et ukrainiennes. Environ 300 000 enfants juifs sont devenus orphelins. Les massacres n'ont pris fin que grâce à la victoire des bolcheviks, qui ont mené une lutte constante contre l'antisémitisme. Il n'y a pas une seule mention dans Bloodlands de cet acte sans précédent de meurtre de masse de la population juive d'Europe de l'Est.

Une affiche de propagande antisémite de 1919 dépeignant Trotsky comme un monstre juif, à l’apogée des pogroms anti-juifs par les Blancs et les nationalistes ukrainiens

Ayant subi une défaite contre l'Armée rouge dans la guerre civile, de nombreux exilés nationalistes russes, baltes et ukrainiens se sont retrouvés en Allemagne et en Autriche. Plusieurs d'entre eux, notamment Alfred Rosenberg, l'un des principaux architectes de la guerre des nazis à l'Est, sont devenus des pontes du mouvement nazi.

L'invasion nazie de l'Union soviétique et l'Holocauste

L'invasion de l'Union soviétique par plus de 3 millions de soldats de la Wehrmacht le 22 juin 1941 fut soutenue par un demi-million de soldats hongrois, roumains, finlandais, italiens et slovaques, ainsi que par des volontaires de l'Espagne fasciste, qui ont tous été profondément impliqués dans les crimes commis contre la population soviétique et dans l'Holocauste. Se basant sur un mélange d'anticommunisme et d'antisémitisme, les nazis ont également pu mobiliser les mêmes forces nationalistes et fascistes locales dans l’ex-Union soviétique que l'impérialisme allemand avait déjà soutenues dans la guerre civile contre l'Armée rouge 20 ans plus tôt.

La recherche historique des dernières décennies a établi sans aucun doute que le début de la guerre nazie contre l’Union soviétique en juin 1941 a marqué une escalade qualitative de la politique anti-juive des nazis.

Avant 1941, il y avait eu des déportations massives, la ghettoïsation et la mort de faim de centaines de milliers de personnes, ainsi que des fusillades de masse. Mais ce n'est qu’à ce moment là que la politique anti-juive des nazis a acquis un caractère génocidaire dans le sens où « non seulement » les hommes mais aussi les femmes, les enfants et les personnes âgées ont été systématiquement ciblés pour l'extermination. Une grande partie des plus d'un million de Juifs soviétiques qui ont été tués durant l'Holocauste étaient déjà morts au début de 1942.

Les plus grands sites d'extermination de masse de la communauté juive européenne. (c) Médias du WSWS [Photo : WSWS]

La tristement célèbre conférence de Wannsee en janvier 1942 – qui est mentionnée en une seule phrase dans Bloodlands –a été la base officielle de l'orchestration du massacre industriel de la population juive restante d'Europe. Elle a été rapidement suivie par la soi-disant « Opération Reinhard » dans la Pologne occupée par les nazis, au cours de laquelle quelque 1,7 million de Juifs polonais sont morts dans les chambres à gaz.

La banalisation par Snyder de la collaboration ukrainienne dans l'Holocauste

Dans tout le livre de 500 pages sur les meurtres de masse en Europe de l'Est, qui se concentre de manière presque obsessionnelle sur l'Ukraine, Snyder ne consacre que quelques paragraphes à la collaboration locale et ne mentionne nulle part le rôle dans l'Holocauste de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Snyder fait tout son possible pour affirmer de manière absurde que la collaboration avec les nazis en Europe de l'Est – qui, de son propre aveu, a impliqué pas moins d'un million de personnes – n'était pas idéologiquement ou politiquement motivée. Il écrit:

L'exemple classique de collaboration est celui des citoyens soviétiques qui ont servi les Allemands en tant que policiers ou gardes pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui comprenait le meurtre de Juifs. Presque aucune de ces personnes n'a collaboré pour des raisons idéologiques, et seule une petite minorité avait des motivations politiques de quelque nature que ce soit .[ ...] En Europe de l'Est, il est difficile de trouver une collaboration politique avec les Allemands qui ne soit pas liée à une expérience antérieure du régime soviétique. (p. 397, italiques ajoutés)

Cette affirmation est non seulement contradictoire mais encore manifestement fausse. De plus, « l'expérience du régime soviétique » est la justification standard de l'extrême droite d'Europe de l'Est pour sa collaboration avec le régime nazi (avec des références pas si subtiles à la « collaboration juive » avec les Soviétiques). Aucun historien sérieux ne l'a jamais accepté. Le «récit» de Snyder omet encore commodément le fait que jusqu'à 380 000 Juifs européens ont été massacrés sur les ordres du régime fasciste de la Garde de fer en Roumanie, qui n'avait aucune «expérience antérieure du régime soviétique».

