Bloodlands de Timothy Snyder: de la propagande de droite déguisée en recherche historique – Conclusion

Des mensonges historiques au service de la réaction impérialiste

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Ceci est la cinquième et dernière partie d'une critique du livre Bloodlands de Timothy Snyder. Il y a aussi une chronologie d'accompagnement passant en revue le contexte historique critique.

Sauf indication contraire, toutes les références de page renvoient à Timothy Snyder, Bloodlands : Europe Between Hitler and Stalin , 2e édition, New York : Basic Books, 2022.

Il n’a été possible d’aborder, même dans le cadre d'un examen approfondi, qu’une partie des des falsifications, mensonges et déformations de l'histoire par Timothy Snyder. L'abondance des erreurs dans ses citations, les erreurs de traduction et la fausse représentation d’ouvrages d’historiens – tout cela suffirait à disqualifier n'importe quel chapitre de Bloodlands,même pour passer un cours de premier cycle.

Timothy Snyder et son livre Bloodlands. [Photo de Heinrich - Böll -Stiftung/WSWS / CC BY-SA 2.0 ] [Photo by Heinrich-Böll-Stiftung/WSWS / CC BY-SA 2.0]

La méthode employée par Snyder dans Bloodlands, dans la mesure où l'on peut parler de méthode, est celle d'un subjectivisme et d'un éclectisme effrénés: des faits sont introduits ou omis de manière totalement erratique, en fonction non pas du cours objectif des développements historiques mais des exigences de son «récit». Des pensées et des motifs sont attribués à des acteurs historiques sans aucun examen sérieux du contexte social et économique où s'inscrivent leurs décisions et leurs actes et le plus souvent sans appui documentaire. Des histoires d'horreur sur une période sans aucun doute horrible de l'histoire sont racontées avec jubilation et dans l'intention de choquer, de déranger et de confondre le lecteur, et non d'expliquer. Souvent, elles sont agrémentées de détails qui ne sont pas basés sur les faits historiques établis mais sur l'imagination de Snyder.

Timothy Snyder est coupable, selon les termes de Georg Friedrich Wilhelm Hegel, de

donner le droit d’entrée à toutes les chimères, sans valeur historique d’une vaine imagination. Et voilà l’autre manière d’atteindre le présent en histoire, en mettant des inventions subjectives à la place de données historiques – inventions qui passent pour d’autant plus excellentes qu’elles sont plus téméraires, c’est à dire qu’elles reposent davantage sur de mesquines circonstances sans importance et contredisent davantage ce qu’il y a en histoire de plus décisif. [1]

C'est là la méthode non d'un historien mais d'un propagandiste. En dépit des affirmations souvent excessives et erratiques il existe cependant une logique politique et historique objective dans les arguments avancés. Bloodlands est une œuvre de révisionnisme historique conscient et de droite. Son axe fondamental est la réhabilitation idéologique de la justification du fascisme proposée par Ernst Nolte, qu’il accompagne d’éléments clés de la propagande de l'extrême droite polonaise et ukrainienne. Sur la base d’attaques contre la Révolution d'octobre et l'Opposition de gauche, Snyder assimile faussement le stalinisme au communisme et au bolchevisme. Il entreprend ensuite de déformer la nature du stalinisme et de ses crimes, qu’il assimile non seulement à ceux du fascisme, mais déclare fréquemment avoir été encore pires.

Cet amalgame de déformations, d'omissions et d'invention pure et simple culmine dans un récit de la guerre des nazis contre l’Union soviétique et de l'Holocauste, où les crimes de la Wehrmacht et des alliés fascistes des nazis en Europe de l'Est sont systématiquement minimisés et relativisés.

Il n'y a pas un seul document historique récemment découvert que Snyder puisse citer pour étayer ses extraordinaires assertions. Quelles que soient ses affirmations grandiloquentes sur ses compétences «linguistiques» et la soi-disant «nature empirique» de son livre, rien n'indique qu'il se soit livré lui-même pour l’écrire à des recherches importantes. Son récit n'est pas basé sur les faits historiques mais en est une falsification.