Il faut souligner que l'écrasante majorité des historiens de l'Holocauste sur lesquels Snyder prétend s'appuyer contredisent et rejettent complètement son « récit ». Un cas devrait servir d'exemple révélateur. Les travaux de l'historien pionnier de l'Holocauste d'origine soviétique Yitzhak Arad, sur «l'opération Reinhard» – le meurtre de 1,7 million de Juifs polonais dans le territoire du Gouvernement général occupé par les nazis – et l'Holocauste en Union soviétique sont fréquemment référencés dans Bloodlands. Contrairement à de nombreuses autres sources de Snyder, la majorité de ses références aux œuvres d'Arad sont, en fait, correctes. Cela suggère que Snyder a en effet lu ces livres avec un certain soin – une hypothèse que l'on ne peut pas faire en ce qui concerne de nombreux autres ouvrages de sa bibliographie, étant donné le nombre impressionnant d'erreurs dans ses citations.

Snyder fait référence à Arad pour faire allusion à la collaboration à grande échelle en Lituanie, où le Front militant lituanien (LAF) s'est livré à des massacres de Juifs avant l'arrivée de la Wehrmacht. Quatre-vingt-quinze pour cent de la communauté juive de Lituanie furent assassinés, l'un des taux de mortalité les plus élevés de toute l'Europe. Dix mille ont été tués au cours des premières semaines seulement, en grande partie par des nationalistes et des fascistes lituaniens. [6]

Pourtant, Snyder omet complètement ce qui est sans doute l'organisation collaborationniste la plus tristement célèbre d'Europe de l'Est, l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dont il est longuement question dans le texte d’Arad. Dans Bloodlands, l'OUN n'est mentionné que deux fois et cela en passant (p. 151 et pp. 326-27). Les origines de cette organisation ne sont jamais expliquées, et les seuls crimes que Snyder mentionne, vaguement, sont ses massacres de Polonais.

L'OUN a été fondée en 1929 à Vienne par des vétérans exilés de l'armée nationaliste de Symon Petliura, qui a combattu l'Armée rouge lors de la guerre civile de 1918-1921 et a été impliquée dans des massacres de Juifs ukrainiens. Tout au long des années 1930, l'OUN a reçu des fonds des nazis et a établi des relations étroites avec leurs services de renseignement, tout en se livrant à des activités terroristes et pogromistes dans ce qui était alors la deuxième République populaire de Pologne et d'Ukraine occidentale. Alors que l'OUN s'est scindée en deux ailes rivales en 1940 – l'une dirigée par Stepan Bandera et l'autre par Andrei Melnyk – tous deux ont collaboré étroitement avec les nazis.

L'idéologie de l'OUN était marquée par l'anticommunisme, le nationalisme ethnique ukrainien et l'antisémitisme violents. Un document de mai 1941 de l'OUN-B comprenait un paragraphe appelant au « nettoyage » des « éléments hostiles du terrain ukrainien ». Il déclarait « qu'à une époque de chaos et de confusion, la liquidation d'activistes polonais, moscovites et juifs indésirables est autorisée, en particulier les partisans de l'impérialisme bolchevique-moscovite ». [7]

Des banderoles accueillant les troupes allemandes accrochées par des Ukrainiens locaux mandatés par l'OUN-B disaient: « Heil Hitler! Gloire à Hitler! Gloire à Bandera! Vive l’État Indépendant Ukrainien! Vive le Vozhd' (chef) Stepan Bandera », domaine public via Wikimedia commons. [Photo : image de propagande nazie/WSWS] [Photo: Nazi propaganda image/WSWS]

Dans le cadre de leurs préparatifs pour l'invasion, les services de renseignement de l'armée allemande ont organisé deux bataillons ukrainiens, « Nachtigall » et « Roland », en coopération avec les deux groupes OUN. Lors de l’invasion par la Wehrmacht, la droite ukrainienne a lancé une attaque simultanée contre l'Armée rouge. Selon Yitzhak Arad :

Le bataillon « Nachtigall » était rattaché aux forces allemandes entrées à Lvov le 30 juin. Ce bataillon a également participé à des émeutes anti-juives. Avec l'entrée allemande à Lvov, les hommes de Bandera ont établi un gouvernement national ukrainien sous la direction de YaroslavStečko. Cependant, comme les plans de l'Allemagne pour l'Ukraine contredisaient les ambitions nationales des Ukrainiens, leur nouveau gouvernement fut dissous une semaine après sa mise en place. [8]

Quelques heures après la proclamation malheureuse de leur propre État « indépendant » en alliance avec une Europe fasciste, les nationalistes ukrainiens, travaillant avec les occupants allemands, ont lancé un pogrom horrifiant à Lviv. L'historien John-Paul Himka a proposé une analyse macabre de la violence sexuelle brutale exercée, des passages à tabac et du meurtre de masse de milliers de Juifs. [9] L'un des tracts de l'OUN incitant à la violence anti-juive dans les premiers jours de la guerre disait: « Moscou, la Pologne, les Hongrois, les Juifs sont nos ennemis. Détruisez les! » [10] A l'occasion du 15e anniversaire de l'assassinat de Symon Petliura, du 25 au 28 juillet 1941, l'OUN organisa un énième pogrom à Lviv, faisant 1 500 morts. [11]

Une femme juive lors du pogrom du 1er juillet 1941 à Lviv. Bien qu'encouragé par les occupants nazis, le pogrom a été principalement perpétré par des nationalistes ukrainiens, en particulier l'Organisation des nationalistes ukrainiens. [Photo : Collection de photos Yad Vashem, 80DO2] [Photo: Yad Vashem Photo Collection, 80DO2]

Bien que l'OUN-B ait eu tort de croire que les nazis lui accorderaient un État indépendant, et que certains de ses dirigeants ont finalement été arrêtés par les nazis, il ne fait aucun doute que l'antisémitisme violent était un élément central de leur idéologie et que l'organisation dans son ensemble a poursuivi sa collaboration avec les Allemands. Les membres de l'OUN constituaient le personnel de l'administration civile que les nazis ont mise en place à la fois dans certaines parties de la Pologne occupée – organisée en tant que Gouvernement général – et dans le Reichskommissariat d’Ukraine.

Il n'y a pas d'explication innocente à l'omission par Snyder de ce chapitre central de l'histoire de l'occupation nazie de l'Ukraine. Trente ans après la dissolution de l'Union soviétique, le sinistre bilan de l'OUN a été amplement documenté par les historiens. En fait, Timothy Snyder lui-même a établi sa réputation d'historien de l'Europe de l'Est avant tout avec son livre de 2004, Reconstruction of Nations, dans lequel il aborde les massacres de Juifs et de Polonais par l'OUN et son bras paramilitaire, l'Armée d'insurrection ukrainienne. (UPA), dans l'ouest de l'Ukraine. Contredisant directement ses affirmations dans Bloodlands sur le manque présumé de motifs « politiques » et « idéologiques » parmi les collaborateurs nationalistes locaux, Snyder écrivait à l'époque :

Les Ukrainiens qui ont rejoint l'administration allemande et la police allemande en 1941 agissaient pour plusieurs motifs: poursuivre une carrière qu'ils connaissaient, avoir de l'influence sur leurs propres affaires, voler des biens, tuer des Juifs, acquérir un statut personnel, préparer plus tard des actions politiques. Parce que l'État ukrainien devait être créé, tandis que l'État polonais n'avait qu'à être restauré, les nationalistes ukrainiens avaient un motif politique de collaborer avec les Allemands et d'encourager la jeunesse ukrainienne à rejoindre les organes du pouvoir nazi. Pourtant, dans la pratique quotidienne, la coopération avec les nazis avait peu à voir avec cet objectif politique, auquel les nazis s'opposaient, et beaucoup à voir avec le meurtre des Juifs, une politique nazie majeure. Je le répète, le plus grand changement dans la société volhynienne a été le meurtre de 98,5 pour cent des Juifs volhyniens….