Les livres auxquels Snyder fait référence pour «étayer» ses affirmations se répartissent en grande partie en deux catégories. Soit (1) ils proviennent de la droite politique et intellectuelle et de l'extrême droite et inspirent les principales affirmations de Snyder ; soit (2) ce sont des travaux légitimes d’historiens dont le contenu et les arguments sont ignorés, déformés ou rejetés par Snyder, sans que ses lecteurs soient jamais informés de ce que ces historiens ont réellement écrit. Ces déformations sont volontaires. Elles visent à réviser le bilan historique des crimes du stalinisme et du fascisme qui a été établi au cours des décennies et à légitimer les mensonges et la propagande de l'extrême droite allemande et est-européenne.

Timothy Snyder ne peut prétendre à l'ignorance. Il a étudié l'histoire de l'Europe de l'Est, en particulier de la Pologne et de l'Ukraine, pendant trois décennies. Il connaît bien la littérature clé sur les crimes du nazisme et de ses collaborateurs d'Europe de l'Est. En effet, c'est surtout par son travail sur l'UPA et son massacre de Polonais dans l'ouest de l'Ukraine que Snyder a établi son autorité dans le domaine des études d'Europe de l'Est.

Commentant le contenu politique essentiel de la relativisation par Ernst Nolte des crimes du fascisme dans les années 1980, l'historien britannique Richard J. Evans conclut :

… Nolte cherche à réhabiliter, ou du moins à excuser, les Allemands, les nazis, la bourgeoisie et le fascisme en général en décrivant la politique d'Hitler comme une réaction défensive à la menace soviétique et communiste. La violence, dit-il, vient toujours d'abord de la gauche. Le nazisme était fondamentalement une « réaction justifiée » au communisme ; il est juste allé trop loin. [2]

La même chose doit, en définitive, être conclue à propos du Bloodlands de Snyder. Par son récit, Snyder minimise et relativise non seulement les crimes de la bourgeoisie allemande mais aussi ceux de ses alliés fascistes et nationalistes d’Europe de l'Est et de l’ex-Union soviétique. C'est un récit qui vise, en fin de compte, à légitimer la tentative de la réaction nationaliste et fasciste visant la révolution socialiste d'Octobre 1917.

Les implications politiques et intellectuelles d'un tel effort réactionnaire sont des plus graves et des plus dangereuses. Le mensonge historique, comme le soulignait toujours Léon Trotsky, remplit une fonction politique et sociale bien définie. Les mensonges historiques de Bloodlands sont à présent cruciaux pour justifier idéologiquement d’abord le développement de forces fascistes, et ensuite la guerre impérialiste menée contre la Russie en Ukraine et plus généralement la marche vers une nouvelle guerre mondiale.

Il faut dire tout d’abord que Bloodlands, lors de sa première publication en 2010, a marqué une étape importante dans les efforts de la droite internationale pour minimiser et justifier les crimes du fascisme. La production et la diffusion de Bloodlands étaient sans aucun doute une entreprise bien planifiée et lourdement financée. Le livre a maintenant été traduit dans plus de 30 langues et a été, sans surprise, couronné de récompenses en Pologne et en Ukraine, mais aussi aux États-Unis, en Allemagne et dans de nombreux autres pays. Pour de bonnes raisons, il a été reconnu par les milieux réactionnaires comme une percée dans les efforts visant à réhabiliter et à donner une crédibilité universitaire aux mensonges historiques de l'extrême droite sur le XXe siècle.