Au total, environ douze mille policiers ukrainiens ont aidé environ quatorze cents policiers allemands dans le meurtre d'environ deux cent mille Juifs de Volhynie. Bien que leur part dans le meurtre réel ait été faible, ces policiers ukrainiens ont fourni le travail qui a rendu possible l'Holocauste en Volhynie. Ils travaillèrent jusqu'en décembre 1942. Au printemps suivant, en mars-avril 1943, la quasi-totalité de ces policiers ukrainiens quittèrent le service allemand pour rejoindre les partisans ukrainiens de l'UPA ( Ukrains'ka Povstans'ka Armiia, armée insurrectionnelle ukrainienne). L'une de leurs principales tâches en tant que partisans de l'UPA était le nettoyage de la présence polonaise en Volhynie. [Soulignement ajouté] [12]

À la fin de 1942, au plus fort de l'expansion de l'Allemagne nazie à l'Est, environ 14 000 policiers et gendarmes allemands supervisaient le travail d'environ 160 000 policiers auxiliaires locaux dans le ReichskommissariatUkraineet le ReichskommissariatOstland (qui couvrait la Baltique et la Biélorussie). [13]

Mais maintenant, dans Bloodlands, Snyder fait l'affirmation extraordinaire que ces « policiers locaux servant les Allemands dans l'Ukraine soviétique occupée ou la Biélorussie soviétique avaient peu ou pas de pouvoir au sein des régimes mêmes ». (p. 137) C'est un mensonge.

Comme Snyder lui-même l'a reconnu en 2004, les Sicherheitspolizei et les Einsatzgruppen des SS, la principale force derrière les fusillades de masse de Juifs – la méthode de meurtre la plus courante en Ukraine occupée, en Biélorussie et dans les pays baltes – ont fréquemment fait participer ces policiers locaux à leur massacres. Ils ont également été déployés dans la liquidation des ghettos et les déportations massives des Juifs restants vers les camps de la mort en Pologne occupée.

La relativisation et la justification par Snyder des crimes des Trawniki

Une force collaborationniste tristement célèbre était le soi-disant Trawniki, groupe de mercenaires en grande partie recrutés parmi les prisonniers de guerre soviétiques. Bien que les nazis n'aient pas seulement recruté des Ukrainiens dans les Trawnikis, leur prédominance dans cette force mercenaire était si visible que les historiens et de nombreux survivants ont souvent utilisé le terme « Trawniki » de manière interchangeable avec «Ukrainiens».

Tout en admettant leur rôle dans l'Holocauste en termes généraux, Snyder essaie de les présenter comme des types désemparés qui ont fini, plus ou moins par accident, par participer au plus grand génocide de l'histoire. Il écrit:

Les hommes Trawnikis ne savaient rien de ce dessein général [d'assassiner tous les Juifs] lorsqu'ils ont été recrutés, et n'avaient aucun intérêt politique ou personnel dans cette politique. (p.256)

À un autre moment, il déclare :

Les transports réguliers et massifs de juifs avaient submergé très rapidement les petites chambres à gaz de Treblinka, et ainsi les Allemands et les hommes Trawnikis durent [?!] recourir au tir. Ce n'était pas la tâche pour laquelle les hommes Trawnikis avaient été formés. Ils l'ont mal fait, mais ils l'ont fait. (p.267)

C'est là un mensonge flagrant. Assassiner des Juifs est exactement ce pour quoi les Trawnikis avaient été entraînés. En fait, le nom même de cette force mercenaire provient du nom de leur camp d'entraînement SS dans le district de Lublin, en Pologne occupée par les nazis, qui s'appelait Trawniki. Cette région est devenue le centre de la soi-disant «Opération Reinhard», le nom de code du meurtre systématique de 1,7 million de Juifs polonais qui vivaient sur le territoire du Gouvernement général. La participation des Trawnikis était essentielle à tous les aspects de cette opération de meurtre de masse – du gazage dans les camps à l'exploitation du travail forcé juif en passant par le pillage des biens des gens assassinés. [14]

Inspection des hommes Trawnikis par le SS-Hauptsturmführer Karl Streibel (au centre) à la division de formation SS Trawniki .

Au camp d'entraînement de Trawniki, où ces hommes passaient entre six semaines et six mois, ils recevaient d'abord «une formation de base, des exercices militaires et des instructions sur les armes (fusils, mitrailleuses, mitraillettes et grenades). De plus, les recrues ont reçu ce que beaucoup d'entre elles ont appelé une « formation spéciale » en matière d'escorte, de garde et de transport de police. » [15]

Le mémorial du camp d'extermination de Treblinka, au nord-est de Varsovie. Près d'un million de Juifs y ont été gazés entre l'été 1942 et l'été 1943. C'était le deuxième camp d'extermination le plus meurtrier d'Europe après Auschwitz. (c) Médias du WSWS [Photo : WSWS]

Bien que la plupart de ces hommes aient été relativement jeunes, d’un milieu paysan et n’était pas organisés politiquement, les nazis les ont contrôlés lors du processus de recrutement, essayant de s'assurer qu'aucun d'entre eux n'avait jamais été membre du Parti communiste. L'historien Peter Black, qui est cité par Snyder sur les Trawnikis, a décrit leur formation idéologique et politique avec beaucoup de détails. Son essai est une réfutation dévastatrice de la banalisation grotesque de Snyder de ce groupe entraîné de meurtriers de masse. Black nota :

Tous les exercices de formation se déroulaient en allemand tandis que des interprètes transmettaient le contenu aux stagiaires non germanophones. Ces derniers enduraient également des conférences hebdomadaires (transmises par des interprètes) qui insistaient sur la supériorité des nazis sur le système soviétique, les dangers de « la conspiration judéo-bolchevique » et les avantages de servir l'Allemagne et Adolf Hitler avec courage et obéissance. [16]

L'un des Trawnikis s'est rappelé plus tard avoir reçu une « formation anti-soviétique » et des instructions sur « comment effectuer des rafles de partisans et de Juifs ». Selon ses propres mots, lui et d'autres Trawnikis allaient devenir « des bourreaux et des punisseurs pour effectuer l'extermination des prisonniers des camps de la mort, et des Wachmänner [gardes] pour garder les camps de la mort, les camps de concentration et les ghettos juifs ».[17]

C’est là une description précise. Après leur formation, les quelque 2 000 à 3 000 Trawniki ont été employés dans tout le Gouvernement général et l'Ukraine occupée pour garder les camps de la mort et de concentration et pour s'assurer que la liquidation des ghettos – c'est-à-dire les déportations massives de leurs prisonniers juifs vers les camps de la mort – « se déroulent sans heurts ». Ils ont également participé à des massacres à grande échelle, notamment à Lvov, où ils ont assassiné 2 000 prisonniers juifs le 25 mai 1943 et 1000 Juifs les 25 et 26 octobre 1943. Beaucoup des 3 000 survivants ont ensuite été assassinés par les Trawnikis dans un énième massacre, le 19 novembre 1943. [18]

Outre leur devoir de gardes dans les camps de la mort de l'opération Reinhard où ils ont exercé une brutalité notoire, se sont livrés à des violences sexuelles, à des pillages flagrants et à l'alcoolisme, les Trawnikis sont peut-être devenus les plus connus pour leur participation à la liquidation du ghetto de Varsovie. Lors des grandes déportations de juillet à septembre 1942, ils ont facilité la déportation de 265 000 Juifs du ghetto de Varsovie vers le camp de la mort de Treblinka, ont participé à l'exécution de quelque 25 000 prisonniers du ghetto, puis ont été déployés dans la répression violente du soulèvement du ghetto de Varsovie d'avril à mai 1943. [19]

Des Trawnikis lors de la destruction du ghetto de Varsovie en mai 1943.

En échange de leurs services dans les meurtres de masse, les Trawnikis se sont vu accorder de vastes privilèges sociaux par l’occupant nazi, sans parler du fait qu'ils avaient presque carte blanche dans le pillage des biens de leurs victimes. Les nazis ont même insisté vis-à-vis desReichsdeutsche [Allemands « ethniques » vivant en Europe de l'Est occupée] pour que, contrairement à d'autres « inférieurs raciaux », les Trawnikis soient traités « d'égal à égal ». [20]

Pour des raisons de place, cette critique a dû se concentrer sur les omissions et distorsions extraordinaires de Snyder concernant la collaboration ukrainienne avec les nazis. Il faut cependant souligner que ces omissions et distorsions de la collaboration de l'Europe de l'Est avec les nazis s'étendent aux pays baltes et à la Biélorussie, ainsi qu'à la Pologne. Là, une série de pogroms épouvantables a éclaté à l'été 1941, entraînant la mort de milliers de Juifs. Aucun de ces pogroms n'est mentionné par Snyder. Comme dans le reste de l'Europe de l'Est occupée par les nazis, ceux-ci ont formé une force de police locale en Pologne occupée, la soi-disant « police bleue », qui a également été impliquée dans l'Holocauste. Encore une fois, cela n’est pas mentionné dans Bloodlands.