Ainsi, le professeur d'extrême droite Jörg Baberowski de l'Université Humboldt de Berlin a accueilli avec enthousiasme la publication de Bloodlands, écrivant: « Il y a 20 ans, cela aurait été inimaginable: qu'un historien fasse le lien entre les excès meurtriers et les stratégies d'anéantissement des nationaux-socialistes et les actes sanglants des bolcheviks en un seul récit unique (Geschichte). »

Capture d'écran d'un article sur Jörg Baberowski sur le site fasciste américain Daily Stormer. [Photo : WSWS]

En février 2014, Baberowski déclarait: « Nolte a été victime d'une injustice. Historiquement parlant, il avait raison [...] Bien sûr, Hitler n'était pas indifférent à ce qu'il savait de la guerre civile russe et du stalinisme. Hitler n'était pas un psychopathe et il n'était pas cruel. […] Staline, d'autre part, fut ravi d'ajouter des noms et de signer les listes des personnes à exécuter. Il était cruel. C'était un psychopathe ». [3]

Il convient également de noter que Snyder intervient et écrit fréquemment pour la presse allemande, en particulier depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il y ridiculise l'Historikerstreit [la querelle des historiens]et exhorte la classe dirigeante allemande, qui s'est lancée dans le plus grand programme de réarmement depuis la chute du Troisième Reich, à intensifier encore plus sa participation à cette guerre impérialiste menée par procuration.

Ensuite, le livre et ses affirmations mensongères sur un prétendu « génocide soviétique » des Ukrainiens, de même que le blanchiment systématique du fascisme ukrainien, ont joué un rôle central dans la propagande de guerre de l'OTAN ; d'abord en ce qui concerne le coup d’État de l'extrême-droite soutenue par l'impérialisme à Kiev en 2014, et à présent dans la guerre impérialiste menée par procuration contre la Russie.

En 2014, commentant le rôle d'intellectuels comme Timothy Snyder dans l'avancement de la propagande impérialiste, David North tirait déjà la conclusion(article en anglais) que « dans l'ouvrage de Timothy Snyder, nous sommes confrontés à une tendance malsaine et dangereuse : l'effacement de la distinction entre écrire l'histoire et fabriquer de la propagande ».(italiques dans l'original)

Soldats du bataillon Azov avec le drapeau nazi. [Photo de Heltsumani / CC BY-SA 4.0 ] [Photo by Heltsumani / CC BY-SA 4.0]

Depuis les fils de discussion farouchement anti-russes et les assertions impressionnistes de «fascisme russe», aux tweets erratiques sur un prétendu «plan de la faim» de Poutine, en passant par l’obscurcissement du rôle de l'extrême droite en Ukraine aujourd'hui: la relativisation et minimisation des crimes du fascisme, en particulier de ceux de l'Organisation des nationalistes ukrainiens, est désormais le ciment idéologique de l'alliance qui unit en Ukraine l'appareil d'État américain et le Parti démocrate aux forces fascistes comme le bataillon Azov. La propagande de Snyder est imprimée ou relayée dans les principaux médias du Parti démocrate et promue à l’intention de millions de travailleurs par l'AFL-CIO, qui est profondément impliquée dans la campagne de guerre de l'impérialisme américain. La Fédération américaine des enseignants (AFT), en particulier, a fait la promotion de Snyder, qui s'est même adressé à son congrès de 2022.

Il faut dire clairement que Snyder, qui exploite délibérément son prestige de professeur d'histoire à l'Université de Yale, n'agit pas en tant qu'historien mais en tant que propagandiste de l'impérialisme américain.

Timothy Snyder s'adressant au Congrès de la Fédération américaine des enseignants en 2022. [Photo : WSWS]

Les historiens sérieux et consciencieux entendent leur travail à la fois comme fondamentalement scientifique et, le plus souvent, comme un défi au statu quo et aux pouvoirs en place. Les historiens de l'Allemagne nazie, de l'Union soviétique et de l'Europe de l'Est, en particulier, subissent fréquemment une pression importante de la part de la droite politique, qui va jusqu'aux menaces et même jusqu’aux attaques physiques. Ils doivent souvent consacrer un temps et des ressources considérables pour pouvoir accéder à d'importants documents d'archives contrôlés par l'État.

De nombreux ouvrages historiques pionniers sur les crimes du fascisme et du stalinisme, dont le livre précurseur de Raul Hilberg, The Destruction of European Jews[La destruction des Juifs européens], la première étude approfondie de l'Holocauste, ainsi que la première histoire de l'Opposition de gauche soviétique par Vadim Rogovin (pour ne citer que deux exemples) – ont été écrits à un coût personnel élevé, avec peu ou pas de récompenses matérielles et en opposition intellectuelle consciente au climat politique et culturel dominant.

Malgré les différences dans leurs perspectives politiques respectives, ces historiens étaient finalement motivés par la compréhension que l'histoire est une science qui a une fonction vitale dans le progrès de la société et pour empêcher la répétition des horreurs du passé.

Timothy Snyder représente quelque chose de très différent. C'est un « universitaire d'État » dont l’opinion politique et intellectuelle est avant tout marquée par le cynisme, l'opportunisme et le dévouement à l'État américain et à sa machine de guerre.

En effet, s'il y a eu une constante dans la carrière de Snyder au cours des trente dernières années, c'est son orientation vers l'appareil d'État américain et ses liens avec lui. Snyder a fait ses études de premier cycle pendant les dernières années de l'Union soviétique, à l'Université Brown où l'ambassadeur américain par intérim en Pologne Thomas W. Simons Jr, qui était profondément impliqué dans la restauration du capitalisme, lui a appris «à aimer l'entreprise de l'histoire ». [4]

Il a ensuite écrit sa thèse à l'Université d'Oxford – une étude du premier socialiste polonais Kazimierz Kelles-Krauz – sous la tutelle du tristement célèbre chercheur polonais anti-communiste et anti-marxiste Leszek Kołakowski. Son autre mentor à Oxford était Timothy Garton Ash, qui était sur le point de devenir l'un des porte-parole les plus importants de l'impérialisme britannique et américain et de leurs interventions en Europe de l'Est. Dans les années suivantes, Snyder continua de se livrer à des recherches sérieuses sur l'histoire de la Pologne et de l'Ukraine, mais il le fera toujours dans le cadre d'institutions et en collaboration avec des individus étroitement liés à l'État américain.

Depuis 1996, il est affilié à l'Institut des sciences de l'homme de Vienne, fondé par des intellectuels polonais anti-communistes au début des années 1980 avec le soutien financier des États-Unis. (Ce même institut est devenu un nœud central de mise en rapport des intellectuels de droite en Europe centrale et orientale. En 2021, il a proposé un poste d’enseignant-chercheur à l'ancienne attachée de presse du bataillon néonazi Azov, Olena Semenyaka)

En 1997, Snyder a reçu une bourse de l'Institut Olin d'études stratégiques de l'Université de Harvard pour travailler sur son livre, Reconstruction of Nations. L'Institut est l'une des nombreuses « antennes de recherche » du Département d'État et de la CIA dans les institutions universitaires américaines. Ses bourses postes-doctorales sont attribuées à des personnes qui mènent des travaux «dans le vaste domaine de la sécurité et des affaires stratégiques», en particulier «sur les causes et la conduite de la guerre, la stratégie et l'histoire militaires, la politique et les institutions de défense, les relations civiles-militaires et les moyens par lesquels les États-Unis et d'autres sociétés peuvent assurer leur sécurité dans un monde dangereux ».

Durant l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est, de la fin des années 1990 au début des années 2000, le travail de Snyder était axé sur l'analyse des forces impliquées dans la soi-disant alliance ‘Intermarium’ des années 1920 et 1930. Dirigé par le dictateur nationaliste polonais Józef Piłsudski, l'Intermarium était censé s'étendre de la Baltique à la région de la mer Noire et fonctionner comme un rempart de l'impérialisme dans la région. Sa principale cible était l'Union soviétique, et sa principale stratégie pour saper l'URSS était la promotion des forces ultra-nationalistes qui avaient combattu les bolcheviks pendant la guerre civile. Les livres de Snyder, Reconstruction of Nations (2004) et Sketches from a Secret War (2007), sont tous deux consacrés à retracer l'histoire de ces opérations des années 1920 et 1930 en Pologne et en Ukraine, ainsi que la façon dont elles ont été relancées lorsque la bureaucratie prit la décision de restaurer le capitalisme à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Sa fascination affichée pour les services de renseignement, les intellectuels intégrés à l'État et le nationalisme extrême l'a également amené à écrire un livre sur l'un des derniers princes de la famille des Habsbourg, qui, poussé par la haine du socialisme, est devenu, selon les propres mots de Snyder, un «fasciste aristocratique». Le prince Habsbourg devint un admirateur d'Hitler et fervent partisan de l'OUN et de l'UPA, avant de finir par s’empêtrer dans le monde des services secrets américains et britanniques.[5](En janvier 2022, Snyder a présenté ce « fasciste aristocratique » sur son blog comme un exemple à suivre par les gens qui « soutiennent l’Ukraine » aujourd'hui.)