Le mémorial des 340 victimes du pogrom anti-juif du 10 juillet 1941 par des nationalistes polonais, à Jedwabne, dans l'est de la Pologne. [Photo : WSWS]

Comme c'est le cas dans toute l'Europe de l'Est, l'extrême droite en Pologne a cherché à nier ou même à justifier cette violence anti-juive en pointant la prétendue « collaboration » des Juifs avec les autorités soviétiques. Tout le récit de Snyder sur une « double occupation » de la Pologne par le « régime soviétique » et les nazis, et son insistance constante et déplaisante à citer le nombre de Juifs censés faire partie du personnel des services secrets soviétiques, doivent être interprétés, à tout le moins, comme une concession importante en direction de ces forces.

L’auteur de cette critique ne pouvait d'ailleurs pas manquer de remarquer que Snyder consacre une place considérable à la police juive dans les ghettos qui, selon lui, partageaient un « monopole de la force » avec les Allemands (p. 265). Le « détail mineur » que ces policiers juifs, contrairement à la police collaborationniste locale, furent pratiquement tous assassinés eux-mêmes à la fin, ne valait apparemment pas la peine d'être mentionné par le professeur Snyder. Ses formulations sur le prétendu « monopole de la force » de la police juive dans les ghettos contrastent aussi très nettement avec son affirmation que les Ukrainiens et d'autres collaborateurs nationalistes des nazis dans l'Holocauste n'avaient aucune motivation politique ou idéologique et « peu ou pas de pouvoir ».

Un dernier point doit être fait. Dans le dernier chapitre de Bloodlands, Snyder soulève, encore une fois de manière tout à fait malhonnête, l'antisémitisme stalinien. La renaissance de l'antisémitisme par la bureaucratie stalinienne a été l'une des expressions les plus claires et les plus troublantes du caractère fondamentalement contre-révolutionnaire du stalinisme. Politiquement, il avait ses racines dans la renaissance du chauvinisme grand-russe et dans la profonde hostilité envers l'internationalisme de ses adversaires révolutionnaires, trotskystes. Sur cette base, des éléments essentiels du vieux trope du « judéo-bolchevisme » ont été ravivés par les bureaucraties staliniennes, en Union soviétique et dans toute l'Europe de l'Est, en particulier dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Mais sur cette question aussi, la différence fondamentale entre l'État soviétique et l'État allemand sous les nazis apparaît très clairement. Même si l'antisémitisme a été de plus en plus promu par la bureaucratie soviétique, surtout après la Grande Terreur, c'est un fait historique qu'environ 90 pour cent des Juifs polonais qui ont survécu à l'Holocauste – et seuls environ 10 pour cent de la population juive d'avant-guerre de ce pays (jusqu'à 3,5 millions) survécurent – le firent en Union soviétique. Si la classe ouvrière en Europe et en Union soviétique n'avait pas été décapitée par le stalinisme avant la guerre et si la lutte de l'Armée rouge et des travailleurs de toute l'Europe pendant la guerre n'avait pas été sabotée par la bureaucratie, l'Holocauste et les autres crimes du fascisme et la Seconde Guerre mondiale auraient pu être évités.

A suivre

Notes

[1]Pour ne citer que quelques passages: Il qualifie de « petit » le « système de camps de concentration » que les Allemands avaient érigé au printemps et à l'été 1940. (p. 150). Plus tard, il écrit : « Les camps étaient plus souvent l'alternative que le prélude à l'exécution… L'image des camps de concentration allemands comme le pire élément du national-socialisme est une illusion, un sombre mirage sur un désert inconnu…. Les Juifs qui ont été envoyés dans des camps de concentration faisaient partie des Juifs qui ont survécu. (pp. 381, 382)

[2]Richard J. Evans, Le Troisième Reich au pouvoir, Penguin Books 2006, pp. 15-16.