Mais même en 2010, juste avant l’apparition de Bloodlands, Snyder a encore écrit un essai pour la New York Review of Books sonnant l'alarme sur la glorification éhontée du leader de l'OUN Stepan Bandera en Ukraine. [6] Avec Bloodlands, il a définitivement jeté par-dessus bord toutes ses recherches précédentes et, faut-il ajouter, ses références en tant qu'historien. Dans la mesure où il y a une continuité avec ses écrits précédents, c'est son obsession pour les régions qui faisaient partie de la stratégie de l’‘Intermarium’ et coïncident largement avec ses « Bloodlands » conçus par ailleurs de façon arbitraire. Tout dans ce livre indique que ses objectifs politiques et ses assertions historiques ont été définis avant que les « sources » ne soient ajoutées pour les « corroborer ».

En effet, les erreurs sont si criantes et les efforts pour réhabiliter la thèse de Nolte et d'autres revendications de l'extrême droite est-européenne si flagrants, qu'ils auraient dû suffire à détruire la réputation d'historien de Timothy Snyder. Pourtant, ce n'est pas le cas.

Certes, plusieurs historiens importants, notamment Omer Bartov, Richard J. Evans et Jürgen Zarusky, ont publié des critiques cinglantes, voire dévastatrices, rejetant notamment la minimisation par Snyder des collaborateurs fascistes des nazis en Europe de l'Est et sa banalisation de la Guerre des nazis contre l'Union soviétique.[7]Il est cependant frappant que même eux aient à peine contesté ses attaques incohérentes de la Révolution d'Octobre, acceptant effectivement la fausse assimilation du stalinisme au communisme. Personne non plus n'a franchement abordé la réhabilitation d'Ernst Nolte et d'autres tendances du révisionnisme historique de droite qui sont clairement au cœur de Bloodlands. La réédition de Bloodlands au milieu de la guerre impérialiste par procuration menée contre la Russie en Ukraine a été accueillie par un silence quasi assourdissant.

Une grande partie de ce silence peut sans aucun doute s'expliquer par la complaisance intellectuelle et même la lâcheté. Les tentacules financières et politiques de l'État n'ont laissé dans les échelons supérieurs du monde universitaire que peu de gens indemnes. Et puis, il y a la peur pour ce qu'une couche de la classe moyenne supérieure en est venue à considérer plus que tout: la propre carrière.

Mais tout le monde n'est pas motivé par l'intérêt égoïste ou l'indifférence à la vérité historique. En fait, la recherche historique a fait ces dernières décennies des progrès importants dans l'étude des crimes du nazisme et même du stalinisme. Comme on l'a souligné dans cette critique, un objectif central du livre de Snyder est de falsifier, discréditer et saper cette recherche. Pourtant, même parmi les historiens dont Snyder a attaqué et déformé le travail, la plupart sont, du moins jusqu'à présent, restés silencieux.

En fin de compte, le phénomène Bloodlands ne peut être compris que comme le produit intellectuel malsain de la destruction de l'Union soviétique et de la restauration par les bureaucraties staliniennes du capitalisme dans toute l'Europe de l'Est, ainsi que de la période de réaction impérialiste qui a suivi.

Les intellectuels bourgeois ont répondu à l'effondrement du stalinisme en proclamant « la fin de l'histoire ». Une large couche de l'ex-gauche petite-bourgeoise qui, d'une manière ou d'une autre, s'était orientée vers les bureaucraties staliniennes a utilisé l'effondrement du stalinisme pour déclarer la « fin du socialisme » et pour abandonner toute association avec la lutte pour le progrès de façon plus générale.

Ce virage politique à droite a trouvé son expression idéologique dans la domination du post-modernisme et son rejet de la vérité historique et de la science. Pendant des décennies, les tendances dominantes dans les universités furent principalement façonnées par l'anti-marxisme, l'irrationalisme et la promotion de la race et d'autres formes de politique d’identité. Il convient de souligner que Snyder lui-même, même en s'engageant dans la réhabilitation de Nolte et du fascisme ukrainien, a été un champion de la politique d’identité, y compris des falsifications raciales de l'histoire par le projet 1619 du New York Times .

À la base de ces changements politiques et idéologiques il y avait des évolutions fondamentales des classes sociales. Alors que la classe ouvrière était appauvrie au cours d'un assaut de plusieurs décennies lancé par la bourgeoisie contre son niveau de vie, et alors que l'impérialisme américain s'engageait dans des guerres d'agression criminelles sans fin, des couches de la classe moyenne, en particulier celles officiellement associées à la « gauche », purent faire des carrières lucratives dans le milieu universitaire en cultivant des liens avec la classe dirigeante et en s'intégrant à l'appareil d'État.

Dans ce climat, même les historiens qui se sont livrés à des recherches sérieuses se sont largement retrouvés dans leur travail sans axe ni orientation sociale ou politique.

Le fait qu'un livre comme Bloodlands puisse couver dans le milieu universitaire et le public pendant plus d'une décennie est un avertissement sérieux et témoigne du besoin urgent d'une profonde réorientation politique et sociale. Ce sont les principes fondamentaux et les conquêtes du progrès historique et des sciences qui sont en jeu.

Les mensonges historiques et les falsifications de Bloodlands ne font pas seulement partie intégrante de la réhabilitation du fascisme et des préparatifs d'une nouvelle guerre mondiale impérialiste. Ils constituent également une atteinte fondamentale à la conscience historique et au concept même d'histoire en tant que science.

Le développement de l'histoire en tant que science a été l'une des grandes avancées intellectuelles de l'humanité dans les 250 dernières années. Ses fondations ont été posées principalement au siècle des Lumières. Si, auparavant, il n'y avait pas de frontière claire entre écrire une histoire et écrire l'histoire (tous deux sont appelés « Geschichte » en allemand), l'écriture de l'histoire est devenue, à travers le développement de la recherche empirique, y compris des statistiques et de l'analyse de documents historiques, plus que la simple écriture d'une histoire. Elle s’est fondée sur des preuves vérifiables et objectives et a pu être ainsi développée et, si nécessaire, révisée et corrigée.

L'élaboration du matérialisme historique au milieu du XIXe siècle par Marx et Engels représenta une avancée qualitative par rapport à l'approche empiriste de l'histoire défendue par les grands historiens de la première période bourgeoise. Les faits historiques pouvaient désormais non seulement être établis et étudiés par des historiens. Il est encore devenu possible de révéler la logique interne et les lois objectives qui régissent la lutte des classes. De plus, contrairement à une approche empiriste de l'histoire, le matérialisme historique permet d'analyser et de comprendre l'interaction complexe du « subjectif » – décisions et actions d'individus, de tendances politiques et de classes entières – et de « l'objectif » – les développements économiques, sociaux et politiques plus larges.

Le marxisme s’efforce toujours de découvrir, selon les mots célèbres d'Engels, « les motifs derrière les motifs », c'est-à-dire les tendances objectives qui se cachent derrière les actions et les décisions des personnages historiques et même des classes. Mais en même temps, cela rend aussi possible, et en fait cela exige, une compréhension de l'impact des programmes, des partis et des individus comme les représentants de forces de classe spécifiques engagées dans la lutte, sur le cours du développement historique. Sans une telle approche, il est pratiquement impossible d'apprécier pleinement la dynamique complexe de la lutte des classes, la révolution sociale au XXe siècle et l'émergence de phénomènes tels que le stalinisme.