[3]Ibid., p. 544.

[4]Voir David North, « The Myth of Ordinary Germans »: Une critique de Les bourreaux volontaires d'Hitler de Daniel Goldhagen, dans: La révolution russe et le XXe siècle inachevé, Mehring Books 2014, pp. 277-300. L'essai est également disponible en ligne : https://www.wsws.org/en/special/library/russian-revolution-unfinished-twentieth-century/15.html

[5]Konrad Heiden , Le Führer , New York : Carroll & Graf Publishers 1999, p. 59.

[6]Il faut ajouter qu'Arad lui-même a combattu avec les partisans soviétiques dans l'actuelle Lituanie. En d'autres termes, selon le professeur Snyder, il s'est livré à une « guerre illégale ». Lorsque le gouvernement lituanien, engagé dans la persécution massive des résistants juifs anti-nazis et la réhabilitation du fascisme, a tenté de l'inculper pour 'crimes de guerre', Arad, qui n'a jamais été communiste, a déclaré : « Je suis fier d’avoir combattu les Allemands nazis et leurs collaborateurs lituaniens. Ce destin m'a permis de lutter contre les meurtriers de ma famille, les meurtriers de mon peuple ». Daniel Brook, « Double Genocide », dans: Slate, 26 juillet 2015. URL: https://slate.com/news-and-politics/2015/07/lithuania-and-nazis-the-country-wants-to -oublie-son-passe-collaborateur-en-accusant-les-partisans-juifs-de-crimes-de-guerre.html.

[7]Cité dans : Karel C. Berkhoff , Marco Carynnyk: « L'organisation des nationalistes ukrainiens et son attitude envers les Allemands et les Juifs: Iaroslav Stets'Ko's 1941 Zhyttiepys », dans: Harvard Ukrainian Studies, Vol. 23, n° 3/4 (décembre 1999), p. 153.

[8]Yitzhak Arad, L'Holocauste en Union soviétique, University of Nebraska Press 2009, p. 89.

[9]John-Paul Himka, « The Lviv Pogrom of 1941: The Germans, Ukrainian Nationalists, and the Carnival Crowd », in: Canadian Slavonic Papers, Vol. LIII, nos 2-3 – 4, juin-septembre-décembre 2011, pp. 209–243. L'essai est disponible en ligne: https://www.academia.edu/3181252/The_Lviv_Pogrom_of_1941_The_Germans_Ukrainian_Nationalists_and_the_Carnival_Crowd . Un seul article mineur de Himka, l'expert prééminent du nationalisme ukrainien, apparaît dans la bibliographie de Snyder pour Bloodlands.

[10]Cité dans: Karel C. Berkhoff , Marco Carynnyk: « L'organisation des nationalistes ukrainiens et son attitude envers les Allemands et les Juifs », p. 154.

[11]Arad, L'Holocauste en Union soviétique, p. 91.

[12]Timothy Snyder, La reconstruction des nations : Pologne, Ukraine, Lituanie, Biélorussie, 1569–1999, Yale Unviersity Press 2004, pp. 160, 162.

[13]Die Verfolgung und Ermordung der europäischen Juden durch das nationalsozialistische Deutschland, 1933-1945, Bd. 8, Sowjetunion mit annektierten Gebieten II Generalkommissariat Weißruthenien und Reichskommissariat Ukraine, De Gruyter : Oldenbourg 2016, p. 24.

[14]Peter Black, « Les fantassins de la solution finale: le camp d'entraînement de Trawniki et l'Opération Reinhard », dans: Holocaust and Genocide Studies, vol. 25, non. 1 (printemps 2011), p.1–99. Pour une raison quelconque, Snyder, même dans son édition de 2022, a décidé de ne pas citer cette version anglaise de l'essai de Black, mais une version beaucoup plus ancienne qui a été publiée en allemand et en polonais en 2004 et que Black a considérablement révisée dans son essai de 2011. Ses deux références au chapitre 8 à l'essai allemand contiennent toutes deux des erreurs.

[15]Ibid., p. 15.

[16]Ibid., p. 16.

[17]Idem.

[18]Ibid., p. 30.

[19]Ibid., p. 23.

[20]Ibid., p. 37.

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