Cette approche ne s'oppose nullement à l'objectivité historique. Au contraire. Dans son livre encore inégalé, Histoire de la Révolution russe, Léon Trotsky décrit ainsi les tâches de l'objectivité historique:

Le lecteur sérieux et doué de sens critique n'a pas besoin d'une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l'esprit conciliateur, saturée d'une bonne dose de poison, d'un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s'appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu'il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l'objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l'historien – dont celui-ci donne, d'ailleurs, la garantie – mais par la révélation de la loi intime du processus historique.[8]

En fin de compte cependant, quelles que soient la méthode particulière et les perspectives politiques d'un historien, doivent s'appliquer les normes scientifiques élaborées au cours des plus de 200 ans d'histoire de cette discipline. Toute étude historique digne de ce nom doit finalement être mesurée par l’étendue dans laquelle elle enrichit notre compréhension tant des faits de l’histoire que des lois qui sous-tendent son développement. Les sources et les faits doivent être correctement indiqués et vérifiables, la recherche qui a précédé doit être dûment prise en compte et les historiens doivent, par leurs propres recherches, œuvrer à approfondir notre compréhension du Quoi,duComment et duPourquoide l’histoire. Bloodlands est un assaut lancé contre tous ces principes fondamentaux de la recherche historique et de la science, et une parodie de ceux-ci.

Il convient de noter qu'avant 1991, même les historiens anti-communistes, aussi hostiles qu'ils fussent au marxisme, ont cherché à établir la dynamique sociale, politique et économique plus large ayant conduit à la Révolution russe et à son déroulement par la suite. Mais après 1991, le ton changea radicalement dans le milieu universitaire. Des professeurs de certaines des universités les plus en vue – comme Richard Pipes à l'Université de Harvard, Ian Thatcher et Geoffrey Swain à l'Université de Glasgow et Robert Service à l'Université d'Oxford – se sont livrés à des attaques grossières d'abord de la Révolution d'octobre puis, de plus en plus, de la figure de Léon Trotsky. Dans l'école post-soviétique de falsification historique, on a donné dans les milieux universitaires, comme à une partie « légitime » du « discours », droit de cité à un mélange toxique d'anti-communisme et de mensonges et calomnies anciens visant Trotsky et l'Opposition de gauche et provenant de la bureaucratie stalinienne.

À quelques honorables exceptions près, la réponse écrasante des universitaires aux critiques dévastatrices de David North à l'encontre des historiens qui avaient ouvertement attaqué et falsifié la Révolution d'octobre et surtout la vie et l'œuvre de Léon Trotsky, fut dans la plupart des cas, l'indifférence et le silence.[9]Cette acceptation de mensonges historiques flagrants, avancés au service d'intérêts politiques, a créé un dangereux précédent de complaisance face aux attaques menées contre la vérité historique. À présent, avec Snyder et Baberowski, cette école de falsification historique post-soviétique s'est métastasée en un effort à part entière pour réhabiliter le fascisme. Mais leurs efforts échoueront.

La période de réaction sociale et politique qui a permis la domination temporaire du mensonge historique dans la vie sociale, politique et culturelle est révolue. Les tendances vénéneuses et réactionnaires du post-modernisme, de la politique d’identité et de la réhabilitation du fascisme sont vouées à être remises en question et sapées par le développement explosif émergent de la lutte des classes. L'éruption d'une confrontation ouverte des puissances impérialistes avec la Russie en Ukraine marque non seulement le chapitre d'ouverture d'une nouvelle conflagration mondiale, mais aussi d'une nouvelle étape dans le développement de la révolution socialiste mondiale.

Le retour de la classe ouvrière internationale sur la scène de l'histoire créera les conditions objectives pour le nettoyage de l'air désespérément nécessaire de la saleté idéologique et des mensonges historiques empoisonnés promus par Snyder et ses semblables. Mais ce processus attendu depuis longtemps nécessite encore un effort conscient. Il est grand temps que les historiens sérieux, les jeunes et les étudiants rejettent les mensonges historiques et l'assaut mené contre l'histoire que le livre de Snyder représente, et qu’ils se battent pour la défense de la vérité historique sur les expériences les plus cruciales de l'humanité.

Cette entreprise nécessite qu’on fasse rendre des comptes aux tendances politiques et idéologiques qui ont dominé le milieu universitaire ces dernières décennies. Cela exige avant tout de se tourner vers une étude sérieuse de l'histoire du mouvement marxiste révolutionnaire et de la classe ouvrière, la base sociale et politique de la lutte contre la guerre impérialiste et pour le progrès social.

Fin

Notes

[1]G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, Introduction (L’histoire réfléchie), p.21, Librairie philosophique J. Vrin, Paris 1979.

[2]Richard J. Evans, In Hitler's Shadow: West German Historians and the Attempt to Escape the Nazi Past, New York, NY: Pantheon 1989, p. 29. 

[3]Jörg Baberowski “Hitler und Stalin: In verwüstetem Land.” Zeit Online, 26 juillet 2011. http://www.zeit.de/2011/29/L-Snyder-Bloodlands. Les citations de Baberowski sont de Dirk Kurbjuweit, “Culpability Question Divides Historians Today,” Spiegel Online, 14 février 2014 : https://www.spiegel.de/international/world/questions-of-culpability-in-wwi-still-divide-german-historians-a-953173.html. Pour un examen approfondi des mensonges historiques de Jörg Baberowski, voir: Christoph Vandreier, “Jörg Baberowski’s falsification of history,” World Socialist Web Site, 5 décembre 2016 : https://www.wsws.org/en/articles/2016/12/05/sowj-d05.html.

[4]Timothy Snyder, Nationalism, Marxism and Modern Central Europe, A Biography of Kazimierz Kelles-Krauz (1872-1905), Harvard Papers dans Ukrainian Studies 2017, p. xv.

[5] Timothy Snyder, Red Prince: The Secret Life of a Habsburg Archduke, Vintage 2009. 

[6]Timothy Snyder, “A fascist hero in democratic Ukraine,” New York Review of Books, February 24, 2010. URL: https://www.nybooks.com/daily/2010/02/24/a-fascist-hero-in-democratic-kiev/.

[7] Parmi les critiques les plus sérieuses et les plus dévastatrices de Bloodlands il y a : Jürgen Zarusky, « Timothy Snyders „Bloodlands,“ Kritische Anmerkungen zur Konstruktion einer Geschichtslandschaft », dans: Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte Jahrgang 60 (2012), Heft 1, pp. 1-31 ; accessible en ligne ici. Omer Bartov, « Bloodlands: Europe between Hitler and Stalin. By Timothy Snyder, » dans: Slavic Review, Vol. 70, Issue 2, Summer 2011, pp. 424-428. Richard J. Evans, « Who Remembers the Poles? » dans: London Review of Books, Vol. 32, No. 21, 4 novembre 2010.  

[8]Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe, préface: https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrr00.htm

[9] Une exception notable à ce silence fut la protestation de quatorze historiens allemands contre l’édition allemande de la biographie de Trotsky par Robert Service, sur la base de la critique of David North. Voir: “Letter from historians to German publisher Suhrkamp on Robert Service’s biography of Trotsky,” World Socialist Web Site, 23 novembre 2011, https://www.wsws.org/en/articles/2011/11/lett-n23.html. Les plus importants documents de cette lutte sont In Defense of Leon Trotsky (Mehring Books, 2013) et The Russian Revolution and the Unfinished Twentieth Century (Mehring Books, 2014), tous deux de David North, de même que les volumes sur l’histoire de l’Opposition de Gauche et la Terreur stalinienne, de Vadim Rogovine.

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